Bonjour à tous,
"Les USA n'ont inventé que deux choses en matière de culture: le western et le jazz". Voici comment Clint Eastwood voyait l'apport de son pays à la production culturelle mondiale. Du point de vue du western, il participa ardemment à développer ce genre, y compris en jouant pour le plus grand des réalisateurs italiens de western! En ce qui concerne le Jazz, Eastwood n'avait pas été avare non plus et son œuvre en tant que réalisateur est jonché de moments où le jazz est extrêmement présent, que ce soit dans les bandes sons mais aussi dans le sujet même du film. Ainsi, Un frisson dans la nuit, sa première réalisation en 1971
avait en fait pour titre original Play Mitsy for me et renvoyait justement à un titre de jazz que réclamait sans cesse l'héroïne à un dj de radio, interprété par Eastwood lui-même. Dans ce même film, une séquence est tournée dans un festival de jazz. En 1982, Honkytonk Man, un des films les plus personnels et sous-estimé d'Eastwood concernait également le monde des clubs de musique noire. Le personnage principal, un musicien incarné encore par Eastwood, accompagné de son fils (Kyle Eastwood, futur musicien de jazz!), se rendait en dépit de la ségrégation régnant dans les années 1930, période durant laquelle le film se déroulait. C'est donc avec légitimité artistique qu'il décida de réaliser en 1988 le film Bird, programmé en clôture des 5èmes Lundis du Mégaroyal en mai 2013. Avec ce film, le réalisateur s'attaquait à l'histoire d'un des plus grands génies du jazz, l'ayant révolutionné tant par sa virtuosité que par la postérité de son œuvre: Charlie Parker, roi du Be Bop. Pourtant, Spike Lee lui reprocha d'avoir fait ce film, lui le réalisateur blanc, ce à quoi répliqua Eastwood lui rappelant que s'il l'avait fait, c'était parce que personne d'autre ne l'avait fait. Cette hostilité entre les deux réalisateurs se prolongea d'ailleurs bien des années après, notamment lors de la sortie du diptyque consacré à la bataille d'Iwo Jima réalisé par Eastwood, Lee lui reprochant de n'avoir pas intégré des comédiens noirs. Eastwood affirma pour sa part que cela aurait alors été une contre vérité historique (voir à ce sujet l'article du Guardian http://www.guardian.co.uk/film/2008/jun/06/usa.race).
Pour en revenir à Bird, Eastwood choisit donc de tourner la vie de ce saxophoniste de légende, l'inscrivant dans une Amérique encore marquée par la ségrégation et le racisme. Mais Eastwood y apporte un point de vue extrêmement progressiste malgré le drame de la vie de Charlie Parker.
"Il n'y a pas de deuxième acte dans la vie d'un Américain"
En commençant son film par cette citation de F. Scott Fitzgerald, Eastwood propose aux spectateurs de voir la vie de Charlie Parker comme un tout et non comme un biopic classique avec des ruptures, des phases de gloire ou de déclin. Tout ceci s'entremêle donc dans un scénario à la fois complexe et pourtant limpide.
La complexité vient de la gestion du temps qui passe. Dès la séquence introductive, Eastwood joue de l'ellipse, passant de l'enfance de Parker à son adolescence puis à sa gloire, chaque période étant interrompue par les crédits du générique, et animée par un simple mouvement de caméra signifiant un déplacement de la gauche vers la droite, comme le sens de la lecture et donc du déroulé d'une vie. Cette jeunesse balayée en quelques secondes, durant laquelle le spectateur devine la misère que connut Charlie Parker, n'a que finalement peu d'importance dans ce qui fit la vie du jazzman. Le film commence alors quand Parker rentre chez lui après un concert et que sa femme l'attend. Leur relation est froide. Un enfant pleure. Charlie se précipite pour le calmer mais sa femme le gifle. Soudain, Charlie lui demande ce qu'elle croyait qu'il allait faire. Et de lui dire ensuite: "on a déjà enterré un enfant..." Cette séquence est fondamentale pour le film car elle sert ensuite de repère temporel à tous le film.
Le film se construit donc comme le be bop, le jazz dont Parker est devenu le maître incontesté. En changeant régulièrement d'époques dans la narration, Eastwood perd sciemment ses spectateurs qui retrouvent le présent de la narration par rapport à cet enfant dont la mort est annoncée dans cette véritable première séquence du film.
lui, c'est bien la vie de ce style de jazz qu'Eastwood aborde. Et curieusement, c'est bien là que le schéma classique d'un héros est le plus identifiable. D'abord la naissance du be bop avec une séquence dans laquelle le jeune Parker se fait humilier en concert, puis le développement parfois difficile de ce style, notamment avec le trompettiste Dizzy Gillepsie, pour arriver à la gloire et l'apothéose de Parker dont le surnom, "Bird", aux origines non mentionnées dans
le film, devient même le nom d'une boîte de Jazz.
