Bonjour à tous
en 1989, tandis que la France allait célébrer le bicentenaire de la Révolution française, Bertrand Tavernier s'attaquait pour la première fois à la Grande Guerre (il y reviendra quelques années après avec Capitaine Conan) dans La vie et rien d'autre, les deux d'ailleurs scénarisés par Jean Cosmos. Mais son film ne retrace pas les moments glorieux du conflit mais les conséquences de cette boucherie industrielle. En commençant l'action en 1920, la question qui se pose n'est donc pas le suspense sur la victoire ou sur une attaque de tranchée quelconque mais sur ce qu'est la France au lendemain du conflit le plus meurtrier qu'elle ait connu alors. Et si le film évoque les morts, les centaines de milliers de morts, Tavernier insiste en fait davantage sur la place des vivants, de tous les vivants. L'angle est original et quand la France s'apprête à célébrer l'abolition des privilèges et la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, le réalisateur lui plonge sa caméra dans une autre mythologie de la République triomphante, le soldat inconnu, en écornant au passage tous les profiteurs de guerre.
Bande annonce:
La Grande guerre: une question démographique
Une des grandes questions évoquées tout du long du film est le nombre de morts causés par le conflit, et pas seulement à Verdun. Le commandant Delaplane (Philippe Noiret) a pour mission de comptabiliser les morts, disparus ou soldat ayant perdu la raison du côté français. Mais là où l'état-major attend visiblement un travail pour le principe, la commandant va lui être des plus scrupuleux, cherchant à identifier tous les corps qui lui sont amenés afin d'en informer les familles. Par cette opération, il constate alors que les chiffres donnés par les officiels sont très sous-estimés et ce de plusieurs centaines de milliers. Si bien que cette guerre devient, et cela est dit dans le film, plus tueuse que toutes les guerres napoléoniennes et au delà encore.
Ces questions démographiques sont évoquées également au-delà des statistiques des pertes humaines. En montrant ce que deviennent les femmes à la recherche de leur mari ou fiancé, Tavernier montre aussi combien ces quatre années de guerres ont créé un déséquilibre de la pyramide des âges, les femmes se retrouvant en sur-nombre par rapport aux hommes revenus du front. Ce traumatisme entraîne d'ailleurs et aussi des comportements nouveaux, où des hommes profitent de la situation pour consoler les veuves en puissance.
Mais la guerre n'a pas fini de tuer et ce sont encore d'autres morts qu'il faut compter lorsqu'il fallut déminer ou déblayer les champs de combat. Les explosions de obus perdus ou des gaz sous pression dans les tunnels sont autant de morts causées par la guerre mais qui ne seront pas inclus dans les statistiques du conflit.
C'est enfin les conséquences sur les corps des soldats survivants dont beaucoup se retrouvent amputés ou défigurés. Tavernier évoque les gueules cassées par l'intermédiaire de Delaplane qui suggère à une femme d'abandonner l'idée de retrouver son fiancé de peur que son corps et son visage ne soient entièrement martyrisés. Mais Tavernier ne va pas jusqu'à montrer ce à quoi peuvent ressembler de tels visages.
De ces conséquences humaines, Tavernier donne quelques éléments d'adaptation à la situation nouvelle. Et notamment en la personne de quelques profiteurs de misère humaine, certains se faisant payer grassement pour s'occuper de retrouver les disparus des familles puis de s'occuper de tout ensuite, et notamment en ce qui concerne la partie administrative.
Les vivants et les morts
Le film décrit un territoire formant une sorte de France en miniature, avec toutes les strates de la société, du politique à l'économique en passant par le militaire. Et ce qui est décrit détone drôlement avec le récit de la victoire. Honorer les morts français pose des questions qui implique tous les vivants et procure bien des soucis.
