jeudi 14 août 2014

Johnny s'en va-t-en guerre: une adaptation, trois guerres

Bonjour à tous

en cette période de commémoration du centenaire de la Première guerre mondiale, je vous propose de faire régulièrement un point sur un film ayant évoqué ce conflit, quelque soit l'angle choisi par le réalisateur. Au mois de novembre, le film de Dalton Trumbo Johnny s'en va-t-en guerre ("Johnny got his gun") sera projeté dans les cinémas participant au cycle Ciné Collection du GRAC de Rhône-Alpes. Réalisé en 1971, le film est l'adaptation de son propre roman, édité en 1939 (traduit en français en 1971), et unique réalisation pour ce grand scénariste, fameux blacklisté lors du la chasse aux sorcières qui toucha Hollywood lors du Maccarthysme.






Bande annonce:

Un sujet fantastique, une adaptation impossible?
Il faut reconnaître que cette adaptation était difficile à faire et ce pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, et cela est rappelé dans le préambule des éditions d'après 1945, le livre était une œuvre dénonçant la guerre et comprise comme ultra pacifiste. Malgré son succès en librairie, il n'y eut pas de réédition après celle de 1939 après l'épuisement des stocks. En effet, l'administration Roosevelt était engagée dans un processus de mise en condition de l'opinion publique à une entrée en guerre, la réédition de Johnny got his gun aurait été vue comme problématique! Alors une adaptation cinématographique à l'heure où les majors commençaient à produire des films patriotiques, autant ne pas y penser! L'après guerre fut ensuite difficile pour envisager une adaptation d'autant que rapidement, le Maccarthysme allait sévir et que Trumbo le scénariste ferait partie des 10 jugés comme agissant contre les intérêts des USA. S'il a pu continuer à travailler sous des noms d'emprunt, il était assez difficile d'envisager une adaptation à l'écran de son "Johnny..." Et la guerre froide, avec des conflits directs comme la guerre de Corée ou des provocations comme la crise de Cuba en 1962 ne permettait toujours pas cette adaptation, les studios étant encore des soutiens fidèles à Washington. C'est finalement la conjonction de plusieurs évolutions qui allaient permettre à Trumbo de porter à l'écran son livre. Le vieil Hollywood est moribond et déjà le nouvel Hollywood s'impose et avec lui, des sujets plus graves et plus critiques. La guerre du Vietnam est un conflit dans lequel s'embourbent les USA mobilisant des soldats très jeunes, partis au nom de la liberté. Enfin, la contestation de la politique américaine est d'autant plus acceptée qu'elle émane de la presse qui publie des photos témoignant de l'horreur du conflit asiatique. Trumbo avait donc une opportunité pour l'adaptation de son livre.

Mais la difficulté de l'adaptation venait non du sujet mais du point de vue du livre. Comment en effet retranscrire les émotions du personnage principal, Joe, alors même que tout ce qui est écrit n'est que ce qu'il perçoit et ressent par les quelques rares possibilités sensorielles qui lui restent. Progressivement, Joe comprend qu'il est sourd, aveugle, amputé des quatre membres mais également entièrement défiguré. Seules les vibrations lui permettent d'appréhender le monde qui l'entoure. Or, ce qui est faisable par la magie des mots et par le fait que le lecteur imagine tout comme Joe ce à quoi peuvent ressembler les personnes, les lieux et les ambiances qu'il ressent, l'image peut difficilement adopter scrupuleusement le même point de vue exclusif. Au risque d'avoir un écran noir avec une voix off en bande son et quelques bruits de fond symbolisant les vibrations (puisqu'il est donc sourd!).

