samedi 9 août 2014

Le juge et l'assassin: un discours de lutte des classes!

Bonjour à tous,

en 1976, Bertrand Tavernier réalisait Le juge et l'assassin, retrouvant son acteur fétiche Philippe Noiret et donnant à Michel Galabru certainement son premier grand rôle au cinéma, rôle qui lui valut d'avoir le César en 1977 devant Alain Delon pour Monsieur Klein, ce qui n'était tout de même pas rien!

L'action se passe donc en 1893 quand un vétéran, un certain Bouvier, incarné donc par Galabru, est éconduit par une femme. Après l'avoir tué, il se suicide mais se rate. Il est arrêté, interné puis s'échappe et devient alors ce qu'on appelle aujourd'hui un tueur en série.

Le film de Tavernier ne vaut pas tant pour cette histoire de criminel qui sert en fait de prétexte au réalisateur pour faire un point historique sur la situation de la République en pleine affaire Dreyfus, point dont le spectateur ne peut pas voir selon un autre angle, celui de la situation économique et sociale française de ces années post 68 et de début de crise économique remettant en cause le modèle français.


BANDE ANNONCE:




Une justice bien malade
Le juge Rousseau qu'incarne Noiret semble à la fois extrêmement tenace mais également peu scrupuleux de la loi. Si l'ordre l'intéresse, c'est celui qui lui permet son ascension sociale, le procureur lui prédit la légion d'honneur s'il arrête Bouvier, et pas la sécurité des citoyens. Ainsi se moque-t-il du secret de l'instruction ou la présomption d'innocence. Le procureur, merveilleusement joué par Jean-Claude Brialy, tempère le juge pour qu'il ne fasse pas de vague afin de ne pas nourrir l'opinion publique de ressentiments contre une justice qui s'en prendrait aux petits. Cette justice, inféodée au pouvoir exécutif, veut éviter que le désordre créé par l'anarchisme de Bouvier rassemble tous ceux qui pourraient contester le pouvoir et le gouvernement.
Pourtant, malgré l'arrestation de Bouvier, malgré son  exécution, le juge est attaqué dans ses méthodes.
Bouvier hurle son irresponsabilité et incrimine celui qui l'a laissé sortir de l'asile après son premier meurtre: le médecin.
Le juge comprend alors que Bouvier veut jouer avec l'opinion publique par presse interposée. Pour le juge, salir la Justice de la République, c'est salir la France.
Cette affaire a bien des points communs avec une affaire bien contemporaine du film. En effet, s'il est une critique forte dans cette Vème République, c'est la situation de subordination de la Justice vis-à-vis du pouvoir exécutif. L'idée d'ennemi public est largement présente dans l'esprit des Français de 1976 avec Jacques Mesrine, dont le parcours de criminel était régulièrement repris par la presse nationale et dont l'arrestation en 1973 avait été déjà une sorte d'affaire d'État et l'emprisonnement qui avait suivi pouvait sembler davantage à une mesure d'exception qu'à une mesure de justice.
Plus étonnant est l'aveu fait par Bouvier revendiquant un crime d'enfant entraînant une action lourde de recherche du corps de la victime. A posteriori, cet aveu ressemble à celui qui avait été fait lors d'une autre affaire judiciaire célèbre, celle d'Outreau, plus de 25 ans après la sortie du film! Vu aujourd'hui, le dysfonctionnement de la justice révélé par la presse dans le film ne manque pas de sel, comme si le message de Tavernier, ou plutôt sa critique, était toujours d'actualité (si on part du principe que l'affaire d'Outreau serait celle d'une erreur judiciaire, ce que des journalistes contestent dans des livres ou dans un documentaire, Outreau, l'autre vérité).

