en octobre 2012, le Festival Lumière honorait le réalisateur britannique Ken Loach, à un peu plus d'un mois de la désignation du prochain prix Lumière pour la 5ème édition de ce grand festival lyonnais, je vous propose de revenir un peu sur la filmographie de Ken Loach
dans cet assez long article.
dans cet assez long article.
Eric Cantona remet le prix Lumière à Ken Loach
le 20 octobre 2012
Amphi 3000 - Lyon - Festival Lumière
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Bien qu’anglais, et peut-être parce qu’anglais, Ken Loach a
une approche très critique de son pays et de son modèle. Presque tous ses films
montrent un Etat très dur vis-à-vis de la population par l’intermédiaire de son
administration, de sa police ou de son armée.
Loin de montrer le caractère libéral de son pays, Loach y
décrit son caractère répressif, policier et liberticide. Ainsi, dans Family life en 1971, c’est bien les
autorités médicales qui empêchent la jeune héroïne de s’émanciper de sa famille
en la soignant de manière brutale, à coup d’injection médicamenteuses et
d’électrochocs. Son mal était terriblement dangereux pour sa famille et la
société britannique puisqu’elle voulait vivre sa vie comme bon lui semblait,
aimer un jeune homme en dehors du mariage. La réponse de ses parents ne
représente alors que celle d’un État voulant contrôler les individus, les
encadrer, pour qu’elle devienne docile et soumise. En l’étant auprès de ses
parents, elle le serait aussi vis-à-vis de l’État et l’ordre établi ne serait
pas troublé. Dans Fatherland, en
1987, c’est bien l’État anglais qui surveille le héros et une jeune française
pour savoir ce qu’ils font au Royaume Uni. Et que dire de Hidden agenda en 1990 dans lequel le personnage de Paul Sullivan,
avocat américain, se fait tuer par des agents anglais parce qu’il poursuivait
son enquête sur les exactions britanniques en Irlande. Quand Ingrid, l’héroïne,
évoque ce qu’elle voit en Irlande, elle compare la situation avec ce qu’elle a
vu au Chili pendant la dictature de Pinochet, alors encore au pouvoir. Cette
comparaison est brutale, violente et sans nuance puisque sont mis sur le même
pied d’égalité une dictature et un État qui se prétend démocratique et libéral.
Et le personnel politique, très peu présent dans les films de Ken Loach, y est
décrit ici comme voulant protéger la situation du pays et un ordre établi,
quitte à ourdir des complots pour les Conservateurs contre les Travaillistes,
au mépris des valeurs qui animent, dans les textes, le pays, à commencer par la
liberté démocratique.
C’est toujours l’État qui est de toute façon remis en cause,
pas en tant que structure, mais en tant qu’organisation conservatrice enlevant
toutes les libertés des individus.
Que ce soit dans Riff-Raff en 1991 ou dans The
navigators en 2001, l’État se désengage de son rôle protecteur en laissant
libre cours aux exploitations diverses. La remise en cause de la politique de
Margaret Thatcher est explicite dans Riff-Raff
qui a conduit à l’accroissement de l’exploitation des travailleurs par
leurs employeurs. Elle est implicite dans The
navigators puisqu’elle aboutit à la privatisation des lignes de chemin de
fer, à la concurrence entre des entreprises qui ne voient comme intérêt que le
profit et en aucun cas la qualité des services et encore moins la sécurité et
le bien-être des employés. L’État est donc toujours présenté comme manquant à
ses devoirs élémentaires, et en premier lieu la protection de sa population. Il
apparaît alors comme trop présent jusqu’à en être liberticide, ou trop absent,
permettant toutes les dérives condamnant les classes populaires à être
exploitées.
La sur-présence de l’État passe par ses agents qui en
oublient toute forme d’humanité.
Dans Ladybird
en 1994, Loach se sert d’une histoire vraie pour raconter comment l’héroïne,
Maggie, se voit retirer progressivement ses enfants par les services sociaux
britanniques. Loach présente une femme fragilisée par la vie, violée quand elle
était adolescente et qui n’a jamais été alors aidée par ces mêmes services
sociaux. Or ceux-ci se montrent féroces et particulièrement vigilants avec elle
sans véritablement lui laisser la moindre chance. Ce sentiment d’oppression se
caractérise par des cadrages toujours aussi serrés que ceux des premiers films,
en limitant les espaces dans lesquels évolue Maggie. Son appartement, le pub où
elle chante, les chambres d’hôpital où elle accouche sont autant de lieux de
liberté qui se transforment brutalement en lieu d’oppression et de violences.
