mercredi 12 juin 2013

The act of killing: qu'est-ce qu'un criminel de guerre?

Bonjour à tous,

Un poisson géant, des nymphes sortant de la gueule de cet animal, effectuant une chorégraphie approximative devant un personnage mi drag queen, mi sirène grasse, voilà comment le documentaire de Joshua Oppenheimer commence son long documentaire de près de 2 heures et dont l'image se retrouve sur une des affiches du film.

Quel étonnement alors pour le spectateur de se retrouver face à une telle séquence quand il lui est annoncé que The act of killing, sorti en France en 2013, est un documentaire non sur le cinéma indonésien mais sur un massacre perpétré en 1965 contre les communistes indonésiens par des factions proches du pouvoir, dont les Pemuda Pancasila (jeunesses du Pancasila), le Pancasila étant l'idéologie de l'État indonésien, mêlant nationalisme, internationalisme et spiritualité.



Pourtant, rapidement, le film semble se remettre sur les rails de ce qui avait été promis: le témoignage des bourreaux, dont celui central d'Anwar Congo, sur les massacres qu'ils ont commis. À partir de ce moment, le spectateur subit une expérience redoutable, sidérante et inédite au cinéma.

Un contexte historique sans réelle importance
Le documentaire rappelle régulièrement ce qui s'est passé en 1965. Les communistes ont été les victimes d'une tuerie dont le réalisateur annonce l'importance: un million de morts. Les historiens évoquent quant à eux environ 500 000 victimes ce qui est malgré tout considérable. Pourtant, rien n'est vraiment expliqué des motivations réelles, des enjeux idéologiques et politiques. De même, jamais la région n'est expressément située dans l'archipel indonésien, ne laissant que peu de possibilité pour un non-initié de se repérer. Pas d'archives si ce n'est une ou deux photos d'Anwar Congo, peu de témoignages autres que les participants au massacre, pas d'interventions d'historiens ou de journalistes pour (re)mettre en mémoire ce qui s'est véritablement passé.
Le récit historique fait donc défaut dans ce documentaire. Mais il ne s'agit pas d'une faiblesse du film mais au contraire de sa force. Le propos d'Oppenheimer est même presque de montrer comment cette Histoire a été oubliée par presque tous, au point de voir certains se l'approprier même s'ils ne l'ont pas vécue, d'autres de la jouer tels des comédiens, et quelques uns se la remémorer de manière sélective, désordonnée voire alternative.
De fait, ce qui intéresse le réalisateur n'est pas les bourreaux ou les victimes de 1965, mais bien comment ce tragique événement est aujourd'hui vécu, dans une quasi indifférence, par les personnes ayant été les protagonistes ou les descendants de ces milliers de meurtres.

Une Indonésie moderne?
Pour mieux situer son propos contemporain, Joshua Oppenheimer va alors régulièrement montrer cette fois le contexte de l'Indonésie du XXIème siècle. …À la tradition de l'archipel se mêle une extrême modernité et une parfaite intégration à la globalisation économique mondiale. Les mêmes enseignes, les mêmes produits, les mêmes moyens publicitaires, les mêmes centres commerciaux que ceux du Japon, d'Europe occidentale ou des USA se trouvent en Indonésie. Ce désir de consommer est présent régulièrement à l'image comme les sont également les témoignages de la culture spécifique des Indonésiens, dont les quartiers périphériques ressemblent souvent à des bidonvilles améliorés.
À la fois moderne et terriblement sous développée, voilà comment est présenté l'île dans laquelle vit Anwar Congo, île qui fut le terrain de ses meurtres passés et qui semble avoir tout oublié. Ou presque.
Le rejet des communistes reste lui bien présent au sein des populations et le mouvement des Pemuda Pancasila est là pour le rappeler. Dans un accoutrement para-militaire où le orange prédomine, les membres sillonnent les quartiers, imposent leur ordre, se retrouvent dans des cérémonies où se mêlent nationalisme, religion et vulgarité machiste.
Cette démonstration de force de ces jeunesses "légales" s'opère dans un monde où se côtoient des racketteurs d'étrangers ayant des activités illégales, avec l'aveugle consentement des Pemuda Pancasila et des candidats aux élections démocratiques. Un des personnages centraux du film, Herman, ami d'Anwar, anti-communiste primaire, membre des Pemuda Pancasila et comédien à ses heures mène d'ailleurs pendant le tournage du film une campagne pour être député.
Oppenheimer présente donc une Indonésie mosaïque, à la fois démocratique, autoritaire, pieuse, balsphèmatoire, corrompue, traditionnelle, économiquement intégrée au monde, sous-développée...