Une société marquée par l'antisémitisme
L'omniprésence des signes chrétiens de cette République montre le poids de l'Église sur le pays. Bouvier se trouve à Lourdes, puis, juste après le générique, un gros plan sur une croix insiste sur la place du christianisme dans la société. Peu de séquences sont dépourvues de symboles de cette religion dominante ou n'évoquent sa supériorité ou sa primauté. Même Bouvier assure qu'il ne répond qu'à une seule autorité, celle de Dieu.
Mais ce christianisme n'est pas présenté seulement par la foi qu'il défend. Il est montré comme base de l'ordre social et sociétal. En dehors de lui sont les ennemis du pays. Les francs-maçons, bien sûr. Mais d'abord et surtout les Juifs. Au tout début du film, Tavernier prend le soin de mettre en avant une affiche promouvant La Croix, "le journal le plus anti-juif de France". Un sermon de prêtre s'en prend à l'école laïque de la République, accusant l'école sans Dieu donnant des livres de Communards, de Hugo, Zola ou Valles.
Ce positionnement qui pourrait être jugé intégriste aujourd'hui correspond tout de même à une réalité de 1976 puisque cette période coïncide avec le mouvement mené par Monseigneur Lefèbvre et dénonçant les actes du concile Vatican II. Mouvement intégriste et conservateur, le spectateur du film de Tavernier ne peut ignorer la correspondance entre les discours du prêtre du film et ceux de Monseigneur Lefèbvre.
Le fait que les élites du film soit toutes anti-dreyfusardes (un colonel prétend s'asseoir sur le "pot de chambre" qu'est Zola après son article de L'aurore - le fameux "J'accuse") témoigne d'une République marquée par une sorte de tache originelle, un antisémitisme peu en rapport avec le premier article de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ni même celui reconnaissant le droit d'exercer sa religion. Un passage du film montre d'ailleurs que la soupe populaire n'est servie qu'à ceux signant un texte contre Dreyfus. Nous ne sommes pas loin de la préférence nationale que déjà certains évoquent en ce début de crise économique des années 1970.

Une société coloniale
Cet antisémitisme est contextualisé par Tavernier par l'évocation régulière de l'empire colonial que possède la France. Par exemple, le procureur a servi en Indochine, d'où il a ramené un domestique.
Lors du séjour de Bouvier à l'asile, le directeur annonce la prise de Tombouctou.
C'est donc une France qui s'étend au-delà des mers, encore en conquête et qui établit son ordre et ses valeurs dans le monde entier, qui est celle présentée dans le film. Une France qui aménage son territoire, avec notamment le développement du réseau électrique. Une France qui administre ses territoires ultramarins à l'identique de la métropole.
Ce colonialisme s'accompagne donc d'une domination des populations vouées à travailler pour une misère et pour l'enrichissement des élites. En 1976, malgré la décolonisation, la situation de bien des pays d'Afrique ou d'Asie ayant des ressources naturelles exploitables n'a pas bien changé. Et le néo-colonialisme perdure. Sans compter sur l'arrivée d'immigrés des anciennes colonies travaillant dans les métiers les plus dévalorisés, d'éboueurs à ouvriers de chantier.
Cette société coloniale se retrouve de fait dans la France elle-même. Le juge se comporte ainsi comme un colon qui soumettrait ses employés et qui en jouirait selon son bon vouloir. Ainsi, le personnage d'Isabelle Huppert, Rose, n'est pas bien différent de celui du domestique du procureur. Ce dernier use de son serviteur pour d'autres tâches que celles domestiques. Il en est de même pour le juge Rousseau qui permet à Rose d'avoir une vie meilleure que d'autres femmes de sa condition mais en lui enlevant tout droit de revendication sociale.
Quand Rose rappelle les conditions inhumaines de travail des femmes dans les usines pour un salaire de misère, son juge se moque vertement de ses critiques de la société capitaliste.
"Fabriqueuse, pour beaucoup, ça veut dire Putain.
"Non, ça veut dire ouvrière, des ouvrières qui travaillent 12 heures par jour pour 2 francs par jour et 7 jours par semaine"
"Ma pauvre Rose, il était temps que je te tire de là."