Et celles qu’elle subit à l’hôpital ou dans son appartement sont d’autant plus
difficiles à accepter pour le spectateur qu’elles sont commises par les agents
de l’État, les services sociaux qui viennent littéralement lui arracher ses
enfants. Toute la chaîne de l’État se rend d’ailleurs complice de cette
barbarie puisque sa déchéance de mère est confirmée dans un tribunal qui
n’interprète ses cris de douleurs que comme ceux émis par une hystérique
instable.
Ceux qui veulent s’extraire de ce carcan peuvent s’en
sortir, comme dans Just a kiss mais
au prix de la rupture avec leurs racines. D’autres s’en trouvent broyés et
voués souvent à s’affranchir des valeurs morales. Dans Sweet sixteen en 2002, le
jeune héros de 16 ans, Liam, veut extraire sa mère, condamnée pour avoir servi
les intérêts d’un minable truand, de sa condition sociale. Mais c’est au prix
de bien de compromissions, de trafics et d’actes hors la loi. Dans It’s a free world en 2007, Angela se
fait licencier après avoir « osé » refuser de se faire tripoter par
son patron. Elle décide alors de monter elle-même une entreprise mais dont le
fonctionnement sera de plus en plus illégal, comme si cela était une règle
inéluctable. De fait, Loach fait très souvent de ses héros des personnages qui
perdent leur identité quand ce n’est pas leur âme. Les ouvriers de Riff-Raff travaillent sous un nom
d’emprunt et ne peuvent pas encaisser leur chèque. Dans Carla’s song, l’identité de Carla est longtemps inconnue. Et les
héros qui travaillent illégalement n’ont pas de réelle existence puisqu’ils
sont justement contraints à accepter ce qu’on leur donne sans pouvoir faire
valoir leurs droits, que ce soit dans Raining
stones en 1993, dans My name is Joe et
dans bien d’autres encore. C’est cette situation très précaire qui pousse
finalement les personnages de Loach à regarder du côté des gangs et des mafias
qui pourraient les sauver.
La plupart des personnages de Loach ont alors un choix à
faire entre celui de rester dans la légalité et ne plus pouvoir vivre ou bien
envisager de travailler dans l’illégalité jusqu’à devenir membre d’un gang ou
d’une mafia locale. Or c’est bien l’absence réelle d’un réel welfare-state qui conduit les
personnages à devenir des illégaux voire des criminels. Quand dans Sweet sixteen, Liam vole de la drogue pour la vendre ensuite,
c’est pour offrir un mobile home à sa
mère. Il devient alors progressivement membre de la mafia locale le conduisant
à devenir plus puissant et surtout plus violent, allant jusqu’au meurtre de
celui qui tient sa mère sous son influence. Criminel par insuffisance de
l’État. Le film se finit sur la plage, un peu comme le film de Truffaut, Les 400 coups en 1959, à ceci près que
Liam n’est pas Antoine Doinel et que si ce dernier était en quête de liberté,
Liam vient de la perdre définitivement, et avec elle, ce qui lui restait aussi
d’innocence. Dans My name is Joe,
c’est bien aussi avec le caïd de la ville que Joe veut régler certains
problèmes d’un des ses amis junkie et ce en vendant de la drogue pour
rembourser ses dettes. Dans Raining
stones, Bob surprend la fille de Tommy trafiquer de l’ecstasy dans une
boîte de nuit, lui permettant de vivre mieux, quitte à devenir une victime. Et
c’est Angela, qui fut elle-même victime d’un système machiste et oppresseur
dans It’s a free world qui devient
une exploiteuse et une vendeuse de sommeil pour sortir de sa vie misérable
emplie de dettes, au risque d’y perdre ses amis, son fils, ses parents et son
âme. Enfin, c’est Eric Bishop, héros de Looking
for Eric qui doit sauver son fils du mafieux qui, de manière illusoire, lui
a permis de devenir quelqu’un tout en le rendant complice de crimes. La
récompense, de l’argent et des places en loge pour voir les matchs de foot de
Manchester United n’en sont que plus dérisoires !