Cette gloire s'exporte jusqu'en France, terre d'adoption des jazzmen américains. Mais comme toutes les musiques, et peut-être plus encore depuis que les enregistrements sont possibles, elle correspond à une jeunesse qui se tourne alors vers un autre style, à son tour contestataire: le Rock'n Roll. Quand Parker meurt, la séquence de fin correspondant à son enterrement semble mettre fin de fait au be bop. Mais elle est aussi dédiée à tous
les musiciens du monde, comme si cette musique correspondant à une période donnée trouvait désormais sens dans les musiques et chez les musiciens qui ont suivi l'existence de "Bird".
À cette trame se combine donc la vie de Parker musicien, dont les échecs et succès sont scandés par une imagé récurrente de cymbale jetée en l'air, véritable transition entre deux séquences ou ponctuation d'un moment de vie de Parker.
Eastwood joue également la partition de la ségrégation, multipliant les évocations ou provocations sans pour autant mettre en avant cette réalité comme élément essentiel du film. Tout est bien plus subtile. La séquence du générique situait déjà les conditions de vie des noirs dans les années 1930. Mais c'est par de très nombreuses touches que la question de la ségrégation s'impose. La première séquence durant laquelle Parker entre chez lui et discute ensuite avec sa femme est de fait un choc pour qui ne connaît pas sa vie puisque son épouse est une blanche. Or l'action est censée se passer dans les années 1950, en pleine ségrégation. Or jamais le film n'évoque directement cette incongruité pour l'époque. Seule une séquence de danse entre Parker et sa fiancée, la future Chan Parker, dans un restaurant dansant, semble provoquer un émoi de l'assistance, puisqu'un noir dansait de manière lascive avec une blanche. Pourtant, cette scène est contre-balancée dans la même séquence par l'admiration exprimée pour Parker des musiciens interprétant l'air sur lequel les deux amoureux dansent.
Cette absence de racisme des femmes à l'égard de Parker est d'ailleurs relaté régulièrement, par Chan d'abord, rappelant l'ensemble des conquêtes féminines de Bird, mais aussi par ces femmes qui viennent voir et parfois séduire le jazzman. Et une telle démonstration de séduction ne peut pas ne pas jouer sur les relents racistes que certains Américains ont vis-à-vis des Noirs, des hommes dont "l'animalité" séduit leurs femmes.
La vie de Bird filmée par Eastwood semble donc à première vue une vie sans contact avec le racisme et la ségrégation. Ceci pourrait être confirmé par l'engouement de nombreux artistes blancs pour le saxophoniste, comme le trompettiste Red Rodney qui intègre une formation de Parker sans le moindre problème. Et s'il permet à Parker et ses musiciens de jouer dans une fête juive, l'étonnement des convives relève plus de la manière de jouer, finalement appréciée, que de la couleur de peau des musiciens.
Mais Eastwood n'est pas un négationniste de la ségrégation. Et c'est plus habilement qu'il la décrit, renversant apparemment la place des racistes pour insister davantage sur la réalité de ces années. En effet, en organisant une tournée dans le vieux sud, région des USA la plus marquée par la ségrégation, Parker met en difficulté Red Rodney qui craint d'être lynché par les noirs, comme si les blancs étaient les victimes de la ségrégation. Eastwood joue bien sûr sur ce que savent les spectateurs de la réalité historique. Toute ambiguïté est levée à l'arrivée de l'orchestre dans la première ville étape. En effet, tandis que les musiciens s'attendent à ce que Red Rodney loge dans un hôtel séparé, tous constatent que Parker l'a fait passé pour un noir albinos! À cette fantaisie s'ajoute alors la dure réalité de la vie de la communauté noire, condamnée à vivre dans des lieux sales et sordides.
"Parce qu'ils ne s'y attendent pas. Au fond, ça leur plaît qu'on ne puisse pas se fier à un nègre. Pour eux, c'est dans l'ordre des choses. Et je ne veux pas leur donner le plaisir d'avoir raison. [...] Mon secret? Mon secret, c'est que s'ils me tuent, je ne les aurais pas aidé."
