Dans le cadre des "Lundis du MégaRoyal" de Bourgoin, j'avais programmé lundi 21 mai La haine de Mathieu Kassovitz. Ce film de 1995 semble avoir été tourné après 2005, date des émeutes urbaines qui ont enflammé les banlieues françaises et qui furent si médiatisées. C'est pourtant dix ans auparavant que Kassovitz, alors âgé de 28 ans seulement, tourna un film choc qui fut salué unanimement par la critique sur ses qualités formelles sûrement davantage que sur ce que le film montrait. Le réalisateur en fut conscient, gêné sûrement quand il fut propulsé dans le monde très glamour de Cannes où il fut d'ailleurs récompensé. Kassovitz regrette d'ailleurs que l'engouement pour son film ait servi justement le film et pas la cause qu'il mettait en scène.
Le public lui rendit également honneur en allant nombreux voir ce film. Et notamment le public des banlieues pour qui La haine représentait un film de référence.
Introduction
La question qui se pose est simple. Est-ce que ce film a réellement marqué une rupture dans le cinéma français dans sa manière de représenter la banlieue? Avant lui, d'autres avaient montré cet
espace péri-urbain, soit de manière sympathique comme Gérard Pirès dans Elle court, elle court la banlieue en 1973, la crise n'étant pas encore passée par là, soit de manière déjà plus critique comme Le thé au Harem d'Archimède de Mehdi Charef en 1985 ou encore le déjà annonciateur des violences des cités dans De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau en 1988.
Bande Annonce:
Ce qui différencie tous ces films de celui de Kassovitz c'est que ce dernier a une approche multiple. A la fois film thèse, film d'auteur avec un formalisme époustouflant servant le discours et renforçant la théorie du film. Mais surtout, c'est l'angle d'approche qui est saisissant. Trois personnages, trois origines, trois conceptions de la survie dans cette cité et un destin commun.
Le générique n'a pas encore commencé que Kassovitz ouvre son film par des images d'archives en noir et blanc d'un jeune homme défiant des rangées de CRS. Il n'a que des "cailloux" à faire valoir contre les armes des policiers. Puis le titre, majuscule, LA HAINE, un fond noir, une police de caractère qui fait très "rapport de police" ou "dépêche AFP". Puis une voix raconte une histoire avec une morale:
"c'est l'histoire d'un homme qui tombe d'un immeuble de 50 étages, et le mec, au fur et à mesure de sa chute il répète sans cesse pour se rassurer - jusqu'ici tout va bien... jusqu'ici tout va bien... jusqu'ici tout va bien - mais l'important c'est pas la chute, c'est l'atterrissage."
Cette histoire est dite sur une image de la Terre, elle aussi en noir et blanc, tandis qu'une sorte d'explosion est montrée juste avant que ne soit dit "c'est l'atterrissage". D'emblée, le film montre donc un choix esthétique, le noir et blanc, une maxime avec une morale dont on comprend que le film en sera une illustration, une vision universaliste avec cette image du monde et un titre choc. Qu'indique-t-il? Une haine déjà présente? Une explication de la haine?
Ainsi, dès le pré-générique, la ressemblance avec un documentaire est manifeste. Kassovitz va alors jouer sur tous les aspects qui définissent ce genre cinématographique. Tout d'abord, il a recours à des images d'archives mais il va surtout produire des images qui ressemblent à des images d'archives. Ainsi le fait-il quand il montre une télévision qui diffuse un journal télévisé relatant des émeutes dans une cité ayant provoqué le coma d'un jeune habitant, Abdel Ichaha.
Kassovitz découpe ensuite son film selon les heures à laquelle il montre ses personnages, comme le faisait le magazine 24 heures diffusé sur Canal +, montrant les tranches de vie les plus éclairantes pour illustrer un évènement. Cela indique que les images ont été tournées dans la continuité et que l'histoire est écrite par les personnages eux-mêmes, sans scénario pré-établi.
2. Trois personnages, trois communautés, une cité
Après le générique, Kassovitz décide ensuite de présenter ses personnages. Ce qui renforce l'aspect documentaire, c'est encore par le fait que les prénoms des héros du film sont ceux des acteurs. Comme s'il n'y avait pas de différence entre celui qui joue et le personnage qu'il interprète. C'est d'abord Saïd (Saïd Taghmaoui) qui est présenté, travelling avant, gros plan sur lui. Il semble regarder les spectateurs. Plan suivant, il regarde les CRS qui ont investi le quartier. Puis le voici en train de faire un tag sur la camionnette des CRS: "SAÏD BAISE LA POLICE". Les caractéristiques du personnage sont là. D'origine arabe, malin et volontiers provocateur!