L’œuvre de Ken Loach est donc très marquée par la critique à
la fois du système politique britannique, dont peu de représentants ne figurent
de fait à l’écran, si ce n’est dans Hidden
agenda comme évoqué précédemment, et de ceux qui en sont les agents qui
exécutent les lois sans discernement, protégeant de fait les plus forts et
écrasant les plus faibles.
La filmographie de Ken Loach ne se contente pas de
critiquer. Elle apporte aussi sinon des solutions, en tout cas un idéal
socialiste et internationaliste. Cet idéal rejette une autre forme d’internationalisme
qui serait l’impérialisme, celui du Royaume Uni du temps de sa splendeur
coloniale, celui des Etats-Unis imposant sa vision du monde reposant sur
l’exploitation capitaliste des ressources et des hommes au profit de
multinationales.
Le modèle envisagé par Ken Loach transparaît dans des œuvres
représentant des moments d’Histoire avec le point de vue de ceux qui le vivent
et non celui des grandes fresques historiques montrant tous les protagonistes
d’un événement. C’est ainsi que la révolution irlandaise de 1920 dans Le vent se lève, la guerre d’Espagne de
1936 dans Land and Freedom en 1995 ou
encore la situation au Nicaragua dans Carla’s
song sont autant d’inspirations pour le réalisateur anglais. La cause
irlandaise est au centre du film qui a reçu la palme d’or au festival de Cannes
en 2006, Le vent se lève. Le film
montre comment le processus révolutionnaire se met en route avec des individus
qui subissent une oppression digne des régimes totalitaires, qui l’acceptent
puis qui craquent en se soulevant militairement. Loach n’a pas de vision
romantique de ce conflit, filmant le caractère impitoyable qui aboutit parfois
à éliminer ceux des siens qui ont trahi. Le moment du film témoignant de ceci
n’est pas sans rappeler la séquence du film de Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres en 1969 qui
conduisait des Résistants français à l’occupant nazi à tuer un des leurs qui
avait été contraint à donner des Résistants à la gestapo. Mais surtout, le
cinéaste britannique ne s’arrête pas en cours de révolution et raconte comment la révolution de 1920 aboutit
inexorablement à une division entre ceux qui veulent l’accomplissement des
revendications avec l’indépendance totale de l’Irlande tout entière et ceux prêts
à accepter, de bonne foi pour certains, le compromis du Royaume Uni. Cette
division marque une nouvelle étape dans la révolution irlandaise avec
l’élimination de ceux qui refusent le traité par ceux qui l’acceptent et qui
ont mené ensemble la révolution. Symboliquement, c’est Teddy qui a mené son frère
Damien à la révolution. Or c’est ce dernier qui n’accepte pas le compromis
faisant de l’Irlande un Dominion du
Royaume Uni et qui ne remet surtout pas en cause le système économique et
social dans lequel les propriétaires terriens restent ceux qui ont le pouvoir.
Les revendications sont clairement socialistes avec une solidarité de classe et
un partage des richesses, à commencer par celui des terres cultivables. Cela ne
peut aboutir de fait qu’à une lutte fratricide entre les révolutionnaires
défendant le traité et ceux voulant continuer le combat, les premiers devenant
les nouveaux bourreaux des seconds, le grand frère, Teddy, commandant
l’exécution de Damien pour avoir agi contre le pouvoir irlandais désormais en
place !
Le personnage de Carla est une des marques de fabrique de
Loach qui introduit régulièrement dans ses histoires des personnages dont les
origines ne sont pas anglaises, ayant subi des sévices ou l’oppression dans
leur pays d’origine. Les meurtrissures physiques de Carla répondent de fait à celles que Jorge, héros
de Ladybird, a vécu au Paraguay avant
que d’être contraint de vivre en Angleterre comme un exilé politique, perdant
de fait son épouse et sa famille. Dans It’s
a free world, Angela doit faire face à des demandeurs d’emplois de toutes
origines, du Chili et de l’Europe de l’Est. Certains sont des immigrés légaux,
mais d’autres sont clandestins, comme cette famille iranienne à qui elle
viendra en aide. Tous viennent en Angleterre avec le rêve de vivre mieux,
préférant ne plus être médecin ou ingénieur plutôt que de vivre dans leur pays.
