Bonjour à tous,
En 1956, Carmine Gallone réalisait une adaptation cinématographique du livre de Jules Verne Michel Strogoff. Ce film est clairement un film européen de par sa coproduction franco-italo-germano-yougoslave. La distribution est elle aussi très européenne avec un réalisateur italien, un acteur principal allemand, d’autres comédiens français, yougoslaves ou même russe!
Carmine Gallone, réalisateur italien ayant notamment beaucoup tourné sous l’ère fasciste - notamment son fameux Scipion l’Africain en 1937 - était un adepte des grandes fresques mais aussi de films populaires, comme notamment La grande bagarre de Don Camillo. Pour interpréter Michel Strogoff, héros du roman éponyme de Jules Verne, paru en 1876, le choix se porta sur Curd Jürgens, acteur né allemand, naturalisé autrichien après 1945 pour manifester sa condamnation du nazisme, et francophile. Il est alors certainement l’acteur européen le plus célèbre aux USA, notamment grâce au succès planétaire du film Et Dieu créa la femme en 1956, avec Brigitte Bardot.
Cette nouvelle adaptation du roman de Jules Verne s’inscrivait dans une volonté des producteurs européens de répondre au cinéma d’aventure américain: on le voit notamment à l’utilisation de la couleur et du cinémascope, procédé alors nouveau et coûteux. Cette super-production visait une exploitation internationale. Le film fit des entrées satisfaisantes en France (plus de 6 millions de spectateurs) et sortit aux USA en 1960 sous le titre Michael Strogoff. Mais ni la langue de tournage du film - le français - ni le parti pris russophile n’ont séduit les spectateurs américains. Il était particulièrement difficile de leur faire admettre que des Russes, même au XIXème siècle, aient le beau rôle!
Le réalisateur s’est attaché à illustrer l’immensité du territoire russe par différents procédés. Cette immensité apparaît à la fois par les notions de distances mais aussi celles de la diversité des obstacles ou culturelles.
Le générique est à la fois l’occasion de mettre les crédits principaux du film mais aussi de plonger le spectateur dans une ambiance exotique.
La musique mêlant sons slaves et orientaux transporte le spectateur dans un univers lointain. Cet éloignement s’accompagne d’un long travelling de gauche vers la droite accompagnant une colonne de cavaliers, manifestement une armée orientale, tandis que des personnes , manifestement des civils, semblent se diriger dans l’autre sens. L’impression est celle d’une occupation inexorable d’un territoire par les troupes poussant les populations à le fuir.
Enfin, l’impression de gigantisme vient aussi du procédé cinématographique utilisé: le cinémascope.
Ce procédé est récent (premier film en cinémascope est La tunique et date de 1953 seulement).
Changement de décor. La caméra est dans un palais de style européen, mariant dorure et moulures, marbre et objets artistiques, uniformes européens. Tout renvoie à la civilisation européenne classique des monarchies du XIXème siècle.
Les comédiens parlent en français car le film est une co-production majoritaire française.
Trois personnages sont présents. Deux en uniformes de couleur, debout, un en uniforme blanc, assis à son bureau.
La hiérarchie est montrée dans un code renversé. Le Tsar, appelé majesté se distingue non en contre plongée mais par le fait qu’il est assis et que les autres sont justement debout.
Mais le premier prenant la parole explique la situation de l’empire. Il évoque la Sibérie dont le nom même renvoie à un territoire d’autant plus lointain que le décor, l’apparence de la scène sont proches des représentations européennes.
Pour accentuer cette impression d’immensité, le général annonçant la situation de danger se situe devant une carte gigantesque exposée sur le mur dont on devine qu’elle représente le territoire russe.
C’est aussi dans la mise en scène de la séquence que le gigantisme du territoire apparaît. Le tsar se lève enfin et marche dans son bureau. Celui-ci se dévoile alors progressivement et semble démesuré. Il est à l’image du territoire qu’il dirige, avec différents recoins, comme s’il y avait différents salons, et donc différents espaces occupés et administrés.
Cela fait écho à la situation évoquée. Un Russe Ogareff a trahi le Tsar et rejoint un rebelle Tartare nommé Feofor Khan.
Quand le Tsar évoque le danger, il n’utilise pas une échelle de distance mais de temps: « Il faut que mon frère le Grand Duc soit prévenu de ce nouveau danger dans les délais les plus brefs! » Or les généraux répondent par les unités de distances (De Moscou à Irkoutsk, il y a + de 7 000 verstes - 1 verste = 1,0668km - dont la moitié sous contrôle Tartare).
« La Russie comprend 90 Millions de sujets »
Du point de vue politique, le film illustre aussi la difficulté de gérer et de maintenir l’ordre sur un territoire aussi vaste. On peut y voir une critique de l’URSS, héritière malgré tout de cet empire. Mais on peut surtout y voir la France coloniale devant faire face à des rebellions dans son empire présentées comme souvent terroristes et brutales à l’égard même des populations civiles. À cet égard, la guerre d’Algérie vient de commencer depuis 1954 mais il y eut avant cela la guerre d’Indochine qui ne fut pas non plus exempte d’exactions des indépendantistes sur les populations suspectes de soutien à l’empire français.
