Bonjour à tous,
Parmi les séances du CinéClub de Lyon 3 que j'anime a été projeté hier Easy Rider. Ce film de 1969, prix de la première oeuvre à Cannes pour Dennis Hopper est considéré comme un film générationnel majeur, sorte de manifeste du "Road movie" même si d'autres films avant lui avait évoqué des aventures tout au long d'un trajet tumultueux, les fans de Franck Capra se souvenant du multi oscarisé New-York Miami de 1935.
Film que nous qualifierions d'indépendant puisqu'il a été fait avec un budget ridicule comparé à ceux d'Hollywood, il a été pourtant un grand succès commercial, touchant une génération nouvelle de spectateurs.
A bien y regarder, ce film s'inscrit dans cette nouvelle Amérique, celle des hippies et des contestataires de cette fin des années 70 mais est aussi un pur film américain, ne reniant pas les valeurs qui ont construit ce pays du nouveau monde.
La théorie du film
C'est le personnage de l'avocat incarné par Jack Nicholson qui la donne dans un des nombreux bivouacs du film: les USA sont le pays de la liberté. Mais il ne sait pas ce qui cloche désormais. Les gens ont vendu leur liberté au monde de la consommation. Ils parlent de liberté individuelle mais ont peur des individus libres comme les deux héros hippies du film.
Et de rajouter que ceux qui ne sont plus libres deviennent dangereux face à ceux qui le sont puisque cela leur rappelle justement qu'ils ne le sont plus!
Tout le film, avant et après cette séquence, se trouve résumé dans le dialogue de l'avocat.
1. Le western en trame de fond du film
Il n'est pas anodin de s'arrêter sur les prénoms des héros. Dennis Hopper est Billy et Peter Fonda est Wyatt. Billy comme Billy le kid et Wyatt comme Wyatt Earp, le shérif de Tombstone, celui du Règlement de compte à Ok Corral. Ils ont donc deux prénoms de l'ouest légendaire mais surtout deux prénoms de héros qui ont vraiment existé.
Le reste ne cesse d'évoquer le western: le chapeau de cow boy de Billy, les troupeaux de bestiaux visibles le long des highways, les paysages de Monument Valley si chers à John Ford, les tentes des hippies.
Quand ils s'arrêtent pour réparer leur moto, c'est dans un ranch. Et tandis qu'ils s'occupent de la roue du chopper, le fermier répare le fer de son cheval.
La moto devient le moyen de transport des nouveaux pionniers. A ceci près que le fermier est désormais installé et travaille la terre, ce qui suscite l'admiration de Wyatt. Tout comme il sera admiratif de ceux de la ville retournant à la terre et semant sur une terre aride. Aux doutes de Billy, Wyatt affirme "ils y arriveront".
Il y a une confiance incroyable en ceux qui reviennent aux valeurs fondatrices des USA: l'acharnement et la foi en la réussite, pas celle de l'enrichissement, mais celle qui permet l'accomplissement de chacun (ce à quoi un des hippies aspire d'ailleurs).
2. Une ode à la liberté
Le film commence assez violemment pour un public de 1969, américain de surcroit. Les duex héros sont au Mexique pour acheter de la drogue. Puis, par une ellipse, les voici aux USA à revendre leur drogue. Ils se jouent des frontières pour pouvoir non devenir des dealers, mais pour pouvoir aller de Los Angelès à la Nouvelle Orléans pour "Mardi gras".
Sur leurs motos choppers, ils sont prêts à partir. Wyatt regarde sa montre et la jette. Gros plan sur la montre.
Par ce geste, le spectateur de 1969 comprend que les héros se libèrent du temps, celui de l'Amérique moderne, celle du travail à la chaîne, celle d'Henry Ford, celle du productivisme et du capitalisme.
La bande son qui accompagne leur départ est alors explicative: Born to be wild, "né pour être sauvage" autrement dit "libre".
Cette liberté est rappelée dans quasiment toutes les séquences. Ils jouent sur leurs motos, ne portent pas le casque, ont les cheveux longs. Arrivés dans un camp hippie, ils comprennent rapidement que la liberté sexuelle prévaut et ne manque pas d'en profiter. Mais on est en 1969. Les plans de nudité restent chastes. On imagine ce qui aurait pu être tourné pour que le spectateur le comprenne! Mais à l'époque, quelques plans d'hommes et de femmes nus dans un étang suffisent à comprendre tout l'érotisme de la scéne.
C'est encore dans leur liberté avec l'usage des drogues que le film devient franchement provocateur. Son usage est montré comme déinhibant, mais aussi parfois comme abrutissant, voire rendant fou.
Esthétiquement parlant, le film lui aussi est particulièrment libre des conventions techniques, notamment pour les scènes tournées à la Nouvelle Orléans pendant Mardi Gras. Semblant être des films de super 8 tournées à l'épaule, en lumière naturelle, cela donne un effet très particulier au film. Le spectateur est plus que jamais avec les personnages, dans cette fête où la liberté est de mise. C'est d'ailleurs à l'issue de cette séquence qu'une autre est tournée. Un trip hallucinogène est montré pendant plus de 5 minutes, enchaînant propos incohérents, images surexposées, plans incompréhensibles. C'est l'effet dévastateur de la drogue qui est montré. La drogue ne rend pas si libre que cela. Wyatt le dit d'ailleurs à Billy: "on a déconné".
