jeudi 30 mai 2013

Le Joli Mai: 50 ans après, un choc culturel

Bonjour à tous, 

comme annoncé dans un précédent message, Thierry Frémaux a donc présenté hier soir à l'Institut Lumière le film de Chris Marker et de Pierre Lhomme Le joli mai. Réalisé en 1962 et sorti en 1963, soit il y a juste 50 ans, ce documentaire est une déambulation dans les rues de Paris s'arrêtant sur quelques témoignages saisissants de Parisiens de toutes origines. Le noir et blanc de la photographie de Pierre Lhomme est d'une beauté étourdissante et fait de la ville-lumière à la fois une série de cartes postales attendues mais aussi des portraits magnifiques de simples citoyens comme des découvertes d'un Paris oublié, celui des quartiers de misère, aux rues sales et sombres.

Ce long documentaire, bercé par la voix d'Yves Montand et la musique de Michel Legrand joue le rôle d'un polaroïd animé, saisissant un instant de l'Histoire de France particulier, l'après guerre d'Algérie, dans lequel la société se positionne de manière assez troublante. On est en effet abasourdi par à la fois la contemporanéité des propos tenus sur le monde, la démocratie, le racisme et le climat - mai 1962 était un mai froid, déjà! - par la modernité des réflexions sur la place du travail dans une société capitaliste, sur la place de l'individu, sur la spiritualité ou le matérialisme et enfin par le décalage impressionnant de l'expression orale des Français, de toutes origines, de 1962 par rapport à aujourd'hui.

Car le choc est bien là: il faut entendre cette mère de famille de 8 enfants qui accueille en plus une nièce orpheline vivant dans un taudis parisien composé d'une seule chambre et à qui est donné un logement avec des chambres, une cuisine, des "waters" (sic!) dans un appartement d'un grand ensemble neuf. Il n'y a aucune revendication agressive de sa part, juste le bonheur de permettre à ses enfants de pouvoir vivre désormais dans "leur" chambre, c'est à dire manifestement à quatre par chambre! Que dire de ce jeune homme noir parlant dans un français remarquable témoignant de son départ du Dahomey (le Bénin actuel) et de son arrivée en France, de son séjour au Massif central où il dut affronter le regard raciste des habitants. Là non plus, aucune violence, pas d'expression toute faite et revendicatrice mais un recul sur la situation d'une maturité infinie, reconnaissant non sans ironie qu'au bout de deux ans, plus personne ne le montrait du doigt, peut-être parce qu'il était devenu civilisé!

C'est encore le témoignage de ce jeune Algérien, détenant un CAP et rencontrant le visage du racisme au sein même de l'entreprise au travers d'un Français n'acceptant pas d'être employé dans un poste inférieur à un Algérien. Pas d'accent pour ce jeune dont les parents sont des immigrés. Pas de rejet de la France puisqu'il affirme ne jamais vouloir retourner en Algérie puisque rien ne l'y retiendrait, sa famille étant morte là bas. Mais une foi, une espérance dans ce que la France promet. Une envie de voir ses enfants accéder à l'éducation, aux diplômes.

Cette fraîcheur des témoignages est d'une étonnante quiétude, avec l'absence d'un discours victimaire d'autant plus étonnant quand sont montrées les conditions de vie de ces populations. La vision du bonheur est une vision simple: bien manger, un logement, un bon emploi, une retraite décente.

Le reste? La consommation n'est pas vraiment le souci des témoins même si le premier à intervenir dans le documentaire reconnaît être heureux que par le "pognon" qu'il gagne en vendant des costumes ou des pantalons. Mais tout le documentaire montre que cette société finalement riche n'est pas marquée (encore) par l'opulence, le gaspillage et la course effrénée à la possession. Il n'y a qu'une seule chaîne de télévision et cela semble satisfaire tout le monde. La soif d'information est limitée et le temps du travail ne coïncide pas avec celui des loisirs. Il est à ce titre amusant d'entendre un bougnat ne pas vouloir mettre une télévision dans son commerce à l'heure actuelle où les clients des cafés passent leur temps le nez en l'air à regarder des images avec un son souvent inaudible! 