La méthode d'Anwar Congo pour tuer rapidement et proprement
Anwar Congo, un personnage de cinéma?
La force du film d'Oppenheimer réside dans le témoignage de ce vieil homme, grand-père attentionné, danseur, frimeur, avec un entrain particulièrement étonnant pour son âge. Grâce au montage du réalisateur, ses souvenirs ne nous sont pas restitués tels qu'ils lui sont revenus. Par un repère physique, le spectateur est alors capable d'identifier à quel moment du tournage les remarques d'Anwar ont été faites. Mais avant d'y venir, qui est Anwar Congo?
Oppenheimer suit un homme qui reconnaît avoir massacré des communistes en 1965, qui s'en vante et qui justifie pourquoi ces communistes lui étaient néfastes. Lui, jeune "gangster", vendant illégalement des places de cinéma en voulait aux communistes d'empêcher la programmation de films américains dans les salles, films qui plaisaient tant aux spectateurs et qui lui permettait de bien vivre. Éliminer les communistes, c'était une solution pour continuer son business!

Face à un tel raisonnement et sans remord apparent, Oppenheimer trouve en Omar un personnage aux aspérités incroyables pour un sujet de documentaire. Mais le film va puiser sa force dans la volonté d'Anwar de rejouer devant la caméra la manière dont il a perpétré les meurtres. De réaliste, sa démonstration pour étrangler jusqu'à la mort et sans que le sang ne coule est d'une parfaite abjection cynique, les scènes que veut tourner Anwar glissent progressivement au grotesque, aidé par Herman, qui n'a pas connu la période, et par d'autres des tortionnaires ou de certaines victimes. Ainsi, les habitants, certainement payées, jouent-ils la "comédie" pour restituer l'ambiance lors d'une intrusion dans une maison pour arrêter un communiste, pour empêcher la mise à feu des cabanes d'un village par les Pemuda Pancasila. Puis, ce sont des reconstitution d'interrogatoires en tenues d'Américains sorties des films noirs d'Hollywood, des images de films d'horreur hollywoodien et enfin des séquences chantées et chorégraphiées particulièrement ridicule.
Anwar Congo, centre de toute cette mise en scène devant reconstituer 1965, apparaît bien comme un personnage sans morale, se prenant pour un personnage de film américain. Il le dit, il le fait. Narcissique, il aime se voir à l'écran, corrige certaines attitudes non conformes à ce qu'il aurait dû faire quand il exécutait un communiste. Pourtant, le personnage dont le cynisme froid aurait pu vite lasser se révèle bien plus intéressant!

Héros ou criminel de guerre?
Anwar Congo, aux cheveux blancs, insiste pour se faire teindre pour retrouver la couleur capillaire qui était celle de sa jeunesse. Cette transformation physique est alors capitale pour le ressenti du spectateur et permet donc, comme il a été dit plus haut, de situer à quel moment du tournage se situent le témoignage du tortionnaire. L'essentiel du documentaire nous présente donc un personnage plutôt fier de ce qu'il a pu faire avec une auto-admiration presque drôle si elle n'était pas liée à la mort de tant de personnes! Progressivement, d'autres bourreaux le rejoignent dans son "expérience" de filmer ce qui s'est passé. Son chef et un rédacteur en chef d'un journal reconstitue méticuleusement certains interrogatoires musclés et meurtriers. Or, en revivant ce qu'ils ont fait, c'est bien le passé qui resurgit chez ces hommes, dont l'état de conscience semblait avoir été anesthésié par l'impunité des atrocités commises.
Ce qui ressort alors des différentes séquences est particulièrement intéressant, moins pour ce qui est dit de 1965 que sur comment les bourreaux ont vécu avec ce qu'ils ont fait. Toute la palette des ressentis s'exprime alors devant la caméra, que ce soit celle du documentariste ou celle censée filmer leurs "actes de gloire". Cela va donc du témoin des massacres mais qui, bien que se trouvant dans la pièce à côté, n'avait rien entendu ni rien compris de ce qui se passait. Ce passage renvoie à certaines séquences du film de Marcel Ophuls Le chagrin et la pitié où de nombreux témoins semblaient tout ignorer des agissements des SS! Il y a ensuite une victime qui reconnaît que ses bourreaux avaient raison d'être anti-communistes mais qu'ils se trompaient. Puis Anwar qui fut entraîné dans ce massacre comme le fut le personnage de Louis Malle dans Lacombe Lucien. Enfin, le journaliste et le chef qui assument pour des raisons idéologiques ce qu'ils ont fait.
Cette variété de vécus n'empêche pas une certaine prise de conscience de ces hommes qui, en interprétant ce qu'ils ont eux mêmes fait, réalisent la cruauté dont ils ont fait preuve. Et d'en conclure que, finalement, les communistes n'avaient pas été les monstres mais bien les victimes!
Spontanément, le spectateur voit dans ces criminels des êtres redevenus sauvages, primitifs, dont les agissements cruels prouvent qu'ils se sont extraits de toute logique morale, de toute humanité élémentaire, justifiant leurs atrocités par un instinct de survie déconnecté de la réalité!
Mais les conséquences sont différentes pour chacun. Si l'un des protagonistes qui a depuis réussi sa vie à Djakarta reconnaît que s'il avait été le fils d'un communiste exécuté, il en voudrait aux meurtriers, il n'en reste pas moins persuadé qu'il n'y a pas de crime de guerre car il a intégré ce qu'il a fait pour des raisons idéologiques. Sa définition du crime de guerre est d'ailleurs assez glaçante puisqu'elle renvoie à ce qui a été défini au lendemain de la seconde guerre mondiale: "ce sont les vainqueurs qui définissent les crimes de guerre". Les Japonais ne pourraient qu'y souscrire.