Il faut dire que sa République n'est pas celle de Rose. Lui accuse Robespierre d'être le plus grand assassin que la France ait connu!
Une fois encore, les revendications de Rose trouvent un écho auprès des spectateurs d'autant plus que les partis de gauche sont de plus en plus puissants depuis l'union de la gauche suite à l'élection présidentielle de 1974 perdue de peu par François Mitterrand, socialiste, face au libéral Valéry Giscard d'Estaing. Les revendications et les grèves sociales sont nombreuses et réclament davantage de salaire et une réduction du temps de travail. Le discours social du film trouve donc un écho en 1976, d'autant que le discours de Rose peut paraître bien élaboré pour une simple domestique de cette fin du XIXème siècle.

Un discours d'ultra-gauche?
Le film se conclut en dehors finalement de l'affaire Bouvier. Une manifestation aux accents socialistes - socialisme du XIXème siècle s'entend - couvert par le drapeau rouge vient contester le pouvoir, tous les pouvoirs exerçant une oppression sur le peuple au profit d'une élite. Cette séquence renvoie bien évidemment aux barricades de la Commune, avec un appel à toutes les composantes du peuple contre ceux exerçant le pouvoir. Ainsi les soldats sont appelés à suivre la manifestation, tout comme les Communards en appelaient les soldats à les rejoindre plutôt qu'à suivre la République de Versailles.
Cette vision de l'Histoire oppose deux visions de la République et de la démocratie, celle de la Commune, plus égalitaire, plus romantique aussi, et celle de la IIIème République bourgeoise et libérale. Pour asséner avec plus de force encore ce message et cette morale (ou théorie), Tavernier clôt le film par des cartons forts:
"Entre 1893 et 1898, le sergent Joseph Bouvier tua 12 enfants."
"Durant la même période, plus de 2500 enfants de moins de quinze ans périrent dans les mines et les usines à soie, assassinés!"

Le propos est sans nuance. En comparant les morts de Bouvier à ceux des usines, Tavernier en vient à la fois à minimiser les crimes de Bouvier et à condamner le capitalisme. Un tel discours ne peut s'inscrire que dans une période durant laquelle le capitalisme est sur le banc des accusés puisque exploitant les plus faibles, premières victimes en cas de crise économique. Mais le discours n'en était pas moins simpliste puisque comparant des morts de natures différentes. Celles causées par Bouvier ont toujours été considérées comme des crimes, que ce soit par les élites ou le peuple. Celles des usines étaient une situation acceptée socialement car les dirigeants d'usine n'avaient pour objectif de tuer! Ces morts d'usine ne pourraient être comparées qu'à celles dues à un autre système économique.
Ce discours simpliste ne remet en rien en cause la qualité cinématographique du film. Mais il le date indubitablement. Cédric Klapisch dans Ma part du gâteau (voir à ce sujet mon article sur ce film Ma part du gâteau: à mort les traders) usa de ce même manichéisme et simplisme. Son discours était encore plus caricatural puisqu'il en venait à légitimer le lynchage d'un trader! À ce titre, le cinéma américain a souvent été plus fort et plus juste dans la critique de systèmes économiques amenant à des crises majeures.

Mais pour en finir avec Le juge et l'assassin, il y a quelque chose d'assez étrange dans ce film car, même si son discours correspond clairement aux mouvements d'idées de gauche des années 1970, il trouve une certaine résonance avec la situation sociale et sociétale actuelle, avec les mêmes questions vis-à-vis des relations Justice-exécutif, la même idée d'une classe sociale subissant la crise économique tandis que les élites semblent ne pas être touchées, des questions de religion au cœur d'une République laïque, la montée de revendications d'ultra gauche et de réactions anti-républicaines... Finalement plus contemporain que ce qu'il n'y paraît ce film!

À très bientôt
Lionel Lacour



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire