samedi 12 mars 2011

La crise vue par le cinéma français: comparaison années trente et aujourd'hui - DEUXIEME PARTIE

Le crime de Monsieur Lange
Bonjour à tous,

voici la deuxième partie de cette comparaison entre années 30 et aujourd'hui. La dernière partie viendra bientôt.

2. Quelles réponses à la crise ?
Deux types de réponse sont apportés dans les films des années 30. Le retour à la terre que prône par exemple Pagnol en 1939 dans Regain en adaptant une nouvelle de Jean Giono vante le vrai travail et montre la perte des vraies valeurs des populations des villes. On retrouve la même logique dans L’homme du jour de Duvivier en 1936, les bourgeois et citadins étant ridiculisés par la mère du héros, interprété par Maurice Chevalier. Celle-là est une paysanne qui ne connaît rien des potins qui font le succès d’un jour mais connaît la vraie vie, celle qui permet aux hommes de se nourrir.
Duvivier, dans son film précédent déjà évoqué, La belle équipe, illustre le rêve des amis chômeurs ayant gagner à la loterie : une ferme avec des poils et des plumes !

A cette réponse classique s’oppose celle portée par le Front populaire. Dans A nous la liberté, René Clair préfigurait déjà en 1931 les aspirations de la classe ouvrière : la machine doit libérer l’homme du travail et non l’asservir, lui permettre d’augmenter ses temps de loisirs à partager entre ses proches, famille ou amis. Le rêve n’est pas celui de la consommation mais celui du temps passé ensemble. Des guinguettes du bord de la Marne aux séjours à la montagne proposés sur affiches dans La belle équipe, c’est une autre manière de concevoir la société. Même le travail peut être fait dans la bonne humeur, sans le sentiment d’être exploité. Le crime de Monsieur Lange (1936) propose justement un exemple de coopérative dans laquelle tous les salariés profiteraient de leur travail à part égale. Cette forme d’égalitarisme se retrouve encore chez Renoir dans La marseillaise, rendant l’importance de chacun dans la société.

Comparativement, la réponse à la crise proposée au cinéma depuis les années 1970 est elle aussi double. Elle est d’abord une volonté de changer de conception de la société, mettant en avant bien des principes nés des mouvements de la jeunesse des années 60 et magnifiés en 1960. Dans La gifle de Claude Pinoteau en 1974, Isabelle Adjani rappelle à son père que ses diplômes ne l’ont pas empêché de se trouver au chômage. Elle veut vivre pas autrement « mais autre chose ». Si cette affirmation correspond à sa volonté d’émancipation vis-à-vis de son père, cette réplique résume pourtant tout ce qui va être proposé pour s’opposer au modèle productiviste en place à qui on reproche finalement de profiter de la crise aux dépens des populations d’abord, de la nature surtout. Car c’est une des caractéristiques majeures du cinéma français que de proposer finalement une vision plus politique que dans la crise des années 30. Dans La zizanie, Annie Girardot, femme de l’industriel Louis de Funès mais aussi son adversaire politique à la mairie, propose une « croissance plus juste, respectueuse de la nature ». Les idées écologistes n’avaient pas attendu Yann Arthus Bertrand pour être proclamées. Ce même retour aux valeurs écologiques s’observe dans bien des films. En 1992, Coline Serreau propose dans La crise une réflexion sur le plaisir de la contemplation simple de la nature. A ce rythme effréné imposé par la société qui broie les individus, elle oppose une volonté de prendre son temps. A la course au profit et au rendement, elle propose l’écoute. C’est vrai pour son héros Vincent Lindon qui ne pense qu’au travail pour le confort de sa famille, ne voyant pas que cette conception l’éloigne justement de sa famille. C’est vrai aussi pour le médecin qui préfère devenir homéopathe, quitte à passer une heure ou plus avec un patient pour mieux le soigner et le comprendre plutôt que de faire des ordonnances tous les quarts d’heure.
C’est donc souvent une approche de remise en cause de la société de la superficialité, des convenances, de l’argent roi qui est dénoncé. Un retour aux valeurs simples qu’on retrouve curieusement souvent dans des comédies ou des comédies dramatiques. Les films scénarisés par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri (Cuisine et dépendances, Un air de famille, On connaît la chanson…) ne sont que dénonciation d’une société qui oublie l’essentiel : l’individu et les relations humaines simples.
Néanmoins, le retour à la terre et aux valeurs des anciens n’a pas pour autant disparu du cinéma français. Comme dans les années 30, bien des films vantent les méritent du travail de la terre ou des goûts authentiques. Les marmottes d’Elie Chouraqui (1993), Le bonheur est dans le pré d’Etienne Chatiliez (1995), Une hirondelle a fait le printemps de Christian Carion (2001) et même Fatal de Michael Youn (2010) et bien d’autres encore ont pour propos que les vraies relations sont dans les espaces humanisés en communion avec la nature, coupés du rythme frénétique de la ville.
Le film de Chatiliez en est un exemple parfait jusque dans le titre. Ce que Gabin souhaitait dans La belle équipe, Serrault va le vivre en devenant le patron, malgré lui, d’une ferme produisant du foie gras de canard. Certaines répliques sont aujourd’hui devenues cultes comme la fameuse « c’est pas lourd le confit », adressées à des spectateurs urbains qui voient qu’une autre vie est possible. Que les plaisirs simples de voir un coucher de soleil, de manger des plats roboratifs et d’être généreux avec même ceux qu’on ne connaît pas sont accessibles à tous, même à un vieil homme comme Serrault dans le film.