Le voyage de Michel Strogoff, chargé de transmettre le message au Grand Duc, est alors et ensuite présenté par tous les moyens de communication et de transport possible.
Plus il s’éloigne de Moscou (du centre) moins les moyens utilisés seront modernes, le train d’abord avec possibilité de contrôle des papiers, y compris ceux de journalistes français: l’un, Alcide Jolivet, écrivant pour L’ordre, l’autre, Monsieur Blond, écrivant pour La liberté, présenté par Jolivet comme étant synonyme de l’Anarchie! On a bien ici le point de vue français du film, évoquant le maintien de l’ordre impérial pour le premier, la conquête de l’indépendance des Tartares pour le second. On ne peut pas être plus direct!
« De toute manière, quand vous arriverez là-bas, ce sera fini depuis longtemps »
Le bateau ensuite: cela renvoie bien sûr au gigantisme du territoire russe qui serait tel qu’une mer intérieure forcerait l’usage de ce moyen de transport pour aller le plus rapidement de l’Ouest vers l’Est.
Le territoire est imaginaire car géographiquement, cela n’est pas crédible. En revanche, il faut bien prendre le bateau pour rejoindre les colonies ou les départements algériens quand on vient de la métropole! Le drapeau russe flotte à l’arrière du bateau. Ce patriotisme est presque sur représenté avec le drapeau russe qui flotte à l’arrière du bateau.
Ce drapeau n’est pas celui utilisé au moment de l’écriture du livre (1876) sauf pour la marine marchande. L’utilisation de ce drapeau « Blanc Bleu Rouge horizontalement » comme drapeau officiel de la Russie date de 1883, donc postérieur au livre (de 1858 à 1883, c’était « Noir Jaune Blanc horizontalement » imposé par le Tsar Alexandre II, celui justement du film!).
Voir le site http://fr.ria.ru/infographie/20120823/195755997.html
Il y a donc un anachronisme qui peut s’expliquer par l’usage des couleurs connues par tous comme précédant les couleurs soviétiques. Mais cela renvoie aussi aux couleurs françaises, le drapeau flottant devant les journalistes… français.
Les passagers du bateau semblent faire partie d’une autre communauté que celle russe d’Europe.
Sur fond de musique slave, le réalisateur propose une séquence digne d’un western avec course entre deux chariots. Cet autre moyen de transport se fait sur une voie plutôt sauvage et non carrossée. Le territoire n’est pas encore maîtrisé et aménagé.
L'utilisation d’un radeau rudimentaire pour franchir les rapides d’un cours d’eau: voyage de plus en plus dangereux dans un territoire finalement de moins en moins équipé.
Le trajet se conclut par le témoignage du journaliste qui raconte qu’ils ont mis 17 jours pour franchir Irtych, nom de la rivière qui se jette dans l’Ob. Cela marque une vraie frontière avec la Russie d’Europe et celle d’Asie.
Ce témoignage s’accompagne d’images de réfugiés fuyant la menace tartare avec une musique dramatique. Ce sont des familles entières avec tout ce qui constitue leur patrimoine, et notamment les animaux (élevage, de trait, domestique…).
Cela renvoie à des exils que des populations françaises ont pu connaître, par exemple pendant la 2nde guerre mondiale et que ne pourrait accepter la France pour ses pieds-noirs si d'aventure l'Algérie était perdue.
Les héros sont à Omsk, sur l’Irtych, assiégé par les troupes tartares.
Le dernier moyen de transport possible est donc à pied.
Le travelling de droite vers la gauche s’arrête devant un poste de télégraphe.
La séquence continue dans le poste de télégraphe dans lequel l’agent parle en français!
Le désenclavement moderne passe donc par un moyen de communication immatériel: le télégraphe.
Celui-ci permet de relier les extrémités du territoire russe en théorie (puisque la ligne est coupée d’Omsk à Irkoutsk. Il est aussi un moyen efficace pour les journalistes de transmettre les informations directement et rapidement sans passer par les courriers physiques (qui peuvent être bloqués par des obstacles ou la censure!).
La présence de ce poste télégraphique est surtout une présence du pouvoir politique car il permet de transmettre des informations urgentes d’un point à l’autre du territoire.
Par ces différents procédés, le réalisateur, aidé par le scénario de Marc-Gilbert Sauvageon adaptant le livre de Jules Verne écrit en 1876, donne une représentation d’un des empires de l’Europe au XIXème siècle: l’empire russe.
L’immensité apparaît à la fois par l’aspect territorial d’un pays à cheval sur deux continents et par les différences de culture qui peuvent exister à l’intérieur d’un ensemble si grand.
Consciemment ou pas, le développement de ce territoire apparaît comme plus élevé près de Moscou et l’autorité politique du régime tsariste se dilue à mesure que l’on avance dans l’empire, devenant de fait une illusion plutôt qu’une réalité, légitimant peut-être les révoltes de peuples dans cet empire.
La violence des Tartares peut convaincre le spectateur de la légitimité du pouvoir en place, servant un tsar qui, à bien des égards, ressemble davantage à un chef de gouvernement de la IVème République qu’à un monarque autocrate. Elle ressemble surtout à la manière dont est relayée les mouvements indépendantistes de l’empire français pour justifier les interventions militaires dans les colonies et surtout en Algérie.
À bientôt
Lionel Lacour
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