Trumbo décida donc d'adapter le plus proche possible son livre, adoptant la voix off de Joe dont nous comprenons qu'elle n'est pas entendue des personnes pouvant l'entourer, mais offrant également des points de vue sur ce qui se passe réellement dans la pièce dans laquelle son corps mutilé se trouve désormais. Cette partie narrative et réelle est tournée en Noir et Blanc, indiquant à contre courant de ce qui était régulièrement utilisé au cinéma, le temps présent. En revanche, les souvenirs de Joe, ou ses rêves ou divagations, sont en couleur. Le sentiment est étrange car ce choix esthétique donne davantage de réalité à ces images alors même que ce qui est montré ou dit manquent justement cruellement de réalisme. Distorsion du temps, rencontre entre Jésus et des soldats, dialogues improbables entre Joe et son père, reproche que la fiancée de Joe lui fait pour ne pas lui écrire... Sans avoir à le dire, Trumbo permet au spectateur de nous plonger dans le monde en couleur du passé de Joe, quand bien même ce monde a été altéré par les drogues qui lui sont administrées ou par la déformation de la réalité due à une mémoire forcément vacillante.
Ces séquences parfois surréalistes - Trumbo fut d'ailleurs aidé dans les séquences mettant en scène le Christ par son ami Luis Bunuel - rompent avec la narration. L'exception vient du Noir et Blanc de la séquence dans les tranchées expliquant comment Joe est devenu un homme tronc privé de l'essentiel de ses sens.

Par ce parti pris, Trumbo a donc réussi à adapter son point de vue littéraire en un film convainquant. Mais forcément, et bien que l'adaptation soit faite par l'auteur lui-même, qui plus est réalisateur, le film n'est pas le livre. Si l'essentiel des chapitres se trouve à l'écran, le spectateur ancien lecteur trouvera une œuvre originale de par la modification sensible du point de vue mais aussi par la suppression de quelques passages, ou la compression. C'est enfin et aussi quelques ajouts au livre qui peuvent s'expliquer par le fait que cette adaptation a été réalisée plus de 30 ans après la publication du l'œuvre originale, impliquant quelques transformations dans les détails à raconter mais aussi dans la morale du film.

Joe quitte sa fiancée Kareen qui le supplie de fuir la guerre!
De quelle guerre s'agit-il?
Si l'action se situe lors de la Première guerre mondiale, ce que des indications temporelles, de décors et de situations confirment, le film, comme le livre d'ailleurs, évoque finalement très peu la guerre en soi. Le générique de début utilise des images d'archives, de films Lumière comme de films de fiction, évoquant la préparation à la guerre et le côté "fleur au fusil" qui précéda le conflit. La Première guerre mondiale n'est comprise par le spectateur que par le caractère ancien des documents présentés inscrits dans la mémoire des spectateurs. En revanche, seule une séquence renvoie directement au conflit en tant que tel, celle qui évoque la tranchée dans laquelle se trouve Joe, tranchée devant laquelle est mort un soldat allemand, pourrissant dans les barbelés et empestant les lignes américaines. Sur ordre d'un officier, le corps est enterré par des soldats américains quand soudain l'armée adverse lance une attaque de nuit. Joe, réfugié dans un trou, reçoit un obus dont l'explosion le conduit à l'état qui est le sien pendant tout le film.
Hormis cette situation explicite, plus aucune scène de combat, plus aucune bataille planifiée. Quelques situations de guerre certes, mais qui pourraient concerner bien d'autres conflits.
En fait, le film embrasse tout ce qui concerne un homme mobilisable, du moment où la guerre est déclarée aux conséquences de celle-ci une fois la fin des hostilités arrivée. Cela va donc de la dernière nuit d'amour (et ici la première aussi pour Joe), le départ pour la guerre, les angoisses de mort, les moments de calme passés dans la chambre d'une fille de joie, la guerre dans les tranchées, les contacts avec l'ennemi, la blessure, puis l'hôpital, les cauchemars et autres traumatismes.
La différence avec le livre vient du fait que le spectateur américain a désormais en référence d'autres guerres meurtrières qui ont envoyé loin du pays des Boys se faire tuer, à chaque fois pour des causes aussi nobles que la patrie, la religion chrétienne et la démocratie. Or le film va régulièrement défaire ces idéaux. La religion par exemple est raillée en faisant apparaître dans plusieurs délires de Joe un Jésus incapable d'interférer dans la guerre, capable seulement de conduire à la mort, aux commandes d'un train, les soldats américains. Impuissant, Jésus n'est donc en aucun cas un secours pour ces hommes jeunes qu'il attend au ciel. Bel effort de guerre, bel encouragement que de savoir que Dieu est avec eux... mais après leur mort!

