peut-on rire du génocide des juifs d'une manière ou d'une autre? Si je reprenais une formule célèbre, "on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui." Ainsi pourrait-on faire de l'humour anti-sémite dans un cercle de proches qui seraient convaincus que l'auteur de ce trait d'humour n'est justement pas anti-sémite tandis que la même chose dite à l'emporte pièce à un public large laisserait à penser que l'auteur de cette pensée non seulement est anti-sémite et qu'il a vocation à diffuser cette opinion. Benigni réalisa en 1997 La vie est belle. Et si quelques grincheux trouvèrent à y redire, la majorité des spectateurs comprit que si le réalisateur italien fait rire dans son film, jamais le principe génocidaire est montré comme une farce en tant que telle pour les spectateurs. Seul le fils de Guido, le héros joué par Benigni lui-même, est contraint à voir ce qu'il subit comme un jeu.
1. Peut-on faire une fiction sur le génocide? La spécificité de La vie est belle
Le problème du cinéma traitant d'un sujet aussi grave que le génocide juif perpétré par les nazis est que par nature même de cette forme artistique, il s'adresse à un public large, de toutes opinions, de toutes origines et de tous âges. C'est pourquoi l'humour n'a jamais été utilisé, ou très parcimonieusement, dans les films évoquant cette tragédie, et en tout cas, jamais comme la base même du film. En 1998, La vie est belle de Roberto Benigni est donc sélectionné à Cannes. Connu pour ses rôles de personnage lunaire proche de la Comedia dell'arte, le film de l'acteur italien pouvait apparaître pour certain comme une ambition folle et d'un goût douteux. Certains ne manquèrent d'ailleurs pas de protester contre le film, outrageant la mémoire des victimes du génocide. Des réalisateurs comme Claude Lanzmann à Jean-Luc Godard, en passant par des intellectuels comme Serge Klarsfeld, ils sont nombreux à dénoncer toute forme de représentation fictionnalisée du génocide et des camps, notamment parce qu'il n'y aurait pas eu d'images de cet évènement. Ces arguments semblent être d'autorité mais peuvent rapidement être rejetés et même être dénoncés par leur forme de dictature intellectuelle, qui ferait de l'indicible et l'"in-montrable" la règle d'or pour l'évocation de ce drame.
En effet, comment peut-on en soi interdire l'expression, quelle que soit sa forme, de ce à quoi renvoie émotionnellement le génocide à un auteur ou à un artiste? Quelle loi écrite ou divine imposerait cela? De plus, quand Lanzmann s'impose en "garant de la mémoire" de par son film Shoah, il n'oublie jamais de dire que son film est... un film et par conséquent que son œuvre répond elle aussi à des contraintes temps liées au cinéma lui-même, quand bien même son œuvre durerait près de 10 heures! Il a forcément fait des choix d'images, de cadrages, des ellipses, des montages. Le produit de son travail, contrairement à ce qu'il affirme, n'est jamais autre chose que le résultat de sa subjectivité, qu'elle soit honnête ou pas, là n'est pas la question.
Et quand Serge Klarsfeld affirmait dans Les inrockuptibles que tout le film de Benigni est marqué par le faux, il confond le travail d'un historien avec celui d'un artiste. Or ce dernier n'a pas la même mission que le premier. Dans le cas de Benigni, s'il a pu se nourrir des travaux d'historiens sur l'Italie fasciste et de la solution finale nazie, sa restitution relève de la dramaturgie cinématographique permettant de toucher plus fortement le public. Et l'argument de faux de ceux critiquant Benigni serait valable si et seulement si le discours du film en viendrait à nier les faits, voire à seulement les minimiser. Il n'en est rien, bien au contraire. Tout le film ne fait que montrer, identifier, critiquer et finalement dénoncer le fascisme et le nazisme dans leur idéologie et dans leur application.
Hélas, et de fait, ceux qui critiquent ce film ne le critiquent pas en soi. Soit ils ne comprennent rien au cinéma, ce qui est probable, se contentant de faire un "vrai/faux" de ce qui est raconté dans le film, oubliant que le message cinématographique n'est pas le travail d'un historien, d'un scientifique. Oubliant aussi que la force du média cinéma est de permettre de créer un lien entre les spectateurs et le message et que ce lien est permis par l'incarnation d'une idée, celle de Guido, libraire juif qui n'est pas le naïf comme je l'ai lu dans de nombreuses critiques ou commentaires mais au contraire un personnage très lucide (voir plus loin dans l'analyse). D'ailleurs, dans le film de Lanzmann, ce lien existe aussi par la force de l'interviewer qui va de témoin en témoin nous raconter une histoire. Soit ils jouent le rôle de censeur de la pensée et de l'expression, ce qui est également possible, certain(s) s'étant auto-proclamé(s) comme dépositaire unique de la représentation cinématographique du génocide des Juifs. À ceci près que la puissance du film de Benigni, n'en déplaise à Lanzmann, est supérieure à Shoah en ce sens que le film s'adresse à un public plus large et de fait, a été vu par bien plus de spectateurs. Quand Lanzmann touchait un public de convaincus prêts à rester près de 10h au cinéma ou un public scolaire captif, le film de Benigni attira lui un plus large public, venu peut-être rire, mais au final, ayant reçu un véritable message anti-fasciste que son personnage principal aura distillé sans ambiguïté. Shoah est une œuvre majeure. La vie est belle ne l'est pas moins.