Ainsi, que ce soit dans les années 1930 ou depuis les années 1970, deux réponses à la crise sont proposées : une remise en cause de la modernité qui n’aboutit qu’à l’asservissement des classes populaires et un retour aux sources, c'est-à-dire un retour à la terre. Si ce dernier point se retrouve dans les deux périodes, la remise en cause de la société de production et de consommation n’a pas été si importante que cela durant les années 1930. Peut-être parce que le Front populaire a été au pouvoir en 1936 et que la guerre a été déclenchée en 1939. La crise de la croissance depuis les années 1970 dure finalement depuis près de 40 ans, sans guerre sur le sol européen. La critique de la société a pu donc s’exprimer sur davantage de temps. Et l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 puis en 1997, sorte d’équivalents du Front populaire des années 30 (de l’ « Union de la gauche » à la « gauche plurielle ») n’a pas eu pour effet d’endiguer réellement la crise pour les classes les plus populaires.


A venir:
3. Une république malade ?


A bientôt

Lionel Lacour

vendredi 11 mars 2011

Easy Rider, le nouveau western?

Bonjour à tous,

Parmi les séances du CinéClub de Lyon 3 que j'anime a été projeté hier Easy Rider. Ce film de 1969, prix de la première oeuvre à Cannes pour Dennis Hopper est considéré comme un film générationnel majeur, sorte de manifeste du "Road movie" même si d'autres films avant lui avait évoqué des aventures tout au long d'un trajet tumultueux, les fans de Franck Capra se souvenant du multi oscarisé New-York Miami de 1935.

Film que nous qualifierions d'indépendant puisqu'il a été fait avec un budget ridicule comparé à ceux d'Hollywood, il a été pourtant un grand succès commercial, touchant une génération nouvelle de spectateurs.

A bien y regarder, ce film s'inscrit dans cette nouvelle Amérique, celle des hippies et des contestataires de cette fin des années 70 mais est aussi un pur film américain, ne reniant pas les valeurs qui ont construit ce pays du nouveau monde.

La théorie du film
C'est le personnage de l'avocat incarné par Jack Nicholson qui la donne dans un des nombreux bivouacs du film: les USA sont le pays de la liberté. Mais il ne sait pas ce qui cloche désormais. Les gens ont vendu leur liberté au monde de la consommation. Ils parlent de liberté individuelle mais ont peur des individus libres comme les deux héros hippies du film.
Et de rajouter que ceux qui ne sont plus libres deviennent dangereux face à ceux qui le sont puisque cela leur rappelle justement qu'ils ne le sont plus!
Tout le film, avant et après cette séquence, se trouve résumé dans le dialogue de l'avocat.