Il y a le besoin d'abord de leur donner une sépulture digne. Et là se pose la question des cercueil et de leur qualité. Une séquence témoigne de ce marché particulièrement florissant puisque le chauffeur d'Irène de Courtil (Sabine Azema), veuve d'un fils de préfet en recherche de son mari, reconnaît un cercueil exposé et critique la qualité médiocre de sa réalisation.
Il y a ensuite la volonté de chaque village d'édifier un monument aux morts. Un sculpteur évoque alors l'argent qui va être gagné par la construction de ces sculptures. Une vraie industrie mémorielle est mise en place, y compris pour les communes n'ayant pas eu "la chance" d'avoir des pertes. Une scène cocasse montre même des élus réclamer la récupération d'une maison dont les hommes sont morts à la guerre afin que leur village puisse se targuer aussi d'avoir eu des héros afin de ne pas passer pour une commune de lâches.
C'est encore par les médailles qui récompensent les survivants de la guerre que le gouvernement de la République honore ces hommes. Mais ces décorations alignées sur le plastron des vestes d'uniforme sont autant de rappels de la guerre et du fait que les médaillés sont des chanceux avant même que d'être des héros.
Il y a enfin, en fil rouge du film, ce souhait de l'État de choisir un soldat inconnu et donc anonyme, représentant à lui seul l'engagement
de tous les Français dont beaucoup sont morts pour défendre la République. La séquence de désignation du soldat inconnu par une cérémonie à Verdun et à laquelle assiste le ministre de la guerre et des pensions André Maginot est historiquement authentique. Mais elle a aussi le mérite de rappeler aux spectateurs que cette guerre allait être suivie d'une autre puisque Maginot était à l'origine d'une ligne de fortification portant son nom, positionnée sur la frontière séparant la France de l'Allemagne, avec l'efficacité que les spectateurs ne pouvaient ignorer!
Cette quête d'un soldat inconnu s'oppose de fait à la mission assignée à Delaplane qui doit justement identifier les soldats inconnus!
Le poids des morts apparaît donc doublement, dans le déficit démographique d'une part, et dans la manière que les vivants ont de vouloir les honorer, soit par amour, soit par compassion, soit par justification politique de quatre années de boucherie. La recherche du soldat inconnu montre d'ailleurs que ces massacres n'ont pas d'identité nationale car il est bien difficile de trouver un soldat mort dont on ignorerait tout sans risquer qu'il soit américain, allemands, ou pire, "nègre"!
Mais c'est finalement dans les décors du film que le lien entre vivants et morts est parfois le plus fort. Comme dans de nombreux autres films sur ce conflit mondial, Tavernier tourne des plans sur les ruines des villes ou villages. Mais à la différence près que ces ruines servent désormais de décor non pour des batailles mais pour la vie civile. Les anciens habitants, les militaires et l'administration ont réinvesti ces ensembles dévastés, sans vie, renforçant l'idée que c'est bien la société qui est en ruine et pas seulement les bâtiments.
"Il faut que tout change pour que rien ne change"
Une des plus célèbres répliques du Guépard de Visconti convient tout à fait au tableau que brosse Tavernier de la France de la Première guerre mondiale et des temps qui suivirent.
Certes, le conflit a envoyé des millions de Français au front et a entraîné des modifications sociétales majeures. Des femmes ont remplacé les instituteurs dans les écoles, d'autres ont travaillé dans les champs. Les presque 2 millions de morts et les blessés de la guerre vont changer de manière durable la sociologie du pays. Enfin, la guerre a mis en avant les valeurs de la République contre celles de l'Empire germanique et la victoire finale a permis à la France de récupérer les territoires perdus de l'Alsace et de la Lorraine. Mais Tavernier regarde l'arrière plan de la situation du pays, à commencer par ceux qui ont le pouvoir. Dans une séquence où Delaplane dîne avec Irène, celui-ci rumine contre le pouvoir économique qui a influencé les décideurs de guerre. Pour preuve, le fait qu'aient été préservées des bombardements les usines sidérurgiques de part et d'autre du Front. Par son interprète fétiche, Philippe Noiret, Tavernier sous-entend clairement un complot entre les grandes entreprises françaises et allemandes pour éviter que leur capital industriel ne périsse tandis que les monuments comme les cathédrales ont subi des multiples bombardements et ce sans aucune retenue.