Comme les héros de America America d’Elia
Kazan, la réalité est beaucoup plus dure que celle imaginée, relayée par les
médias. C’est bien cette difficulté à être traité d’égal à égal par les
Britanniques que les Pakistanais de Just
a kiss en 2004 évoquaient en refusant finalement de s’assimiler aux
cultures locales. Cette attitude est plus compliquée pour leurs enfants nés en
Écosse et qui sont écartelés entre deux cultures mais avec le désir d’être
membre à part entière de la communauté écossaise.
Ainsi, les films de Ken Loach offrent une cohérence dans le
discours avec une approche clairement socialiste, privilégiant le bien commun
et l’enrichissement mutuel sans accaparement des biens par quelques uns aux
dépens de ceux qui produisent les richesses. À ceci, il oppose toutes les
formes de pouvoir qui conduisent à confisquer celui du peuple. Loach condamne
sans nuance le stalinisme, que ce soit dans Land
and Freedom ou précédemment dans Fatherland,
stalinisme qui de fait avait conduit à la séparation physique du peuple
allemand, même si le mur ne fut construit que huit ans après la mort de
Staline. Mais le cinéaste ne ménage pas moins le totalitarisme capitaliste qui
s’exprime par la dictature des plus riches, ne concédant au peuple qu’une
parodie de pouvoir politique, ce que Hidden
agenda montrait, et conduisant à la spoliation des richesses par n’importe
quel moyen, y compris par la guerre et la torture, comme dans Carla’s song mais également dans Route Irish en 2010. En effet, dans ce
film, l’Irak est devenu une terre conduite au chaos pour en récupérer toutes
les ressources, amenant les profiteurs mercenaires à se substituer aux armées
occidentales engagées dans le conflit, et en premier lieu celles américaines et
britanniques, puis à chercher à s’enrichir sur place, coûte que coûte, au
mépris de la population irakienne elle-même. Le film a la force du contre point
médiatique. En effet, la presse n’évoque les Irakiens que par les attentats
subis et perpétrés par d’autres Irakiens, assimilés souvent par facilité aux
membres d’Al Qaida. En centrant l’action sur la mort d’une famille irakienne,
Loach rappelle à ses spectateurs que la population qui y vit est d’abord une
population civile qui aspire seulement à vivre en paix, comme tous les
Occidentaux, et qui se trouve écrasée entre deux puissances à vocation
hégémonique ayant recours aux violences pour imposer leur présence et leur
idéologie.
C’est de fait ce que tous les spectateurs retiennent des
films de Ken Loach. Un cinéma social. Ce cinéma social était clairement dans la
veine de Cathy come home pour ses
premiers films. Un cinéma violent par sa forme accompagnait un discours violent
dans les idées. Et la violence était celle perpétrée par l’État à sa
population. En faisant des personnages simples, sans talent particulier, des
héros de ses films, Ken Loach confirmait ce que Edgar Morin en 1956 dans Le cinéma ou l’homme imaginaire avait
résumé par l’expression « Projection-identification ». L’intérêt du
spectateur tenait dans sa capacité à exprimer de l’empat hie
pour Cathy ou son mari parce qu’il pouvait se projeter et s’identifier à leur
sort et aux brutalités des différents services de l’État, qu’ils soient sociaux
ou policiers. L’angle documentaire était manifeste par de très nombreux plans
sur des individus isolés ou en groupe, généralisant par des anonymes
déconnectés de la narration du film le propos du réalisateur. Le recours aux
voix off des personnages était une solution trouvée pour à la fois avancer dans
le récit et pour témoigner de manière plus globale de ce qui y était dénoncé.