Puis vient le personnage de Vincent Cassel, qui se prénomme donc aussi Vincent mais qui se fait appeler Winz, comme l'indique son énorme chevalière. Il nous est présenté d'abord par une musique yiddish sur laquelle il danse dans une sorte de cave, puis rejoint par Saïd dans sa chambre dans laquelle il dort, vautré sur son lit. Son surnom, sa bague en argent, sa danse nous le caractérisent clairement comme fanfaron, en quête d'identité et de reconnaissance.
Enfin, le troisième personnage va être rejoint par les deux premiers, dans une salle de sport qui a été incendiée lors de l'émeute de la nuit précédente. Il s'agit de Hubert, joué par Hubert Koundé. Il est noir, boxeur et reconnu par les autres comme une sorte de modèle. Comme pour Saïd et Winz, son prénom apparaît à l'écran par le biais d'une affiche annonçant son futur combat. Mais Kassovitz surligne "Hubert" d'une sorte de lumière qui fait se détacher le prénom du reste de l'affiche. Hubert est à la fois un personnage puissant, non impliqué dans l'émeute. Il est le personnage lumineux duquel on espère une certaine modération face aux évènements. Quand on l'entend parler, on reconnaît la voix qui précédait le générique et qui racontait la parabole.
Par ces trois personnages, Kassovitz nous plonge dans une histoire à la fois très intimiste, avec une succession de gros plans, de séquences dans lesquelles ils se retrouvent face à eux mêmes, que ce soit devant le miroir, dans la télévision ou bien au travers du regard des autres. Ils sont de communautés différentes mais vivent dans la même cité.
Ils se retrouvent régulièrement durant la journée à ne rien faire sinon à traîner dans des lieux qu'ils investissent et qui ne leur sont pas destinés: un toit d'immeuble, un espace pour enfant.
Cette cité dans laquelle ils vivent semble un espace sans activité économique, un dortoir dans laquelle traîne une jeunesse où tous les âges se confondent, les jeunes adultes pouvant discuter avec des jeunes adolescents, voire des enfants, se comportant parfois comme eux.
Un monde où la violence verbale fait aussi office de mode de communication privilégié, chacun pouvant se menacer physiquement et s'insulter sans pour autant que cela n'aille plus loin.
La cité des trois personnages est un espace qui semble en marge du monde et de la communauté française. Dans une séquence spectaculaire, tous les jeunes de la cité semblent se retrouver au sommet d'un immeuble qui se transforme pour l'occasion en une terrasse géante, mi lounge, mi café, sur laquelle les jeunes consomment des merguez, discutent, se disputent aussi. Tout autour de cette cité se dégage un paysage végétal, laissant penser que Paris est bien loin de là. Cette impression est confirmée lors de l'escapade des trois héros à Paris qui doivent prendre le train pour s'y rendre et non le métro.
C'est aussi une économie parallèle qui existe. Aucun commerce légal n'est présent dans le film, même si un des personnages porte le nom d'une enseigne d'électroménagers, Darty. Il fait bien évidemment du marché illégal comme d'ailleurs Hubert qui trafique de l'herbe, ce qui lui permet de payer les notes de gaz de sa mère. Celle-ci semble avoir une activité de couturière, illégale aussi manifestement.
Si la marginalisation de cette population est due à une situation très excentrée, elle s'accompagne aussi de réactions conduisant à son rejet. Ainsi, Winz, Saïd et Hubert se rendent-ils à une exposition d'art contemporain en soirée. Et tandis que Hubert se rapproche de deux jeunes femmes, Saïd puis Winz se mettent clairement à les provoquer voire les agresser. L'une d'elle, interprétée par Karin Viard, leur dit alors qu'ils ne peuvent pas attendre du respect si eux-mêmes ne respectent pas les gens qu'ils rencontrent. En appliquant les codes de langages et de rapports entre les personnes qu'ils ont dans leur cité avec ceux des villes, ils ne peuvent entraîner que des réactions de rejet. Ils sont invités à quitter l'exposition par l'organisateur, interprété par Peter Kassovitz (!). Ils le font toujours dans la provocation et la violence, Hubert renversant notamment un plateau sur lequel étaient posés des coupes de champagne.
Plus que de la marginalisation, Mathieu Kassovitz réussit à opposer deux communautés, et de fait deux mondes qui vivent côte à côte mais qui ne peuvent communiquer l'un avec l'autre.Aucun des deux n'a le code pour comprendre l'autre. A la violence de Hubert dans la galerie, Peter Kassovitz lance, après avoir fermé la porte: "c'est le malaise des banlieues". Cette phrase toute faite laisse à penser que cet espace, la banlieue, est peuplé d'individus en rupture avec le monde, leur monde, celui de la ville.