Une fois la guerre finie, les populations décimées et brutalisées seront toujours sous la coupe de ces grands bourgeois, contrôlant le pouvoir politique et ses décisions. Tavernier offre ici une lecture marxiste de la guerre en plongeant le spectateur non dans les strates décisionnelles du pouvoir mais dans les misères au plus près du terrain d'un personnage à l'intersection de toutes les questions d'après guerre.
De la même manière, Tavernier évoque la permanence coloniale en France puisque ce sont des hommes venus d'Afrique, noire ou arabe, ou d'Indochine qui déterrent les corps des soldats enterrés rapidement après les assauts meurtriers, déminent ou dégagent les terrains ayant servi de champs de bataille. Ce sont ces êtres méprisés qui font donc le travail pénible, qui réparent les horreurs d'une guerre menée par ceux qui étaient censés les civiliser. Avec eux, ce sont aussi d'autres cultures qui arrivent en France, des musulmans qui ne mangent pas de porc ou ne boivent pas d'alcool, ou bien des Indochinois qui refusent de toucher des morts ou le bois du cercueil qui touche un cadavre. Et les clichés concernent aussi l'idée que se font les Français de ces populations. Une serveuse est tout étonnée d'apprendre qu'un noir peut boire de l'alcool, puisque pour elle, il était musulman. Tavernier insiste alors en faisant dire à ce soldat qu'il est chrétien et qu'il peut donc boire de la bibine! Ces confrontations culturelles pourraient provoquer de véritables bouleversements chez ces peuples colonisés devenus main-d'œuvre bon marché. De même, la prétendue supériorité française apparaît moins clairement désormais et devrait remettre en cause la pertinence de la colonisation. Or la suprématie coloniale n'est jamais contestée, ni par ces hommes venus de l'empire français, ni par les Français qui ne voient dans ces hommes que des êtres inférieurs, dont on se moque par exemple de leur refus de toucher les morts au nom de croyances religieuses ridicules. Mais ridicules pour qui?
Ainsi, cette guerre qui montrait toute la barbarie dont était capable la civilisation européenne ne fut pas suivi d'une remise en cause de ce modèle colonial. On avait besoin des colonisés mais ils restaient sous la domination des empires européens!
C'est enfin une représentation de l'administration, ici essentiellement militaire, qui permet à Tavernier de critiquer encore un peu plus non pas les hommes mais le système. Si Delaplane est un personnage intègre et droit, si ses hommes travaillent du mieux qu'ils peuvent, le système est déshumanisé. Cette guerre inhumaine n'étant que le révélateur de cet état de fait. L'administration répond difficilement aux attentes des citoyens, malgré sa bonne foi. Tavernier utilise d'ailleurs régulièrement des plans à la Jacques Tati dans Play time avec des vues en plongées cadrant des bureaux formant des quadrillages d'en haut et des labyrinthes vus d'en bas!