En faisant des individus modestes les héros de ses films,
Loach réussit à associer à ses personnages les mêmes valeurs habituellement
associées aux héros classiques du cinéma. Il n’est pas très éloigné en cela des
films du réalisme poétique du cinéma français des années 1930. La belle équipe de Julien Duvivier en
1936 ne faisait finalement pas autre chose que de mettre en avant des héros
ordinaires dans une vie ordinaire avec des conditions de vie similaires à
celles des héros de Loach : chômage, implication dans la guerre d’Espagne,
volonté d’unir ses forces et richesses pour réussir ensemble, proclamation du
drapeau français comme celui non d’une nation mais des travailleurs. Le film de
Duvivier a la même dimension tragique que ceux réalisés par le cinéaste
anglais, avec deux fins, une dite optimiste et l’autre pessimiste, qui, à bien
y regarder, ne correspondaient pas à ce qui pourrait ressembler à un véritable happy end ! Loach a donc repris
cette veine cinématographique et n’a jamais cessé de l’exploiter, créant
presque un genre en soi de film « social », genre dans lequel les portraits
dressés de ses personnages sont autant d’image de personnes courageuses à qui
le réalisateur peut trouver des excuses à chaque faux pas, à chaque trahison,
parce qu’elles ne disposent pas du libre arbitre plein et entier. Rosa dans Bread and roses en 2000 a trahi ceux qui
travaillaient avec elle à Los Angeles et qui manifestaient pour avoir davantage
de droits et de salaire. Mais sa trahison n’était pas égoïste puisque c’était
pour permettre une opération de son mari atteint de diabète. Dans une scène
poignante, elle révèle à sa sœur, meneuse du mouvement social contestataire qu’elle
s’est prostituée pour permettre de vivre à sa famille restée à Mexico ou lui obtenir
un emploi dans son entreprise de Los Angeles alors qu’elle n’avait pas encore ses
papiers de résidente légale.
Quand Bob, dans Raining stones, veut arracher la fille de son ami au trafic de drogue ou quand il veut éliminer celui qui a racheté ses dettes et qui a terrorisé sa femme et sa fille, il le fait par courage mais aussi parce qu’il sait qu’il ne trouvera pas de réponse auprès des autorités quelles qu’elles soient. C’est face à ces mêmes autorités que Maggie réagit courageusement en continuant à avoir des enfants malgré les retraits successifs par les services sociaux. Le prix à payer fut grand. Elle ne verra plus ses cinq premiers enfants ! Dans Riff-Raff, Stevie a aussi le courage de se rebeller contre ceux qui dealent dans son immeuble et son ami Larry a celui de porter les revendications auprès des employeurs pour des questions de sécurité. Steevie le paiera de quelques ecchymoses, Larry par son licenciement. Mais c’est surtout un des leurs qui continuant à travailler sur le chantier non sécurisé d’un immeuble en construction, tombe et est envoyé à l’hôpital dans un état très grave. Le courage de Steevie s’exprime finalement dans ce qui lui reste de capacité d’indignation par l’incendie de l’immeuble, symbole de l’exploitation de ces ouvriers qui ne sont jamais considérés par personne. C’est de la même manière qu’Eric, dans Looking for Eric en 2009, affronte seul le caïd dénommé Zac parce qu’il menace son fils et le pousse à devenir complice de ses meurtres, même si dans un premier temps, son courage est transformé en humiliation par les hommes de main du caïd. C’est encore une autre forme de courage dont les deux amants de Just a kiss font preuve en affrontant leur communauté, Casim en s’opposant à son père et sa mère voulant le marier à une Pakistanaise qu’il ne connaît pas et Roisin en affrontant l’Église catholique écossaise qui lui reproche une vie amoureuse et sexuelle en dehors du mariage. Car le courage ne réside pas seulement dans l’affrontement du mal, mais aussi dans la lutte contre soi. Si Joe lutte contre son addiction à l’alcool et Casim et Roisin résistent contre leurs propres préjugés et leur culture, Eric doit affronter son passé et sa lâcheté qui l’ont amené à abandonner la femme qu’il aimait et leur fille. Sa repentance passe par le fait d’avoir retrouvé des liens avec sa fille et s’occuper de sa petite-fille. Elle se prolonge dans le film par la force qu’il retrouve pour expliquer à Lily pourquoi il a fui ses responsabilités.