La place des jeunes est également importante dans ce documentaire et l'analyse sûrement plus facile aujourd'hui qu'au moment de la sortie du film. Par exemple, alors que les cinéastes interrogent deux commis de bourse manifestement mineurs, c'est-à-dire de moins de 21 ans, un employé reproche aux documentaristes de demander l'avis de jeunes, leur proposant même d'interroger, pendant qu'ils y étaient, son fils de 2 ans. Cet exemple caractérise bien la place accordée à une jeunesse qui aspire à devenir adulte mais qui doit rester à sa place. Cette preuve de conservatisme montre à quel point la société française pouvait être cloisonnée, socialement ou selon des critères d'âge ou sexuels. Les femmes ne se reconnaissent ainsi pas la capacité de bien voter, puisqu'elles ne voteraient que parce qu'elles trouvent tel ou tel candidat plus beau que l'autre. Le patriarcat, 17 ans après le premier vote des femmes en France dans une élection au suffrage universel, semble avoir la vie dure. Mais, en creux, ces réflexions misogynes venant de femmes témoignent d'une autre réalité, celle de la nécessité d'avoir accès au savoir et à l'information pour faire ses choix politiques.


Et de choix politiques, il en est grandement question dans ce film. Politique internationale d'abord, avec des échanges entre une femme manifestement pro-URSS et un jeune homme ouvertement pro-américain. Politique nationale ensuite, avec le procès de Salan, l'acceptation ou le refus de l'Algérie indépendante. Mais aussi politique sociétale avec des témoignages divers d'une extrême profondeur. Ainsi, il est hallucinant d'entendre des architectes contester dès 1962 la création des grands ensembles, confinant des gens à ne pas vouloir être heureux entre eux. Avec le recul, il est amusant de réaliser que cette réflexion sur l'inhumanité de ces logements populaires n'est pas née avec la crise et le chômage. De même, quand deux ingénieurs réfléchissent sur la place du travail dans notre société, on pourrait croire que leur réflexion est née des dernières crises du capitalisme. Or elle émane d'une société connaissant le plein emploi. Les entendre préconiser un temps de travail hebdomadaire de 30 heures par semaine parce que l'automatisation le permettrait les ferait passer pour des révolutionnaires! Plus encore, leur argument sur la nécessité de travailler longtemps chaque semaine pour des raisons morales, et donc implicitement chrétiennes, montre à quel point la France était traversée par des courants intellectuels à contre-courant de l'ordre établi. Autre choc avec le témoignage de ce syndicaliste dont le spectateur apprend au fur et à mesure qu'il fut d'abord prêtre et que, pour mieux comprendre la vie des ouvriers, est devenu lui-même ouvrier, puis CGTiste, comprenant que le communisme était d'abord les communistes.

Cette France kaleïdoscopique de ce documentaire est donc un merveilleux outil proposé aux spectateurs qui ont connu cette période comme aux autres pour réaliser l'étendue des changements que la France a connu depuis un demi siècle. Entendre parler en Ancien Franc ou en Nouveau Franc peut troubler les plus jeunes des spectateurs. Au passage, une retraite mensuelle à 12 000 francs, comme il est évoqué, peut faire rêver, à ceci près qu'il s'agit de 120 nouveaux francs, soit 18 euros... C'est dire si le niveau de vie a changé! Mais le plus étonnant est que cette mutation est déjà anticipée dans le film. C'est ainsi que Montand affirme que ce documentaire sera plus exotique dans 10 ans (soit en 1973) que le Paris de 1900 pour les spectateurs de 1963. Ce qui est certain, c'est que 50 ans après sa sortie, ce documentaire est ébouriffant, un matériau inestimable pour les historiens et sociologues, avec toutes les limites que l'objet filmique implique, liées au montage et au choix des témoins. Mais surtout, le film est une ode au bonheur qui ne passe pas par la frénésie de consommation et repose sur des valeurs humaines fortes.

Pour les Lyonnais qui voudraient voir ou revoir ce documentaire, l'Institut Lumière le propose encore pour trois séances, et le Comœdia tous les jours à 17h40:

Pour les autres, essayez de le voir dans vos salles d'art et d'essai. Un article dans le Télérama de cette semaine annonce sa sortie nationale (sûrement sur peu de salles). Sinon, il y a toujours le DVD (en vente sur Amazon).

À très bientôt

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