La vie et rien d'autre a eu ainsi comme premier mérite de plonger les spectateurs dans une période méconnue de la Première guerre mondiale, celle de ses conséquences multiples, à la fois démographiques, économiques et politiques. Il a su montrer comment les efforts de guerre, à commencer par le sacrifice de plus d'1,5 millions de citoyens sans compter les invalides de guerre, ont été récupérés et utilisés par les pouvoirs en place par la justification du combat pour les valeurs républicaines et démocratiques. Point de triomphalisme ou de romantisme nationaliste dans ce film. Mais le film n'est pas non plus antipatriotique. Il insiste sur la nécessité de vigilance sur les commémorations nationales grandioses qui viennent anesthésier le peuple en donnant, comme Napoléon avait su le théoriser, des hochets à toutes les strates de la société: médailles, monuments, soldat inconnu... En pleine célébration du bicentenaire de la Révolution française rassemblant les Français derrière les valeurs qui étaient justement mises en avant lors de la Grande guerre, le propos était plutôt iconoclaste. Cette vision marxiste de l'Histoire allait pourtant rencontrer un certain succès, autant auprès de la critique que des spectateurs. L'idée que les puissances économiques étaient toujours au pouvoir tandis que les populations les plus humbles payaient le prix d'une société inégale, marquée par une administration déshumanisée, malgré la bonne volonté de ceux qui y travaillent. Derrière le commandant Delaplane, chaque spectateur pouvait trouver un défenseur des droits des citoyens se sentant abandonné par la République tandis que les nantis et privilégiés pouvaient toujours trouver des solutions à la crise économique, nouveau front, crise qui ne les concernait d'ailleurs pas beaucoup. L'interprétation peut paraître osée. Mais elle est cohérente au regard des autres films de Tavernier, notamment Le juge et l'assassin (voir à ce sujet mon article sur ce film avec une conclusion édifiante et sans ambiguïté aucune sur le point de vue de Tavernier sur le capitalisme: Le juge et l'assassin: un discours de lutte des classes ).
Mais la chute du mur de Berlin la même année que la sortie du film allait pourtant valider pour encore longtemps les vertus du modèle occidental. Cependant, le sujet et le traitement que Bertrand Tavernier a fait sur cette période a secoué la grille de lecture de ce conflit et certainement permis à d'autres de d'approfondir les connaissances de cette immédiate après-guerre, que ce soit des historiens ou des écrivains, à commencer par Pierre Lemaître, lauréat du Prix Goncourt 2013 pour son livre Au revoir là haut développant les thèmes du film de Tavernier: rôle des élites, gueules cassées, devenir des survivants, monuments aux morts...
en 1989, tandis que la France allait célébrer le bicentenaire de la Révolution française, Bertrand Tavernier s'attaquait pour la première fois à la Grande Guerre (il y reviendra quelques années après avec Capitaine Conan) dans La vie et rien d'autre, les deux d'ailleurs scénarisés par Jean Cosmos. Mais son film ne retrace pas les moments glorieux du conflit mais les conséquences de cette boucherie industrielle. En commençant l'action en 1920, la question qui se pose n'est donc pas le suspense sur la victoire ou sur une attaque de tranchée quelconque mais sur ce qu'est la France au lendemain du conflit le plus meurtrier qu'elle ait connu alors. Et si le film évoque les morts, les centaines de milliers de morts, Tavernier insiste en fait davantage sur la place des vivants, de tous les vivants. L'angle est original et quand la France s'apprête à célébrer l'abolition des privilèges et la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, le réalisateur lui plonge sa caméra dans une autre mythologie de la République triomphante, le soldat inconnu, en écornant au passage tous les profiteurs de guerre.
Bande annonce:
La Grande guerre: une question démographique
Une des grandes questions évoquées tout du long du film est le nombre de morts causés par le conflit, et pas seulement à Verdun. Le commandant Delaplane (Philippe Noiret) a pour mission de comptabiliser les morts, disparus ou soldat ayant perdu la raison du côté français. Mais là où l'état-major attend visiblement un travail pour le principe, la commandant va lui être des plus scrupuleux, cherchant à identifier tous les corps qui lui sont amenés afin d'en informer les familles. Par cette opération, il constate alors que les chiffres donnés par les officiels sont très sous-estimés et ce de plusieurs centaines de milliers. Si bien que cette guerre devient, et cela est dit dans le film, plus tueuse que toutes les guerres napoléoniennes et au delà encore.
Ces questions démographiques sont évoquées également au-delà des statistiques des pertes humaines. En montrant ce que deviennent les femmes à la recherche de leur mari ou fiancé, Tavernier montre aussi combien ces quatre années de guerres ont créé un déséquilibre de la pyramide des âges, les femmes se retrouvant en sur-nombre par rapport aux hommes revenus du front. Ce traumatisme entraîne d'ailleurs et aussi des comportements nouveaux, où des hommes profitent de la situation pour consoler les veuves en puissance.