À l’unité des individus derrière une cause commune se
conjugue un autre internationalisme, moins politique mais pas moins important
chez Loach. Ses personnages sont très souvent marqués par la mixité d’origine,
qu’elle soit sociale comme Joe et Sarah, ou nationale pour ne pas dire ethnique
et culturelle. Maggie et Jorge dans Ladybird,
Roisin et Casim dans Just a kiss,
George et Carla dans Carla’s song, David
et Blanca dans Land and Freedom, Angela
l’anglaise et Dave le Polonais dans It’s
a free world et d’autres encore. Ce métissage à l’écran passe par des
séquences amoureuses parfois torrides, notamment dans Just a kiss. Mais Loach ne filme ces scènes que pour montrer que le
concept même de nation au sens restreint du terme est une ineptie. Par la
sensualité et la grâce de ces scènes d’amour, Loach ne cherche pas à attirer le
spectateur par l’érotisme racoleur. Ces séquences font sens dans son discours,
nécessaires pour justifier et accepter les métissages, mais sobres et réalistes
pour ne pas en faire la scène qui sera retenue du film. Par ces scènes
romantiques, Loach complète une idéologie anti-raciste qui saute aux yeux dans
presque chaque film, sans avoir souvent besoin même de l’énoncer. Si le racisme
est ouvertement dénoncé dans Just a kiss,
avec une séquence dès l’ouverture dans laquelle Tahara, une jeune Pakistanaise
d’un lycée de Glasgow, dénonce le racisme anti-musulman en le jugeant aussi
idiot que le racisme anti-chrétien, c’est surtout par le choix des personnages
que le cinéaste britannique distille son anti-racisme. Dans Ladybird, Maggie a eu ses premiers
enfants de pères différents parmi lesquels un noir. Jamais cela n’est mis en
avant. C’est un fait. Tout comme les enfants d’Eric dans Looking for Eric. L’un d’eux est noir. Est-il celui qu’il a eu avec
une autre femme ou bien est-ce son beau-fils ? Le fait est qu’il l’appelle
« papa » et qu’Eric se comporte avec lui sans différence d’avec son
autre fils. Angela dans It’s a free world
travaille avec une femme noire,Rose, sans que, là encore, cette différence
d’origine ne soit jamais évoquée dans le film. Dans Riff-Raff, nombre d’employés sont noirs, d’origine africaine.
Pourtant, si l’un d’eux rêve de vivre dans un continent où sont ses origines,
aucun d’eux n’est traité autrement par les blancs. Et quand l’un d’eux leur
permet d’encaisser leurs chèques en se faisant rétribuer de 5 livres par transaction,
il n’y a aucune réaction raciste. Au plus est-il traité de profiteur. Ce qui ne
l’empêchera pas non plus de dénoncer ceux qu’il a aidés quand ils ne lui
paieront pas la somme qui était promise. Pas de racisme chez lui non plus. De
fait Loach a une approche sociale liée à la lutte des classes et ses
personnages sont issus du peuple, quelles que soient leurs origines. S’il
oppose les riches aux pauvres, les faibles aux puissants, il idéalise la
possibilité d’avoir une classe sociale populaire unie qui ne soit pas divisée
par des sentiments individualistes propres aux puissants. C’est pour cela qu’il
est indulgent pour ceux qui craquent, le junky, l’employée qui pour survivre
trahit. Mais il est impitoyable avec ceux qui sont issus du même milieu
populaire que ses héros et qui appliquent avec zèle les ordres des puissants,
leur donnant l’illusion d’un petit pouvoir sans comprendre que cela ne se fait
qu’au bénéfice des donneurs d’ordre. Sans comprendre surtout qu’ils seront les
premières victimes de la colère des opprimés, comme le montre de manière
tellement explicite Le vent se lève
où la violence des Irlandais insurgés est née de la bestialité des soldats
anglais, défendant l’illusion de la supériorité de leur nation plutôt que de
s’unir avec ceux de leur classe sociale.
Le cinéma de Loach ne propose ni une vision misérabiliste du
peuple ni une simple empat hie pour
cette population oubliée si souvent des politiques, des médias et du cinéma. Il
en partage au contraire les goûts simples, comme le fait de se retrouver au
pub, celui des réunions de famille et particulièrement le football. Si Looking for Eric pouvait apparaître pour
ceux qui ignoraient l’œuvre de Loach comme un film racoleur à visée
commerciale, il n’en est de fait rien tant ses films sont régulièrement
traversés par des images de football. Son héros Joe est entraîneur d’une équipe
de football tandis que Tarah est supportrice d’une équipe de Glasgow. Dans The navigators, un des techniciens
désormais au chômage doit s’enregistrer comme demandeur d’emploi. La secrétaire
lui signifie non sans humour que le fait qu’il soit supporter de Sheffield Wednesday ne sera pas retenu contre lui. Les
scènes dans lesquelles des personnages jouent au football sont légions comme
dans Raining stones ou Riff-Raff.