Benigni commence son film en abordant à la fois le sujet et le ton qui sera présent pendant près de deux heures. 1939, en traversant dans une voiture sans freins un village dans lequel la population s'est rassemblée, Guido - Benigni - fait signe à tous de s'éloigner pour ne pas les écraser. Son geste de la main ressemble à s'y méprendre au salut fasciste que tous lui rendent d'ailleurs. Dès cet instant, le propos du film est donné: il traitera de l'Italie fasciste et s'en moquera. Et l'arrivée du roi d'Italie après Guido confirme cela: il est petit et visuellement "écrasé" par sa femme, faisant de lui un personnage ridicule d'autant plus qu'il est salué par le geste symbolisant non la monarchie mais le parti fasciste et donc Mussolini.
Alors, la séquence dans laquelle Guido, se faisant passer pour un inspecteur pédagogique fait l'apologie de la race aryenne à des petits Italiens tout brun, n'en prend que plus de sels rétrospectivement. Le voir vanter et magnifier toutes les parties de son corps comme autant de preuve de sa supériorité sur d'autres races vient de fait ridiculiser l'idéologie nazie diffusée en Italie. Par la suite, cette première partie du film propose régulièrement des points sur la difficulté de vivre dans un pays anti-sémite quand on est soi-même juif. De la difficulté à s'exprimer librement en critiquant l'administration au risque de se voir dénoncer par des simples citoyens (Guido se reprend notamment quand allant se moquer d'un fonctionnaire, il découvre que son interlocuteur a appelé ses fils Adolfo et Bénito!) aux magasins stigmatisés pour être des magasins tenus par des juifs en passant par les lieux interdits aux chiens et aux juifs, rien n'est occulté par Benigni, et encore moins l'horreur de la rafle dont il est la victime ainsi que son oncle et son fils.
Sans en avoir l'air, Benigni montre aussi les stratégies de survie mises en œuvre par les déportés. Se cacher, se substituer à d'autres, aider le camarade en difficulté, communiquer par tous les moyens sont autant de détails certes le plus souvent au service de l'histoire d'amour qui unit Guido à son fils et à sa femme Dora, mais qui incarne de manière subtile la (sur)vie dans ces camps.
3. Et la fable dans tout cela?
Comme toutes les fables, il faut une morale. Celle-ci est distillée dans tout le film et ce dès le début. Le geste pour repousser les piétons pris comme un salut fasciste en est le prémisse. Les gens croient ce qu'ils sont prêts à croire. Le roi étant annoncé en voiture et voyant un homme en voiture semblant les saluer, ils en ont alors déduit qu'il s'agissait de la voiture du roi! Dans ce gag burlesque, le personnage de Guido ne contrôle rien ce qui ne sera plus le cas ensuite. Tout le film est marqué par sa capacité à faire croire aux autres ce qu'ils sont prêts à croire et à la possibilité que chacun a de faire changer les choses. Ironiquement, son ami lui évoque Schopenhauer, philosophe particulièrement apprécié d'Hitler, qui expliquerait que la volonté de chacun permet d'obtenir ce qu'il souhaite. Guido semble alors en déduire qu'il peut ainsi obtenir ce qu'il veut par sa seule force de persuasion. Ainsi séduit-il Dora en se faisant passer pour son fiancé, en lui faisant croire entre autres que les clés lui tombent du ciel ou que son chapeau mouillé est échangé par un homme par un chapeau sec ou encore en l'enlevant le jour de ses fiançailles... avec un autre homme! Cette capacité à arranger son présent n'est jamais montré comme une manipulation perverse mais bien comme une manière optimiste de vivre malgré les difficultés. Cette approche de la vie en société qui relève d'une forme de sagesse, il l'appliquera sans cesse et notamment pour son fils.
Il en est donc de même pour le char. Peu importe que Josué n'ait pas gagné un jeu qui n'existait pas. L'important est que la venue du char confirme son existence et que ce qu'il aura vécu dans le camp était effectivement un jeu. En cela, Guido aura, en sacrifiant sa vie, permis à son fils de traverser la barbarie exterminatrice des nazis. Lui seul l'aura vécu ainsi et aucun autre que lui. Pas l'ensemble des déportés. Pas Dora et encore moins Guido. Pas même les spectateurs qui n'auront jamais été mis à l'écart de la vérité des camps. Benigni joue sur ce que savent les spectateurs de ces camps. Il en a montré tous les éléments témoins de la folie de l'idéologie nazie. Si le film est une fiction, si le propos est une fable, en aucun cas Benigni n'aura fait un faux comme l'affirme Serge Klarsfeld puisqu'il na jamais affirmé avoir fait une oeuvre d'historien. C'est au contraire un VRAI film salutaire qui éveille les consciences autrement. Et lui refuser de le faire ainsi est bien plus condamnable que les entorses qu'il a faite à l'Histoire.
A très bientôt
Lionel Lacour
Ce film est vraiment magnifique !
RépondreSupprimerEn effet, un chef-d'œuvre!
Supprimerle film qui a eu plein oscars je le recommande
RépondreSupprimerÀ recommander en effet, pour adultes et enfants.
RépondreSupprimerun film sublime qui me fait rire et pleurer chaque fois que je le regarde. On pleure devant les regards douloureusement impuissants des " déportés" , on rit devant la formidable générosité et inventivité de Guido pour préserver son fils de l'horreur absolue, et on sourit face à l'innocence du petit Josué et son émerveillement lors de l'arrivée du char américain... un film prodigieux, époustouflant dont je ne me lasse pas.
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