Mais la guerre n'a pas fini de tuer et ce sont encore d'autres morts qu'il faut compter lorsqu'il fallut déminer ou déblayer les champs de combat. Les explosions de obus perdus ou des gaz sous pression dans les tunnels sont autant de morts causées par la guerre mais qui ne seront pas inclus dans les statistiques du conflit.
C'est enfin les conséquences sur les corps des soldats survivants dont beaucoup se retrouvent amputés ou défigurés. Tavernier évoque les gueules cassées par l'intermédiaire de Delaplane qui suggère à une femme d'abandonner l'idée de retrouver son fiancé de peur que son corps et son visage ne soient entièrement martyrisés. Mais Tavernier ne va pas jusqu'à montrer ce à quoi peuvent ressembler de tels visages.
De ces conséquences humaines, Tavernier donne quelques éléments d'adaptation à la situation nouvelle. Et notamment en la personne de quelques profiteurs de misère humaine, certains se faisant payer grassement pour s'occuper de retrouver les disparus des familles puis de s'occuper de tout ensuite, et notamment en ce qui concerne la partie administrative.
Les vivants et les morts
Le film décrit un territoire formant une sorte de France en miniature, avec toutes les strates de la société, du politique à l'économique en passant par le militaire. Et ce qui est décrit détone drôlement avec le récit de la victoire. Honorer les morts français pose des questions qui implique tous les vivants et procure bien des soucis.
Il y a le besoin d'abord de leur donner une sépulture digne. Et là se pose la question des cercueil et de leur qualité. Une séquence témoigne de ce marché particulièrement florissant puisque le chauffeur d'Irène de Courtil (Sabine Azema), veuve d'un fils de préfet en recherche de son mari, reconnaît un cercueil exposé et critique la qualité médiocre de sa réalisation.
Il y a ensuite la volonté de chaque village d'édifier un monument aux morts. Un sculpteur évoque alors l'argent qui va être gagné par la construction de ces sculptures. Une vraie industrie mémorielle est mise en place, y compris pour les communes n'ayant pas eu "la chance" d'avoir des pertes. Une scène cocasse montre même des élus réclamer la récupération d'une maison dont les hommes sont morts à la guerre afin que leur village puisse se targuer aussi d'avoir eu des héros afin de ne pas passer pour une commune de lâches.
C'est encore par les médailles qui récompensent les survivants de la guerre que le gouvernement de la République honore ces hommes. Mais ces décorations alignées sur le plastron des vestes d'uniforme sont autant de rappels de la guerre et du fait que les médaillés sont des chanceux avant même que d'être des héros.
Il y a enfin, en fil rouge du film, ce souhait de l'État de choisir un soldat inconnu et donc anonyme, représentant à lui seul l'engagement
de tous les Français dont beaucoup sont morts pour défendre la République. La séquence de désignation du soldat inconnu par une cérémonie à Verdun et à laquelle assiste le ministre de la guerre et des pensions André Maginot est historiquement authentique. Mais elle a aussi le mérite de rappeler aux spectateurs que cette guerre allait être suivie d'une autre puisque Maginot était à l'origine d'une ligne de fortification portant son nom, positionnée sur la frontière séparant la France de l'Allemagne, avec l'efficacité que les spectateurs ne pouvaient ignorer!
Cette quête d'un soldat inconnu s'oppose de fait à la mission assignée à Delaplane qui doit justement identifier les soldats inconnus!
Le poids des morts apparaît donc doublement, dans le déficit démographique d'une part, et dans la manière que les vivants ont de vouloir les honorer, soit par amour, soit par compassion, soit par justification politique de quatre années de boucherie. La recherche du soldat inconnu montre d'ailleurs que ces massacres n'ont pas d'identité nationale car il est bien difficile de trouver un soldat mort dont on ignorerait tout sans risquer qu'il soit américain, allemands, ou pire, "nègre"!