1. Le western en trame de fond du film
Il n'est pas anodin de s'arrêter sur les prénoms des héros. Dennis Hopper est Billy et Peter Fonda est Wyatt. Billy comme Billy le kid et Wyatt comme Wyatt Earp, le shérif de Tombstone, celui du Règlement de compte à Ok Corral. Ils ont donc deux prénoms de l'ouest légendaire mais surtout deux prénoms de héros qui ont vraiment existé.
Le reste ne cesse d'évoquer le western: le chapeau de cow boy de Billy, les troupeaux de bestiaux visibles le long des highways, les paysages de Monument Valley si chers à John Ford, les tentes des hippies.
Quand ils s'arrêtent pour réparer leur moto, c'est dans un ranch. Et tandis qu'ils s'occupent de la roue du chopper, le fermier répare le fer de son cheval.
La moto devient le moyen de transport des nouveaux pionniers. A ceci près que le fermier est désormais installé et travaille la terre, ce qui suscite l'admiration de Wyatt. Tout comme il sera admiratif de ceux de la ville retournant à la terre et semant sur une terre aride. Aux doutes de Billy, Wyatt affirme "ils y arriveront".
Il y a une confiance incroyable en ceux qui reviennent aux valeurs fondatrices des USA: l'acharnement et la foi en la réussite, pas celle de l'enrichissement, mais celle qui permet l'accomplissement de chacun (ce à quoi un des hippies aspire d'ailleurs).

2. Une ode à la liberté
Le film commence assez violemment pour un public de 1969, américain de surcroit. Les duex héros sont au Mexique pour acheter de la drogue. Puis, par une ellipse, les voici aux USA à revendre leur drogue. Ils se jouent des frontières pour pouvoir non devenir des dealers, mais pour pouvoir aller de Los Angelès à la Nouvelle Orléans pour "Mardi gras".
Sur leurs motos choppers, ils sont prêts à partir. Wyatt regarde sa montre et la jette. Gros plan sur la montre.
Par ce geste, le spectateur de 1969 comprend que les héros se libèrent du temps, celui de l'Amérique moderne, celle du travail à la chaîne, celle d'Henry Ford, celle du productivisme et du capitalisme.
La bande son qui accompagne leur départ est alors explicative: Born to be wild, "né pour être sauvage" autrement dit "libre".
Cette liberté est rappelée dans quasiment toutes les séquences. Ils jouent sur leurs motos, ne portent pas le casque, ont les cheveux longs. Arrivés dans un camp hippie, ils comprennent rapidement que la liberté sexuelle prévaut et ne manque pas d'en profiter. Mais on est en 1969. Les plans de nudité restent chastes. On imagine ce qui aurait pu être tourné pour que le spectateur le comprenne! Mais à l'époque, quelques plans d'hommes et de femmes nus dans un étang suffisent à comprendre tout l'érotisme de la scéne.
C'est encore dans leur liberté avec l'usage des drogues que le film devient franchement provocateur. Son usage est montré comme déinhibant, mais aussi parfois comme abrutissant, voire rendant fou.
Esthétiquement parlant, le film lui aussi est particulièrment libre des conventions techniques, notamment pour les scènes tournées à la Nouvelle Orléans pendant Mardi Gras. Semblant être des films de super 8 tournées à l'épaule, en lumière naturelle, cela donne un effet très particulier au film. Le spectateur est plus que jamais avec les personnages, dans cette fête où la liberté est de mise. C'est d'ailleurs à l'issue de cette séquence qu'une autre est tournée. Un trip hallucinogène est montré pendant plus de 5 minutes, enchaînant propos incohérents, images surexposées, plans incompréhensibles. C'est l'effet dévastateur de la drogue qui est montré. La drogue ne rend pas si libre que cela. Wyatt le dit d'ailleurs à Billy: "on a déconné".