Mais c’est bien sûr avec Looking for Eric que le football devient
un héros du film par l’apparition magique de Eric Cantona, dieu vivant pour
Manchester United. Mais cela permet aussi à Loach de donner à ce jeu une
dimension sociale et sociétale. Les classes populaires ne peuvent plus aller au
stade car le prix des places est devenu prohibitif. Pourtant, elles restent supporter de leur club avec un aphorisme
fameux dans lequel un supporter explique qu’on peut changer de femme ou de
travail mais on ne change pas d’équipe. L’équipe de foot devient une sorte de
nouveau cadre dans lequel chacun peut se reconnaître, quelle que soient ses
origines, une forme de micro-nation. Et Loach d’en déterminer un monde utopique
dans lequel le leader, incarné ici par Cantona, n’est plus un dirigeant mais un
inspirateur, et même pas Anglais ! Car le personnage de Cantona n’est pas
réel dans le film. Il est un mirage qui donne du courage au héros dans lequel
il se reconnaît, avec lequel il échange, manifestement aidé par des substances
pas très licites ! Par l’évocation des buts de la star des red devils, Eric, facteur de son état,
apprend par Eric le footballeur, que ce qui lui reste comme plus beau souvenir
n’est pas les buts qu’il a mis mais ceux nés d’un mouvement d’équipe, d’une
passe amenant au but, affirmant qu’il faut faire confiance aux autres pour que
le beau se réalise. Le football, jeu d’équipe avec des individualités qui se
font confiance pour la réussite collective, voilà qui ne pouvait que plaire à
Ken Loach. Si bien que la séquence dans laquelle tous les amis d’Eric vont
donner une leçon à Zac pour qu’il arrête de menacer Eric correspond à cet
idéal. En se déguisant en Eric Cantona, ils sont à la fois anonymes et en même
temps, ils sont chacun Eric Cantona. Avec ses qualités et ses défauts. Le film
se finit alors par un des rares happy end
de l’œuvre de Loach puis par une image d’archive culte dans laquelle
Cantona s’exprime en anglais, se moquant des journalistes par un aphorisme
sibyllin !
En promouvant le peuple comme héros à part entière, Loach
pouvait prendre un risque en devenant prisonnier de l’image du cinéaste social.
Or il a su explorer plusieurs genres de cinéma, que ce soit le thriller
politique, la fresque historique, le drame social et d’autres encore. Mais il
l’a fait en prenant toujours le point de vue de ceux qui subissent l’Histoire
ou le système, cherchant vaille que vaille à lutter contre ceux qui les
oppriment. Peu de grands personnages évoqués avec ici ou là Churchill ou
Thatcher ou quelques révolutionnaires comme Zapat a
ou d’autres d’Irlande ou d’Espagne. Aucun n’est incarné à l’écran. Parce que le
cinéma de Loach n’est pas qu’une succession de chronique sociale. Ouvertement
manichéen, le peuple est toujours vu avec bienveillance parce qu’il est accablé
par les puissants qui, loin de partager par altruisme, veulent conserver ce qui
constitue leurs richesses et avec cela, le pouvoir politique. Cinéma social
comme l’était le cinéma français des années 1930, il est aussi un cinéma
engagé, prenant clairement position contre tout ce qui peut opprimer les
classes populaires. Sa vision politique est clairement marquée par un
socialisme réel, fustigeant les usurpat eurs
de cette idéologie, à commencer par les Staliniens et leurs successeurs. Sa
remise en cause du modèle libéral britannique soi-disant émancipat eur n’a d’égal que sa critique de l’impérialisme
américain soumis au capitalisme le plus sauvage, s’accaparant les richesses du
monde aux dépens du bien commun et des populations. Pourtant, son manichéisme
revendiqué à l’écran n’est pas stérile puisqu’il ne fait pas que dénoncer, il
apporte également sinon des solutions, du moins une espérance dans laquelle les
racismes de toutes sortes peuvent être combattus. Souvent désespéré, parfois
réjouissant, lucide sur la diversité de ceux qui compose les classes populaires
mais magnanime avec ceux qui peuvent se tromper ou trahir, le cinéma de Ken
Loach propose à la fois des œuvres exigeantes, un discours politique et des
films populaires, qui en fait assurément un des plus grands cinéastes des son
temps.
Lionel Lacour
Pour info :
RépondreSupprimerhttp://www.la-bas.org/article.php3?id_article=2758
La BA du film : http://www.youtube.com/watch?v=DBLByhfDKu8