À ce sujet, c'est Donald Sutherland qui interprétait le rôle de Jésus. Or cet acteur avait triomphé dans plusieurs films se déroulant pendant une guerre et dans lesquels il interprétait des soldats marginaux: dans Les douze salopards de Robert Aldrich en 1967, il était un repris de justice envoyé en mission commando en Allemagne nazie en échange d'un adoucissement de peine, 1970, il est un chirurgien fantasque pendant la guerre de Corée dans le film de Robert Altman M*A*S*H, et en 1970 encore, on le retrouve en conducteur hippy de char suivant Clint Eastwood dans De l'or pour les braves de Brian G. Hutton. Choisir Sutherland en tant que Jésus, c'était pour Trumbo une manière d'exploiter l'image extravagante que ce comédien portait depuis plusieurs années, un décalage fort entre ce qu'il renvoyait et le personnage sacré de Jésus. Ce casting était presque en soi un blasphème!

Le père de Joe (Jason Robards) lui annonçant que les démocraties
envoient les jeunes se faire tuer,
les vieux faisant "bouillir la marmite".
Quant aux valeurs démocratiques, c'est le père de Joe qui vient, encore une fois dans un rêve, lui dire combien la démocratie conduit aussi à la guerre... Enfin, la patrie est un grand mot qui permet de conduire au combat bien des personnes pour défendre un territoire, sa population et ses valeurs, alors même que le combat se passe bien loin de la patrie.
Le message renvoie donc autant à la Première guerre mondiale qu'à la Seconde mais peut-être encore davantage à la guerre du Vietnam dans laquelle les USA sont embourbés au nom de tous ces principes: démocratie (contre totalitarisme communiste), religion (contre l'impiété communiste) patriotisme (contre l'internationalisme communiste). Les résultats sont les mêmes pour les jeunes soldats. Mort et traumatismes pour bien des survivants. Si les gueules cassées ont été cachées pendant la guerre de 1914 - 1918, les résultats du conflit vietnamien est régulièrement imprimé sur les journaux et revues américains. Le traumatisme de Joe est un traumatisme universel des guerres menées par des jeunes hommes pour des valeurs qui les dépassent, valeurs défendues d'ailleurs par des personnes plus âgées, exemptées de la guerre, et qui pourraient d'ailleurs bien en profiter, comme lors de cette scène de fête. Le patron est jovial, offre le champagne alors même que bon nombre de ses employés vont partir à la guerre.