Le temps du drame
La force du film réside enfin dans la dramaturgie portée par le scénario. En prenant le parti de ne pas
construire une histoire linéaire, le spectateur est constamment fixé sur le point de repère du film: la mort de l'enfant. Tout ce qui est dit avant n'a pourtant aucun rapport en soi avec cet enfant puisque jamais nous ne le verrons. Pourtant, au fur et à mesure des allers-retours entre le passé et le
présent, l'histoire arrive petit-à-petit à cet enfant
dont nous savons depuis le début qu'il est condamné. D'abord il ne marche pas, ensuite il est hospitalisé puis enfin, dans une séquence d'une rare intensité, la mort est annoncée à Parker dont la douleur s'exprime par télégrammes successifs, d'abord pour soutenir son épouse puis, dévoré par le chagrin, pour appeler à l'aide.
Cette aide n'est trouvé que par l'utilisation de la drogue. En cela, le destin écrit à l'avance de la petite
fille de Parker n'est pas bien différent du sien.
Comme la cymbale scandait sa carrière de musicien, la présence d'un fédéral des stupéfiants joue bien le rôle d'un ange, à la fois protecteur, puisqu'il essaie finalement de l'empêcher de se droguer, mais en même temps ange de la mort puisque sa présence redondante signale la déchéance progressive de Parker dans son addiction mortifère. Sa présence s'étale sur plusieurs années et accompagne autant des moments graves que ceux plus légers, montrant que son destin ne s'inscrit pas dans un sillage allant de l'enfer au bonheur.
Ce temps du drame correspond donc aussi au temps du be bop, avec une ligne centrale autour de laquelle Charlie Parker évolue. Filmé avec de multiples flash-backs et ellipses, la vie de Parker semble s'être compressée autour de ce point constitué par la mort de son enfant. À ses derniers instants, c'est alors sa vie qui est projetée aux spectateurs. Usant de l'expression voulant qu'on revoit sa vie défiler avant de mourir, Eastwood réalise alors un montage rapide des diverses images ayant jalonné le film comme si elles étaient aussi vues par Parker lui-même avant son dernier souffle. Les conclusions du médecin venant constater sa mort sont alors terribles: âge, environ 65 ans. L'amie chez qui Parker est mort rappela alors son âge véritable: 34 ans. Cette vie compressée à l'écran par le film d'Eastwood correspondait de fait à la vie de Parker, un être qui avait consumé trop vite sa vie, et dont les divers abus l'avaient conduit à devenir un vieillard prématuré.
Avec la fin de Parker correspondait la fin d'une époque, qu'un jet de cymbale, encore, venait conclure, en transition avec son enterrement, symbole de la fin de l'âge d'or du be bop et du drame personnel qu'il a vécu.
En tournant Bird, Eastwood prouvait qu'il était véritablement un grand réalisateur, capable de faire autre chose que des films d'aventure pour lesquels il avait eu du succès ou des films intimistes dédaignés car contraire à l'image que le public ou les critiques se faisaient de lui. Pour la seconde fois, Eastwood réalisait un film sans jouer dedans. Pour la première fois, il fut récompensé par différents prix, dont le prix d'interprétation masculine à Cannes pour Forest Whitaker pour son admirable composition de Charlie Parker. Mais surtout, Eastwood ramenait dans le cinéma américain le jazz en faisant d'un de ses plus célèbres interprète et compositeur un personnage principal. John Landis avait bien ouvert la voie en 1980 avec ses célèbres Blues brothers, convoquant pour l'occasion toutes les gloires des différents genres de musique noire, mais l'histoire était encore celle de Blancs aimant la musique noire. Avec Bird, le ton était différent. Il était à la fois admiratif du génie de Bird, critique du personnage et de ses excès et cependant compatissant avec lui. Surtout, le réalisateur, conservateur notoire, intégrait la culture et l'histoire noire dans celle des USA et de plein droit, et ce dans un film qui quittait le domaine de la fantaisie ou du policier. N'en déplaise à Spike Lee dont l'opposition au cinéaste semblait marquée par un communautarisme peu convainquant. Conservateur et progressiste, Eastwood intégrait de fait avec ce film la lignée de ses augustes prédécesseurs, parmi lesquels se retrouve notamment John Ford, tout aussi progressiste vis-à-vis de la cause noire. Depuis, ses films ont souvent été marqué par des points de vue similaires à Bird, notamment lors de ses collaborations avec Morgan Freeman. Et curieusement, si la production d'Eastwood s'inscrit fondamentalement dans des thématiques conservatrices, il n'hésite jamais à interroger certains de ces fondamentaux, véritables marqueurs du parti républicain, que ce soit l'euthanasie dans Million dollar baby ou la place de l'Église dans Gran Torino.
J'espère que cet article vous donnera envie de voir ou revoir Bird.
À très bientôt
Lionel Lacour
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