3. Une vraie quête spirituelle
C'est surtout par le personnage de Wyatt - captain America que cette recherche spirituelle est présente dans le film. Si Billy est un hédoniste défoncé du matin au soir, Wyatt admire ceux qui travaillent la terre. Les rencontres qu'ils font l'amènent à réfléchir sur sa place dans la société. Au paysant qui a 8 enfants, parce que sa femme est catholique, il lui répond qu'il peut être fier de ce qu'il a construit.
Quand il rencontre un hippie sur la route, il lui fait confiance. C'est lui qui les amène dans le camp où tout est partagé dans la communauté. Il a foi en l'humain et dans ceux qui essaient de construire leur avenir.
Dans une cérémonie rappelant la cène, un hippie se prend pour un nouveau prophète et appelle à la générosité et à l'humilité. Si Billy est goguenard, et la séquence peut lui donner raison, Wyatt est lui très impliqué dans ce sermon avant le repas frugal.
Même la drogue est montrée comme un élément de spiritualité. Elle est transmise aux novices comme on essaierait de convertir quelqu'un à prendre l'hostie chrétienne. La conversion faite, c'est la porte ouverte avec l'au-delà mystique. Pour le nouveau converti, Jack Nicholson, c'est le contact avec les extra-terrestres qu'il imagine dans un délire jouissif.
Enfin, leur périple à la Nouvelle Orléans les amène à un bordel dans lequel des évocations picturales religieuses foisonnent: crucifix, vierge à l'enfant, jusqu'à une citation résumant finalement la quête de Wyatt: "Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer".

4. Une Amérique qui a oublié ses valeurs fondamentales
A leur première étape, les deux héros comprennent que leur identité ne convient pas aux Américains moyens. Le motel aux chambres libres devient subitement complet, ils sont arrêtés et mis en prison parce qu'ils participent dans un défilé de majorettes sans autorisation, ils sont raillés et insultés en Louisiane par tous les hommes qu'ils rencontrent dans une scène mémorable dans un bar. Traités de gorille, de Pédé et autres sobriquets, ils sont contraints de partir. Seules les jeunes filles leur courent après car ils symbolisent la liberté, ce que les hommes de la Louisiane ont bien compris d'ailleurs.
Wyatt et Billy sont sensés faire peur et être les agresseurs de la société, or ils sont ceux qui refusent le conflit. Ils fuient, reculent et ne sont pas armés au contraire des autres.
L'avocat leur rappelle que la belle Amérique a les cheveux courts et qu'on poursuit ceux qui ont tué un homme, si cet homme est blanc! C'est donc une Amérique puritaine, raciste et très conservatrice qui est décrite dans laquelle évolue ces deux héros.
Bastonnés une première fois, ils seront une nouvelle fois attaqués par des citoyens ordinaires qui voyaient en eux une provocation à la société. Pour reprendre les paroles de Nicholson, ce n'est pas ce qu'ils sont qui fait peur, c'est ce qu'ils représentent. Certains parlent de liberté individuelle, mais d'autres sont des individus libres. C'est bien ça qui dérange!

Conclusion: "happy end" ou pas "happy end"?
Le début du film montre deux personnages qui réussissent à faire un trafic de drogue pour s'enrichir et faire un voyage à moto. Dans Guet apens, Peckinpah avait permis à ses héros braqueurs, Steve Mc Queen et Ali Mc Graw, de se sauver de la police. Pas de happy end au regard de la morale classique dans laquelle le mal ne doit pas triompher.
Dans le cas d'Easy rider, si les deux personnages continuent à vivre sans jamais voir leur course être arrêtée, on pourrait alors être dans la logique de Peckinpah. Or leur parcours est stoppé net et brutalement. Une fois cela compris par le spectateur, un plan rapide nous éloigne d'eux, les laissant à leur condition. Moralement, la fin est cohérente avec les deux premières séquences. Les laisser s'en tirer, c'était faire dire au film:
"si vous voulez réussir vos rêves, aller chercher de la drogue, vendez la plus chère et après c'est la belle vie".
Film moral alors? D'une certaine manière oui car ils ne pouvaient pas finir sans payer ce qu'ils avaient fait au début du film. Sauf que ce n'est pas la police qui met fin à leur rêve mais des citoyens normaux, qui les élimine non pour ce qu'ils ont fait mais pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils représentent. Et la séquence finale ne laisse aucun doute au spectateur: ces citoyens ne seront pas inquiétés par la police.