En réalité, le film témoigne d'autre chose. Ces habitants, et notamment les plus jeunes, aspirent à faire partie de ce monde.
L'affiche du générique n'était bien sûr pas innocente. Cette Terre sous laquelle le slogan "Le monde est à vous" renvoie bien sûr au rêve de tout à chacun que de conquérir sinon l'espace, du moins les espaces. Deux fois dans le film, cette affiche se retrouve devant les yeux des héros. Une fois en arrivant à Paris, symbolisant en quelque sorte leur conquête: aller à Paris, c'est déjà s'éloigner de leur cité. La preuve de la rareté de leur venue à Paris est symbolisée par l'échange entre Saïd et un policier à qui il demandait son chemin. Saïd s'étonne que celui-ci lui réponde en lui disant vous. Saïd interprète cela comme une particularité de la ville alors qu'il ne comprend pas que son approche du policier est différente de celle qu'il a dans la cité. Pour une raison simple. Les policiers qu'il voit dans la cité sont des CRS ou de la BAC (Brigade Anti Criminelle) alors que celui qu'il voit à Paris fait de l'ilôtage, un policier de proximité donc.
Du point de vue du sport, la boxe est montrée comme un élément d'intégration à la société. Par elle, Hubert pouvait aspirer à quitter l'appartement de sa mère. Quand Winz regarde les danseurs, on lui signale aussi un combat de boxe à Paris. Quand il s'y rend, le spectateur découvre de la boxe thai. Le novice peut imaginer que la musique est off (rajoutée au film). Cette musique est "in", présente pendant les combats. Quelque soit la connaissance des rituels de ces combats, l'impression donnée est bien sûr celle d'une esthétisation de la violence, mais une violence cadrée par des règles respectées.
Cette volonté de faire partie de ce monde apparaît aussi dans certaines principes défendus par Saïd notamment. Alors que les trois sont dans le métro, une femme fait la manche en prétextant que sa fille est malade. Saïd lui signale alors que toute sa famille est en prison et qu'il ne se plaint pas et qu'elle n'a qu'à travailler comme tout le monde (sic!).
Tous sont habillés dans des tenues de marque dont on imagine qu'elles ont été achetées selon le même procédé que pour l'électroménager. Peu importe d'ailleurs. En portant ces vêtements, il y a clairement une volonté de montrer qu'ils peuvent s'habiller comme tous les jeunes et notamment ceux de Paris.
Cette appropriation de la ville se manifeste enfin et aussi par une séquence éblouissante mettant en scène à Paris les trois compères sur un balcon dominant une rue de la ville. Par un recul de la caméra et par la focale utilisée, Kassovitz donne l'impression que c'est le balcon, et par conséquence Saïd, Hubert et Winz qui avance dans Paris et de fait la conquièrent.
Kassovitz crée un point de tension avec l'arme qu'un policier a perdu lors de la révolte de la nuit. Celle-ci apparaît de multiples fois sous différentes formes. Quand Winz joue à Robert de Niro en l'imitant dans Taxi driver, le spectateur n'y voit dans un premier temps qu'un pastiche d'un film. Or c'est bien Winz qui a récupéré l'arme. Celle-ci représente son passage au monde adulte, à celui du respect qu'on lui doit et qu'il pourra faire valoir à ceux qui le lui devront. Elle l'accompagne pendant toute la journée. Elle est une menace constante pour ceux qui le côtoient, y compris pour les spectateurs de la salle qui sont pointés par elle la première fois qu'on la voit sur l'écran.
Cette arme est aussi une interrogation pour tous ceux qui ne savent pas qui la possède. L'information circule dans la cité et alimente les conversations. Sa disparition est même un sujet de journal télévisé. Pourtant, il ne s'agit que d'une arme et nous apprenons au fil du film que bien des armes circulent. Hubert en vend lui-même. Au-delà de l'arme, c'est le symbole qu'elle représente pour la société. C'est l'arme d'un dépositaire de la force publique. L'étanchéité des deux mondes a été percée et cela crée une situation de déséquilibre.
C'est bien cette notion de déséquilibre que Winz veut rétablir. En tuant un flic avec une arme, il prétend rétablir l'équilibre rompu par l'agression dont a été victime leur ami.