Mais c'est finalement dans les décors du film que le lien entre vivants et morts est parfois le plus fort. Comme dans de nombreux autres films sur ce conflit mondial, Tavernier tourne des plans sur les ruines des villes ou villages. Mais à la différence près que ces ruines servent désormais de décor non pour des batailles mais pour la vie civile. Les anciens habitants, les militaires et l'administration ont réinvesti ces ensembles dévastés, sans vie, renforçant l'idée que c'est bien la société qui est en ruine et pas seulement les bâtiments.
"Il faut que tout change pour que rien ne change"
Une des plus célèbres répliques du Guépard de Visconti convient tout à fait au tableau que brosse Tavernier de la France de la Première guerre mondiale et des temps qui suivirent.
Certes, le conflit a envoyé des millions de Français au front et a entraîné des modifications sociétales majeures. Des femmes ont remplacé les instituteurs dans les écoles, d'autres ont travaillé dans les champs. Les presque 2 millions de morts et les blessés de la guerre vont changer de manière durable la sociologie du pays. Enfin, la guerre a mis en avant les valeurs de la République contre celles de l'Empire germanique et la victoire finale a permis à la France de récupérer les territoires perdus de l'Alsace et de la Lorraine. Mais Tavernier regarde l'arrière plan de la situation du pays, à commencer par ceux qui ont le pouvoir. Dans une séquence où Delaplane dîne avec Irène, celui-ci rumine contre le pouvoir économique qui a influencé les décideurs de guerre. Pour preuve, le fait qu'aient été préservées des bombardements les usines sidérurgiques de part et d'autre du Front. Par son interprète fétiche, Philippe Noiret, Tavernier sous-entend clairement un complot entre les grandes entreprises françaises et allemandes pour éviter que leur capital industriel ne périsse tandis que les monuments comme les cathédrales ont subi des multiples bombardements et ce sans aucune retenue.
Une fois la guerre finie, les populations décimées et brutalisées seront toujours sous la coupe de ces grands bourgeois, contrôlant le pouvoir politique et ses décisions. Tavernier offre ici une lecture marxiste de la guerre en plongeant le spectateur non dans les strates décisionnelles du pouvoir mais dans les misères au plus près du terrain d'un personnage à l'intersection de toutes les questions d'après guerre.
De la même manière, Tavernier évoque la permanence coloniale en France puisque ce sont des hommes venus d'Afrique, noire ou arabe, ou d'Indochine qui déterrent les corps des soldats enterrés rapidement après les assauts meurtriers, déminent ou dégagent les terrains ayant servi de champs de bataille. Ce sont ces êtres méprisés qui font donc le travail pénible, qui réparent les horreurs d'une guerre menée par ceux qui étaient censés les civiliser. Avec eux, ce sont aussi d'autres cultures qui arrivent en France, des musulmans qui ne mangent pas de porc ou ne boivent pas d'alcool, ou bien des Indochinois qui refusent de toucher des morts ou le bois du cercueil qui touche un cadavre. Et les clichés concernent aussi l'idée que se font les Français de ces populations. Une serveuse est tout étonnée d'apprendre qu'un noir peut boire de l'alcool, puisque pour elle, il était musulman. Tavernier insiste alors en faisant dire à ce soldat qu'il est chrétien et qu'il peut donc boire de la bibine! Ces confrontations culturelles pourraient provoquer de véritables bouleversements chez ces peuples colonisés devenus main-d'œuvre bon marché. De même, la prétendue supériorité française apparaît moins clairement désormais et devrait remettre en cause la pertinence de la colonisation. Or la suprématie coloniale n'est jamais contestée, ni par ces hommes venus de l'empire français, ni par les Français qui ne voient dans ces hommes que des êtres inférieurs, dont on se moque par exemple de leur refus de toucher les morts au nom de croyances religieuses ridicules. Mais ridicules pour qui?