Ce film ne cautionne donc pas l'origine de l'enrichissement des deux héros, mais par l'empathie qu'il nous permet d'avoir vis-à-vis d'eux, il nous montre que la société dans laquelle ils évoluent est archaïque et éloignée des rêves dont elle est soi-disant porteuse, à commencer par le goût de la liberté.
C'est donc un film plutôt désespéré, correspondant à une jeunesse désenchantée, ne se reconnaissant plus dans les films hollywoodyens vieillissant. Version cinématographique de Sur la route de Kerouac, ce film va ouvrir la voie à tout un nouveau cinéma américain qui va s'engouffrer dans la critique de la société américaine. Scorcese ou Cimino en profiteront comme bien d'autres ensuite.


A bientôt

Lionel Lacour

mercredi 9 mars 2011

la crise vue par le cinéma français: comparaison années trente et aujourd'hui - PREMIERE PARTIE

Bonjour à tous

Certains pensent que nous vivons une situation économique et politique assez proche des années 30 : crise économique, montée de l’antisémitisme et menaces extérieures par des pays belliqueux.
L'objet de ce blog n'est pas de vérifier si cette perception est pertinente quant aux faits. En revanche, il serait intéressant de voir si comment le traitement cinématographique a abordé ces deux crises. Et par cette comparaison, peut-être pourrions-nous arriver à valider ou non certaines comparaisons.

1. Montrer la crise
La crise économique des années 30 est finalement très peu montrée dans ses aspects économiques. Rares sont les films qui mentionnent ouvertement le chômage qui caractérise cette période. On peut cependant voir dans le film de Julien Duvivier La belle équipe (1936) que dès la première séquence, Gabin s’en prend à son logeur qui lui réclame le paiement de la chambre, lui reprochant d’être chômeur par paresse et non par absence de travail : « Chômeur, c’est pas ce qu’on avait rêvé étant môme » lui crie Gabin dans une de ses colères mémorables du cinéma d’avant guerre.
C’est encore Gabin qui dans le film de Renoir Les bas fonds (1936) vit dans une sorte de « squat » avec bon nombre de chômeurs. Le film est une adaptation du livre de Gorki et l’action se passe en Russie. Mais l’identification est bien rapide à la situation française où les rentiers sont eux aussi touchés par la crise. Louis Jouvet jouant le rôle d’un aristocrate ruiné incarne de fait le rôle de ces rentiers français qui voient leurs revenus s’effondrer. Toujours Renoir, Le crime de Monsieur Lange (1936) évoque lui aussi la situation de crise qui se manifeste par le chômage des employés d’un journal dirigé par Jules Berry.
C’est davantage la situation des classes populaires qui est montrée comme peu avantageuse. La fiancée de Gabin dans Le jour se lève (1939) de Marcel Carné vit au bord de la voie ferrée, séparée par une seule palissade, subissant autant le bruit que les projection de vapeur et de poussières des locomotives.
Le cinéma français d’aujourd’hui est beaucoup plus prolixe en films montrant la crise et ses effets. La différence tient dans le fait que cette crise montrée date des années 70. On la trouve dans des comédies avec par exemple La zizanie de Claude Zidi en 1978 dans laquelle l’entrepreneur interprété par Louis de Funès est aussi maire de sa ville. Son programme repose sur trois points : « le plein emploi, le plein emploi et le plein emploi », preuve que le chômage touche de plein fouet le pays. D’autres films montrent encore la crise économique comme Que les gros salaires lèvent le doigt de Denys Granier Deferre en 1982 dans lequel les cadres d’une entreprise sont licenciés cyniquement par leur patron interprété par le génial Jean Poiret. Toujours concernant le chômage, Costa Gavras pousse cette situation à son paroxysme en 2005 avec Le couperet dans lequel José Garcia, un cadre dynamique au chômage, élimine ses concurrents à la recherche d’emploi en les assassinant.
A partir des années 1990, ce qui marque le cinéma français c’est l’émergence d’un réel cinéma « social » avec des réalisateurs qui se spécialisent dans ce genre, à mi-chemin entre la fiction et le documentaire. En 1999, Laurent Cantet et Ressources humaines présente dans un style très brut avec de nombreux comédiens non professionnels, la situation d’une ville dépendant particulièrement des emplois concentrés essentiellement dans une entreprise. Le parcours d’un fils d’ouvrier en passe de devenir cadre amène à montrer comment la société française se désindustrialise, entraînant le licenciement massif des employés sous qualifiés des usines. Les frères Dardenne, bien que belges, sont également des cinéastes dits sociaux, et leurs films La promesse (1996) ou encore Rosetta (1999) illustrent la situation désespérée des classes populaires, vivant dans des conditions plus misérables encore que dans les films des années 30.