La seule fois où un rapport de force n'aboutit pas à de la violence se passe vers la fin du film dans des toilettes publiques. Un vieillard se retrouve seul face aux trois lascars. Il leur raconte une histoire longue et scatologique autour d'un train dans lequel il fut déporté par les nazis. Pour la première fois, aucun des trois ne l'interrompt ni ne l'agresse. La raison pourrait être assez simple. Il n'y a pas de contentieux entre les personnages. Mais c'est surtout la seule fois pour laquelle l'histoire racontée par le vieil homme n'est ni en opposition ni un sermon pour les Winz, Saïd et Hubert. Il leur a parlé comme à n'importe qui et ce sont eux qui, se demandant pourquoi il leur avait raconté son histoire, ont cherché une morale.
Pour le reste, le film ne montre que des rapports de force avec équilibre ou rupture d'équilibre
Tandis que la caméra suit trois CRS dans la cité qui s'est enflammée, on aperçoit les trois héros qui arrivent, Winz faisant le fanfaron. Alors qu'ils croisent les policiers, Winz se tait pour mieux reprendre ses fanfaronnades une fois les avoir dépassés. Le rapport de force est donc permanent entre forces légales et jeunes de la cité. Alors que les jeunes sont sur le toit d'un immeuble, des garçons de moins de 10 ans insultent le maire avant que n'arrivent des policiers sur ce même toit. Alors qu'ils veulent faire descendre les jeunes, Nordine, le grand frère de Saïd semble être le seul à avoir de l'autorité sur les jeunes qu'il est capable de contenir face aux policiers. Pire. Il intime l'ordre à ceux-ci de quitter le bâtiment, semblant ne rien risquer d'eux.
Tout le film repose alors sur ce rapport de force. Quand les trois amis veulent rendre visite à Abdel Ichaha à l'hôpital, ils sont empêchés d'entrer par un jeune policier qui les comprend mais qui doit respecter les ordres. Trois contre un, le voici submergé. D'autres policiers arrivent. L'équilibre est renversé.
Quand les frères d'Abdel attaquent un policier, pourtant issu du quartier et d'origine maghrébine, ils sont plus nombreux que lui et l'emportent jusqu'à ce que d'autres policiers n'interviennent pour les arrêter. Mais ce rapport de force évolue à son tour quand les jeunes de la cité interviennent, forçant une retraite précipitée des policiers, grâce notamment à Hubert qui arrive à contenir les jeunes en furie.
C'est enfin ce même rapport de force qui joue en faveur des skin heads lorsque ceux-ci agressent à coup de batte de base-ball Hubert et Saïd. Il faut l'arrivée soudaine de Winz et de son arme à feu pour que ce rapport s'inverse, laissant un skin-head seul face aux trois de la cité et à un revolver.
Conclusion du film
Ainsi, La haine témoignait d'une tension grandissante dans les banlieues avec un recours de plus en plus fort à la violence. La banlieue laissée à la marge de la ville et de la vie économique et l'espace urbain métropolitain semblait deux espaces étrangers voire ennemis. Et chacun de ses membres ne pouvait même comprendre ce que l'autre avait à dire et à exprimer, refusant même de se mettre ne serait-ce qu'un instant à la place de l'autre. Cette société est vue par Kassovitz par le prisme de la parabole racontée au début. C'est Hubert qui la réconte à nouveau. Mais il change un mot. Ce n'est plus un homme qui tombe, mais c'est la société. Pas besoin d'un immeuble. Elle tombe, symboliquement. Et le bruit de chronomètre qui était présent depuis le début du film, rappelant le récit d'une chronique devient soudain le bruit d'un compte à rebours.
Kassovitz a donc raconté une parabole. Celle d'une société qui va droit dans le mur, souffrant de cécité et ne cherchant pas à résoudre les problèmes qui sautent pourtant aux yeux. Signal d'alarme magistral suivi par d'autres films dits de banlieue, moins réussis mais tout aussi significatifs de la situation de sécession d'une partie du territoire de la République. Rien n'y fit. Le Front national s'est trouvé au 2ème tour des présidentielles en 2002. Les banlieues ont flambé en 2005. Les voyous sont de plus en plus puissants, la police de plus en plus vécue comme force d'occupation et de moins en moins comme force de protection. Kassovitz évitait un communautarisme religieux. Jacques Audiard a commencé à le montrer un peu dans Un Prophète en 2009. Et la société continue à tomber, mais en se disant peut-être de moins en moins "tout va bien".
À bientôt
Lionel Lacour
Génial! j'ai lu ici des points de vue que je n'ai trouvé aucune part d'autre, merci!
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour votre commentaire.
RépondreSupprimerSuper! clair et intéressant. Je m'apprête à projeter ce film dans le cadre d'ateliers de production vidéo en Bolivie, c'est un film qui a marqué ma jeunesse et mon amour pour le ciné.
RépondreSupprimerÀ bientôt
de la ville et de la vie économique
RépondreSupprimerIntéressant
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