Si certains ont vu dans ce film également un point de vue sur l'acharnement thérapeutique, c'est une appréciation déconnectée du contexte. Une séquence du film l'affirme d'ailleurs. Si Joe est maintenu en vie, ce n'est pas pour le soigner ou le guérir - d'autant que le colonel médecin crois qu'il est décérébré - mais pour comprendre comment agir lorsqu'une nouvelle guerre arrivera. Joe n'est pas un malade sur lequel on s'acharne, il n'est même pas un objet de science pour la curiosité intellectuelle de la médecine. Il est un champ d'expérimentation militaire comme pourrait l'être la recherche d'une nouvelle arme. Son humanité lui est confisquée. Cela passe d'ailleurs par le fait qu'il est "entreposé" dans une remise aux volets clos, ôtant toute trace de vie à cet être mutilé, protégé du regard des autres mais aussi de l'intérêt.
Seules les infirmières rendent alors à Joe son âme en lui permettant de goûter à la lumière du soleil, lumière chauffante lui indiquant le moment de la journée et donc de la nuit. Privé de tous ses sens, seule sa peau lui permet de percevoir ce qui se passe à l'extérieur, avec cette possibilité d'en mesurer le rythme du temps. Ce que la littérature permettait de comprendre et de transmettre au lecteur, le
cinéma opère par le montage. Ainsi, cette découverte de la possibilité d'évaluer la succession nuit - jour est présentée par un montage extrêmement serré, faisant alterner différents plans de Joe, avec des angles de caméra légèrement différents, ressemblants parfois à des raccords dans l'axe, l'unité de ces plans étant réalisée par la voix off de Joe expliquant ce qu'il comprenait. C'est bien cette volonté de mesurer le temps et de se situer dans cette échelle qui distingue l'homme de l'animal. Et cet élément temporel est présent dans tout le film.
La sensibilité des infirmières passe aussi par les émotions qu'elles transmettent à Joe. L'une pleure et ses larmes tombent sur sa peau à lui. L'autre lui passe la main sur le front et il perçoit son empathie. Une d'entre elles communique avec lui en lui écrivant des lettres sur le torse pour lui souhaiter un joyeux noël. Une autre encore lui découvre le buste et vient lui caresser le sexe. Quand Joe arrive enfin à communiquer et à réclamer la mort, ce que lui refuse l'état major, une infirmière compatit et lui bouche le tube lui permettant de respirer. Avant que n'intervienne le général. Ces deux séquences sont d'ailleurs des éléments ajoutés ne se trouvant pas dans le livre. De fait, on imagine mal Trumbo écrire en 1939 qu'une infirmière masturbait un homme tronc. Mais en 1971, la liberté sexuelle, la fin du code Hays et le renouveau du cinéma américain permettent de représenter des réalités autrefois censurées. Et la sexualité comme le suicide, c'est-à-dire la possibilité de choisir quand mourir, sont encore ce qui justifie que Joe est un homme et pas un animal.

Joe a donc mené plusieurs combat. Celui d'un Américain qui défendait les intérêts de son pays. Quelque soit cette guerre, ce combat est montré comme vain, idiot, meurtrier, déshumanisant.
Il mène ensuite un combat pour se prouver qu'il est encore un homme malgré ses infirmités physiques et sensorielles et bien qu'il ne puisse vivre que par des tubes qui lui permettent de se nourrir, de boire ou de respirer. C'est enfin un combat pour exister aux yeux du reste de l'Humanité. En essayant de se repérer dans le temps puis à communiquer, Joe souhaite interférer à nouveau dans le monde des hommes. Le morse lui permet alors de demander l'impossible. Vivre de son infirmité, exposé en monstre vivant. Mais l'armée le lui refuse. En toute absurdité. En lui ôtant sa dernière possibilité d'exister, d'avoir un rôle dans la société, d'être un homme tout simplement. La guerre a pour conséquence, elle enlève toute humanité à ceux qui la font, qui la subissent. Malgré leurs sens intacts et leur non infirmité - même si le médecin qui s'occupe de Joe a besoin de béquilles pour se déplacer - les officiers ont justement perdu leur propre humanité en ne lui permettant pas d'accéder au statut qu'il réclame.

Morts à la guerre depuis 1914: plus de 80 000 000
Portés disparus et mutilés: plus de 150 000 000
"Il est doux et approprié de mourir pour la patrie"
Le film se clôt alors sur deux moments forts. Un travelling arrière lent, laissant Joe dans l'obscurité, le général ayant ordonné de fermer à nouveau les volets, hurlant par ses mouvements de tête et en morse "SOS Help", témoignant de son désir de mourir puisqu'on ne le considère plus comme un homme. Nous entendons ce que nous voyions mais que personne d'autre que nous ne peut entendre. Ce lent travelling se clôt sur un carton Johnny got his gun est devenu une parabole anti-guerre et pacifiste de tous les conflits armés, rappelant les dizaines de millions de morts et de blessés que La Guerre a faits. Mais ces statistiques ne sont pas seulement celle de la Première guerre mondiale mais celles des guerres qui ont suivi. Primé à Cannes (Grand prix du Jury) en 1971, le film a marqué une génération qui découvrait l'œuvre de Trumbo, pacifiste de gauche, Américain, qui signait là son premier et dernier film. Assurément un chef-d'œuvre saisissant.


À bientôt
Lionel Lacour


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