Et si Carné montrait les faubourgs dans Le jour se lève, c’est bien la banlieue qui devient un espace privilégié pour ceux voulant montrer les effets de la crise. Celle de 1973 avec Elle court elle court la banlieue réalisé par Gérard Pirès n’est plus celle des « trente glorieuses » dans toute une série de films postérieurs, que ce soit dans Le choix des armes d’Alain Corneau (1981) ou du Thé au harem d’Archimède de Mehdi Charef en 1985. Mais le film qui a marqué le genre « film de banlieue » est bien le film de Mathieu Kassovitz La haine réalisé en 1995, montrant justement au-delà de la ghettoïsation des populations y vivant, leur éloignement de la ville, faisant de celle-ci une terra incognita.



Prochaines parties:
2. Des réponses à la crise?
3. Une république malade?

A bientôt

Lionel Lacour

dimanche 6 mars 2011

The searchers ou "La prisonnière du désert": le premier film pro indien de John Ford?

Bonjour à tous,

j'ai mis beaucoup de temps à parler de ce film bien qu'il soit certainement un de mes préférés, du genre dont on dit qu'on l'emporterait sur une île déserte!
Tout a été dit ou presque sur ce chef-d'œuvre tourné en décors naturels, dans le site de Monument valley dans lequel Ford tourna si souvent avant et qu'il réutilisera notamment dans Le sergent noir et dans Les cheyennes après l'avoir tant utilisé avant comme dans La chevauchée fantastique en 1939.

En quoi donc cette Prisonnière du désert tourné en 1956 constitue-t-elle ce film presque parfait alors même qu'il n'est pas forcément aussi positif que bien d'autres films de ce genre?

L'immense John Wayne
Pour ceux qui douteraient encore du talent du "Duke" parce qu'il jouerait toujours de la même manière, avec des rôles faits sur mesure pour montrer sa force, ou parce qu'il était un républicain anti-communiste avéré, regardez ce film en oubliant tous ces préjugés.
Wayne y joue un personnage, Ethan, qui a toutes les caractéristiques habituelles de ses rôles: il sait tout des Indiens, de la stratégie à adopter, il est reconnu comme un homme fort et est respecté, et manifestement, il a été aimé secrètement par la femme de son frère et a même sauvé un jeune enfant métis indien.
Pourtant, Ethan est absolument antipathique. Rien de ses caractéristiques ne nous le rend sympathique. Son savoir, son expérience le conduisent à chaque fois dans une haine de l'autre de plus en plus redoutable et à laquelle le spectateur ne peut adhérer. C'est son alter ego, le jeune métis, Martin Pawley, devenu adulte qui, bien qu'inexpérimenté, montre de l'humanité dans laquelle chaque spectateur peut s'identifier.