3. Une vraie quête spirituelle
C'est surtout par le personnage de Wyatt - captain America que cette recherche spirituelle est présente dans le film. Si Billy est un hédoniste défoncé du matin au soir, Wyatt admire ceux qui travaillent la terre. Les rencontres qu'ils font l'amènent à réfléchir sur sa place dans la société. Au paysant qui a 8 enfants, parce que sa femme est catholique, il lui répond qu'il peut être fier de ce qu'il a construit.
Quand il rencontre un hippie sur la route, il lui fait confiance. C'est lui qui les amène dans le camp où tout est partagé dans la communauté. Il a foi en l'humain et dans ceux qui essaient de construire leur avenir.
Dans une cérémonie rappelant la cène, un hippie se prend pour un nouveau prophète et appelle à la générosité et à l'humilité. Si Billy est goguenard, et la séquence peut lui donner raison, Wyatt est lui très impliqué dans ce sermon avant le repas frugal.
Même la drogue est montrée comme un élément de spiritualité. Elle est transmise aux novices comme on essaierait de convertir quelqu'un à prendre l'hostie chrétienne. La conversion faite, c'est la porte ouverte avec l'au-delà mystique. Pour le nouveau converti, Jack Nicholson, c'est le contact avec les extra-terrestres qu'il imagine dans un délire jouissif.
Enfin, leur périple à la Nouvelle Orléans les amène à un bordel dans lequel des évocations picturales religieuses foisonnent: crucifix, vierge à l'enfant, jusqu'à une citation résumant finalement la quête de Wyatt: "Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer".
4. Une Amérique qui a oublié ses valeurs fondamentales
A leur première étape, les deux héros comprennent que leur identité ne convient pas aux Américains moyens. Le motel aux chambres libres devient subitement complet, ils sont arrêtés et mis en prison parce qu'ils participent dans un défilé de majorettes sans autorisation, ils sont raillés et insultés en Louisiane par tous les hommes qu'ils rencontrent dans une scène mémorable dans un bar. Traités de gorille, de Pédé et autres sobriquets, ils sont contraints de partir. Seules les jeunes filles leur courent après car ils symbolisent la liberté, ce que les hommes de la Louisiane ont bien compris d'ailleurs.
Wyatt et Billy sont sensés faire peur et être les agresseurs de la société, or ils sont ceux qui refusent le conflit. Ils fuient, reculent et ne sont pas armés au contraire des autres.
L'avocat leur rappelle que la belle Amérique a les cheveux courts et qu'on poursuit ceux qui ont tué un homme, si cet homme est blanc! C'est donc une Amérique puritaine, raciste et très conservatrice qui est décrite dans laquelle évolue ces deux héros.
Bastonnés une première fois, ils seront une nouvelle fois attaqués par des citoyens ordinaires qui voyaient en eux une provocation à la société. Pour reprendre les paroles de Nicholson, ce n'est pas ce qu'ils sont qui fait peur, c'est ce qu'ils représentent. Certains parlent de liberté individuelle, mais d'autres sont des individus libres. C'est bien ça qui dérange!
Conclusion: "happy end" ou pas "happy end"?
Le début du film montre deux personnages qui réussissent à faire un trafic de drogue pour s'enrichir et faire un voyage à moto. Dans Guet apens, Peckinpah avait permis à ses héros braqueurs, Steve Mc Queen et Ali Mc Graw, de se sauver de la police. Pas de happy end au regard de la morale classique dans laquelle le mal ne doit pas triompher.
Dans le cas d'Easy rider, si les deux personnages continuent à vivre sans jamais voir leur course être arrêtée, on pourrait alors être dans la logique de Peckinpah. Or leur parcours est stoppé net et brutalement. Une fois cela compris par le spectateur, un plan rapide nous éloigne d'eux, les laissant à leur condition. Moralement, la fin est cohérente avec les deux premières séquences. Les laisser s'en tirer, c'était faire dire au film:
"si vous voulez réussir vos rêves, aller chercher de la drogue, vendez la plus chère et après c'est la belle vie".
Film moral alors? D'une certaine manière oui car ils ne pouvaient pas finir sans payer ce qu'ils avaient fait au début du film. Sauf que ce n'est pas la police qui met fin à leur rêve mais des citoyens normaux, qui les élimine non pour ce qu'ils ont fait mais pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils représentent. Et la séquence finale ne laisse aucun doute au spectateur: ces citoyens ne seront pas inquiétés par la police.
Ce film ne cautionne donc pas l'origine de l'enrichissement des deux héros, mais par l'empathie qu'il nous permet d'avoir vis-à-vis d'eux, il nous montre que la société dans laquelle ils évoluent est archaïque et éloignée des rêves dont elle est soi-disant porteuse, à commencer par le goût de la liberté.
C'est donc un film plutôt désespéré, correspondant à une jeunesse désenchantée, ne se reconnaissant plus dans les films hollywoodyens vieillissant. Version cinématographique de Sur la route de Kerouac, ce film va ouvrir la voie à tout un nouveau cinéma américain qui va s'engouffrer dans la critique de la société américaine. Scorcese ou Cimino en profiteront comme bien d'autres ensuite.
A bientôt
Lionel Lacour
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