Anwar Congo joue le rôle d'une de ses victimes
dans une séquence digne d'un film noir hollywoodien
Quant à Anwar, son côté "m'as-tu-vu" fanfaronnant est petit-à-petit mis à mal par les diverses images saisies par le réalisateur. D'abord interloqué par les images des saynètes réalisées, il semble être de plus en plus investi dans le projet et stupéfait de ce qu'il a pu faire en 1965, jusqu'à en pleurer devant la caméra. Témoignage ahurissant, il prétend comprendre enfin ce que ses victimes ont ressenti après avoir joué lui-même le rôle d'un communiste torturé puis exécuté. Et malgré les remarques d'Oppenheimer lui signifiant que ce n'était que fiction, Anwar insiste dans ses affirmations compassionnelles. Comme si le poids de sa culpabilité remontait soudain à la surface de sa conscience.
La réalité est pourtant différente. Il n'y a pas de prise de conscience par le film. C'est Anwar qui en témoigne lui-même. Et Joshua Oppenheimer aussi. En effet, Anwar ne cesse de répéter qu'il est hanté par ce qu'il a fait, qu'il n'en dort pas... Cela fait pourtant près de cinquante ans! Le montage d'Oppenheimer est à ce titre particulièrement malin. En montrant une progressivité de la montée des émotions d'Anwar Congo, il permet une évolution dramaturgique à son documentaire, comme si la mise-en-scène des massacres perpétrés jouaient un rôle cathartique voire expiatoire.
Mais en positionnant à la toute fin du film la séquence dans laquelle Anwar est revenu sur les lieux principaux de ses crimes à la chaîne, le spectateur ne peut pas ne pas repérer qu'elle a été tournée avant le début de la réalisation de la reconstitution des massacres. Les cheveux blancs d'Anwar en attestent! Alors, cette séquence, tournée de nuit renvoie à une autre, sur les mêmes lieux, tournée de jour, dans laquelle Anwar expliquait comment il avait mis au point une méthode d'exécution rapide sans que le sang ne coule. Au cynisme et à l'absence de remord le jour répondait un profond sentiment de culpabilité la nuit. Voir et entendre Anwar être saisi de vomissements à la seule évocation de ce qu'il a pu faire dans ces lieux rend le documentaire extrêmement dérangeant. Le criminel de guerre conscient de ses crimes, voilà une image bouleversante car elle ne correspond pas à notre schéma de pensée. De ridicule, grotesque, criminel, il devient soudain empathique. Comme si tout n'était pas aussi simple dans le processus d'un massacre perpétré par des simples hommes. Ainsi, par le jeu du montage, le réalisateur maintient la montée en tension de son documentaire mais présente aussi et surtout un tortionnaire qui n'a jamais vraiment digéré ce qu'il a fait et que la culpabilité ronge de l'intérieur. Ses extravagances ressemblent alors bien à un réflexe de survie mentale pour un homme en attente d'un châtiment pour les atrocités qu'il a perpétré, châtiment qui ne viendra probablement jamais!


Film absolument troublant pour ne pas dire traumatisant, The act of killing est donc une plongée dans l'Indonésie contemporaine, traversée par la modernité économique, les traditions culturelles du pays, la diversité due à la situation d'un archipel si vaste et à la quête d'unicité, passant parfois par des montées de violence extrême.
En établissant un lien de proximité fort avec ses témoins, Joshua Oppenheimer en a tiré un documentaire puissant, sans retenue de la part des personnes filmées, se laissant aller, peut-être par excès de confiance, peut-être par besoin aussi de témoigner de ce qu'ils ont fait, naïfs ou inconsciemment en quête d'un jugement de leurs actes. Le film en dit surtout long sur la nécessité de juger de tels crimes et les criminels qui l'ont permis, autant pour les victimes et leur descendant que pour les propres bourreaux.
Quant à la genèse du film, si elle est intéressante pour l'Historien du Cinéma, le spectateur peut tout en ignorer. Peu importe alors que ce film se soit de fait imposé au réalisateur venu filmer autre chose en Indonésie. Il est devenu une évidence pour lui, celle de montrer sur grand écran ce qui n'avait jamais été montré, au-delà des représentations classiques: qu'est-ce qu'un criminel de guerre? La réponse est simple et stupéfiante. C'est un homme comme un autre, qui peut soudain perdre tout sens commun, entraîné dans un processus qui l'amène à devenir important aux yeux des autres. Et finalement à perdre son humanité. À devenir un fantôme qui n'a même plus rien à vomir.
Un autre film sur l'Indonésie de Joshua Oppenheimer serait en montage. Au regard de ce premier volet, nul doute de son immense intérêt!

À bientôt
Lionel Lacour


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