Commandant français filmé en plongée, essayant de convaincre les Indochinois! |
Soldats indochinois refusant de toucher les morts filmés au-dessus du trou accueillant un cercueil. |
Ainsi, cette guerre qui montrait toute la barbarie dont était capable la civilisation européenne ne fut pas suivi d'une remise en cause de ce modèle colonial. On avait besoin des colonisés mais ils restaient sous la domination des empires européens!
C'est enfin une représentation de l'administration, ici essentiellement militaire, qui permet à Tavernier de critiquer encore un peu plus non pas les hommes mais le système. Si Delaplane est un personnage intègre et droit, si ses hommes travaillent du mieux qu'ils peuvent, le système est déshumanisé. Cette guerre inhumaine n'étant que le révélateur de cet état de fait. L'administration répond difficilement aux attentes des citoyens, malgré sa bonne foi. Tavernier utilise d'ailleurs régulièrement des plans à la Jacques Tati dans Play time avec des vues en plongées cadrant des bureaux formant des quadrillages d'en haut et des labyrinthes vus d'en bas!
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La vie et rien d'autre |
La vie et rien d'autre a eu ainsi comme premier mérite de plonger les spectateurs dans une période méconnue de la Première guerre mondiale, celle de ses conséquences multiples, à la fois démographiques, économiques et politiques. Il a su montrer comment les efforts de guerre, à commencer par le sacrifice de plus d'1,5 millions de citoyens sans compter les invalides de guerre, ont été récupérés et utilisés par les pouvoirs en place par la justification du combat pour les valeurs républicaines et démocratiques. Point de triomphalisme ou de romantisme nationaliste dans ce film. Mais le film n'est pas non plus antipatriotique. Il insiste sur la nécessité de vigilance sur les commémorations nationales grandioses qui viennent anesthésier le peuple en donnant, comme Napoléon avait su le théoriser, des hochets à toutes les strates de la société: médailles, monuments, soldat inconnu... En pleine célébration du bicentenaire de la Révolution française rassemblant les Français derrière les valeurs qui étaient justement mises en avant lors de la Grande guerre, le propos était plutôt iconoclaste. Cette vision marxiste de l'Histoire allait pourtant rencontrer un certain succès, autant auprès de la critique que des spectateurs. L'idée que les puissances économiques étaient toujours au pouvoir tandis que les populations les plus humbles payaient le prix d'une société inégale, marquée par une administration déshumanisée, malgré la bonne volonté de ceux qui y travaillent. Derrière le commandant Delaplane, chaque spectateur pouvait trouver un défenseur des droits des citoyens se sentant abandonné par la République tandis que les nantis et privilégiés pouvaient toujours trouver des solutions à la crise économique, nouveau front, crise qui ne les concernait d'ailleurs pas beaucoup. L'interprétation peut paraître osée. Mais elle est cohérente au regard des autres films de Tavernier, notamment Le juge et l'assassin (voir à ce sujet mon article sur ce film avec une conclusion édifiante et sans ambiguïté aucune sur le point de vue de Tavernier sur le capitalisme: Le juge et l'assassin: un discours de lutte des classes ).
Mais la chute du mur de Berlin la même année que la sortie du film allait pourtant valider pour encore longtemps les vertus du modèle occidental. Cependant, le sujet et le traitement que Bertrand Tavernier a fait sur cette période a secoué la grille de lecture de ce conflit et certainement permis à d'autres de d'approfondir les connaissances de cette immédiate après-guerre, que ce soit des historiens ou des écrivains, à commencer par Pierre Lemaître, lauréat du Prix Goncourt 2013 pour son livre Au revoir là haut développant les thèmes du film de Tavernier: rôle des élites, gueules cassées, devenir des survivants, monuments aux morts...
A très bientôt
Lionel Lacour
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