John Wayne incarne de manière brillantissime ce Ethan sans surjouer, tout en retenue, y compris dans sa fureur ou sa haine des Indiens, jusqu'à la dernière séquence! Héros sans empathie possible. À croire que seul John Ford pouvait le faire sortir du rôle de héros triomphant, comme ce sera encore le cas dans L'homme qui tua Liberty Valance.

Une mise en scène en miroir
Tout spectateur ayant vu ce film se souvient toujours de la première séquence du film et de la dernière. Et pour cause, elles sont construites à l'identique, s'ouvrant ou se fermant sur une porte au travers de laquelle on aperçoit Ethan. Si ces deux portes ne sont pas les mêmes, cette mise en scène n'est pas juste un effet de style. En effet, on retrouvera cette idée d'intérieur/extérieur tout le long de l'histoire tandis que tout le film est construit sur la reproduction d'un événement, d'un objet, d'un son avant et après une séquence servant de miroir.
Ainsi, un chien aboie quand Debbie est enlevée par le chef indien au début du film Et celui-ci souffle dans sa corne pour prévenir le reste de sa tribu. Et un chien aboie avant l'attaque, signalée par le bruit du clairon, par l'armée du camp de ce chef à la fin du film. Et que dire de la symétrie de comportement entre Ethan portant Debbie à son arrivée dans la ferme de son frère, comme un acte de reconnaissance et Ethan portant Debbie quand celui-ci la porte à bout de bras après qu'elle s'est échappée de Scar, comme un acte d'acceptation.

Il fallait néanmoins une séquence centrale pour cette mise en scène miroir. Et cette séquence se situe à l'exact milieu du film. Elle est construite visuellement avec un décor symétrique à gauche et à droite de l'image, comme si celle-ci pouvait se plier: Martin et Ethan sont de part et d'autre d'un feu de bois, au pied de deux petites buttes. Cette information visuelle soutient le propos d'Ethan: les indiens qu'ils pourchassent sont les Nayakis, qui veut dire manège. Et d'expliquer avec des mots comme avec les gestes que leur nom vient du fait qu'on croit qu'ils vont dans un sens alors qu'ils vont dans l'autre.
De fait, le film change lui aussi de sens à ce moment précis.

Une séquence quasi documentaire
Durant la pérégrination de Martin et Ethan, ceux-ci en arrivent à rencontrer des tribus indiennes. C'est ce que raconte Martin à Laurie dans une lettre qu'il lui a écrite. John Ford semble alors quitter le récit à proprement parlé pour nous montrer une scène de négociation entre Martin et le membre d'une tribu. La musique de Max Steiner se veut pittoresque, représentant un point de vue indien et non occidental - quand bien même Martin est censé avoir du sang indien. Sans dialogue, le spectateur assiste à un troc bienveillant entre deux représentants de deux peuples distincts mais qui peuvent néanmoins s'entendre voire se comprendre. Et la séquence aboutit à l'achat d'une couverture par Martin. Du moins le croit-il.
Cette séquence a en fait un double intérêt. D'une part, elle permet à terme d'apporter une piste dans la quête des deux hommes pour retrouver Debbie. Mais le scénario aurait pu se contenter de trouver une situation différente. Et John Ford aurait pu la filmer avec moins de bienveillance. Certes, Martin n'a pas maîtrisé l'ensemble de la négociation, achetant une couverture, et un peu plus. Mais Ford montre que les deux civilisations qui s'affrontent ont beaucoup plus en commun que ce que les plus anti-Indiens imaginaient. Y compris dans la surprise liée à l'achat de Martin!


Qui est le plus barbare?
L'histoire commence véritablement quand la famille du frère d'Ethan est massacrée par la tribu du chef Nayaki "Scar" ("Cicatrice"). Alors que Ethan vient de revenir auprès de son frère après plusieurs années d'absences, il reconnaît à peine ses neveu et nièces, soulevant la jeune Debbie. Mais à peine arrivé, il est contraint de repartir avec Martin car des Indiens rôderaient. Profitant du départ des hommes, ces Indiens attaquent la maison du frère d'Ethan au crépuscule. Le chien de la famille aboît. Scar découvre la petite fille, Debbie,et après avoir claironné dans une corne, la kidnappe.
Ethan et Martin Pauley arrivent après avoir été éloignés du ranch et découvrent le massacre. Ils n'auront alors de cesse que de chercher la nièce d'Ethan durant des années.
Durant cette quête, le spectateur découvre un Ethan de plus en plus haineux. Et tandis que le chef indien semblait être celui le plus détestable, le comportement d'Ethan le rend tout aussi détestable. Plusieurs séquences nous permettent de comprendre qu'ils ont beaucoup de points en commun. Et si Scar correspond à un surnom lié à sa cicatrice sur le visage, le spectateur comprend que Ethan en a une ouverte à l'âme.
Quand le camp indien détenant la nièce devenue grande et interprétée par Natalie Wood est attaqué par Ethan et la cavalerie, c'est l'exacte situation inverse de l'attaque perpétrée par les indiens des années plus tôt: l'attaque se fait au matin et non au crépuscule, avec les mêmes bruits: le chien aboie, le clairon annonce l'attaque et le massacre de tout le village a lieu. Sauf qu'Ethan veut tuer Debbie, devenue désormais une indienne. Pourtant, alors que le spectateur s'attend à ce que, malgré les cris de Martin, Ethan tue Debbie, il la porte comme dans une des premières séquences et la ramène finalement parmi les "blancs".

John Ford n'a donc dans ce film aucune complaisance avec les Blancs. Si Scar exhibe ses scalps, Ethan pratique la même torture. Si les guerriers comanches massacrent la maison  des Edwards, l'armée américaine écrase femmes et enfants sans discernement.


Le propos de Ford est dans sa mise en scène. Blancs et Indiens font partie d'un tout, le territoire, celui grandiose de Monument valley, véritable personnage à part entière, dominant les individus et les groupes. C'est dans ces grands espaces américains que les destins s'accomplissent, avec des Blancs plus forts, mais pas meilleurs.


Le titre original The searchers est enfin un titre à double sens, beaucoup plus riche que la traduction française. "Ceux en quête" n'ont pas le même objectif. Martin Pauley recherche Debbie, sa sœur par adoption en quelque sorte. Son sang indien ne l'aura pas empêché de faire partie à part entière de la famille Edwards et de pouvoir constituer une autre famille avec celle qui l'a attendu si longtemps (une jeune fille interprétée par Vera Miles). John Wayne/Ethan était en quête de paix et de famille dès la première séquence. C'est celle-ci qu'il recherche durant ces années à chercher Debbie. En la reniant, puis en la retrouvant, il est en fait exclu de ce pourquoi il était revenu vers son frère au début du film. À l'extérieur de la maison à la première séquence quand la porte s'ouvre, il reste encore en dehors d'une autre tandis que tous les autres entrent à l'intérieur. Les autres ont accompli leur quête, pas lui. Sa haine des Indiens l'a conduit à haïr son propre sang tandis que Martin Pawley, celui qui n'était rien d'autre qu'un métis indien a su accomplir le rêve américain: être un membre à part entière de la communauté malgré ses origines.
Ford magnifie le melting pot et exclut ceux qui ne voit de bons Américains que dans ceux qui ne se sont jamais mêlé aux Indiens, ni par le sang - Martin, même si son appréciation évolue à la fin du film- , ni par la culture - Debbie, même s'il l'épargne finalement.


Avec La prisonnière du désert, Ford ne tourne certainement pas le premier film dans lequel il respecte les Indiens. Il l'avait déjà fait avec Le massacre de Fort Apache en 1948 ou dans La charge héroïque en 1949. Mais c'est peut-être la première fois que la barbarie attribuée généralement aux Indiens l'est aussi aux Blancs. La prisonnière du désert ne place pas les Indiens en situation victimaire mais bien à égalité avec les Blancs.
Il y aurait bien d'autres choses à dire encore sur ce film, que ce soit dans ses références au christianisme, à sa construction esthétique, à son rapport au temps qui passe. Mais ceci sera sûrement pour un autre message!

A bientôt

Lionel Lacour