mercredi 27 mars 2013

Dead Man Talking: un pays vraiment imaginaire?

Bonjour à tous,

Quelle joie d'avoir eu en avant première lors des 4èmes Rencontres Droit Justice Cinéma le premier film de Patrick Ridremont Dead man talking. Si la salle a aimé ce film baroque, les intervenants, un juge, Alfred Lévy, un rédacteur en chef de France 3, Antoine Armand et un professeur de droit, Edouard Treppoz ont tous reconnu les mérites évidents de ce long métrage. A en lire les critiques des différents titres de presse, il est évident qu'ils n'ont pas été les seuls. Seul le journaliste de Télérama émet des réserves sur ce qu'il appelle la partie "mélo" du film (http://www.telerama.fr/cinema/films/dead-man-talking,435577,critique.php). Mais en même temps, comme il prétend que le film est une "dénonciation de la peine de mort...", il est à demander s'il a compris le film ou même seulement vu.
Car s'il est une chose que le film ne cherche pas à soulever, c'est bien la question de la peine de mort. En plaçant son histoire dans un pays imaginaire, qui, comme le dit Patrick Ridremont à qui veut l'entendre, pourrait être "la Belgique, la France, le monde, quelque part au cinéma", le réalisateur propose cette peine de mort comme un fait qui ne fait pas débat dans le pays dans lequel se passe l'histoire, pays aux contours manifestement très réduits. Car le personnage principal, William, n'est pas un innocent. Il n'est pas victime d'une erreur judiciaire. Ni même d'une sévérité extrême de la justice. Il aurait été condamné à mort en France avant 1981.
La peine de mort n'est donc ici qu'un moyen de parler de liberté et de contraintes. De montrer combien la vie d'un homme peut servir les intérêts électoralistes d'un gouverneur fantoche et grotesque. De montrer combien  les personnes de média ou de communication savent jouer avec les sentiments les plus vils des individus, flattant leur voyeurisme jusqu'à mettre une exécution capitale en scène, mêlant feuilleton et télé-réalité, et ce dans le seul but de garder ou conquérir un pouvoir, politique ou médiatique.
Dans cet Etat imaginaire, tout le monde se reconnaîtra donc un peu... ou beaucoup. Dead Man Talking est le genre de film qui, revu à des moments différents, renverra forcément à des points d'actualité contemporains du spectateur. Patrick Ridremont, réalisateur belge, était certainement loin d'imaginer que deux présidents de la République française, un ancien et le nouveau, allaient jouer avec la justice mexicaine autour d'une prisonnière française, usant des médias télévisés pour faire valoir leur action. La richesse du scénario permet d'envisager bien d'autres téléscopages futurs avec l'actualité. C'est là toute la force de ce film si étonnant, où tout sonne à la fois faux, puisque les personnages, les situations semblent ubuesques au fur et à mesure que nous les découvrons à l'écran, du curé (grand Christian Marin pour son dernier rôle) qui demande s'il a manqué quelque chose de l'exécution du condamné au producteur de télé réalité qui s'appelle Godwin mais qui veut se faire appeler God, sans oublier l'inénarrable Gouverneur, grotesque à souhait. Mais où tout sonne juste tant nous comprenons que chacun de ces personnages n'est finalement qu'à peine une exagération de ceux que nous connaissons dans "la vraie vie".
Le paradoxe est donc ici: en plaçant ouvertement son film sous l'angle de la fable et du conte (Ridremont invite les Mille et une nuits, les contes de Perrault et autres références notamment esthétiques), en ne cessant de joncher son récit de citations chrétiennes, en faisant du respect de la loi, de la constitution et de la justice une pierre angulaire de l'Etat dans lequel ses personnages vivent, Ridremont fait passer le spectateur par différents sentiments, par différentes appréciations, du réalisme à la "strip-tease", émission belge culte, au surréalisme, autre invention artistique belge. Ridremont bouscule tous les codes cinématographiques, n'en respecte de fait aucun et crée une oeuvre jubilatoire, dans laquelle les personnages sont sincères, dans leurs qualités comme dans leur cynisme. Il porte un véritable regard amusé mais lucide sur notre société où tout est spectacle et dans laquelle un "rien" peut devenir "tout" parce qu'il passe à la télévision, jusqu'à influencer ce peuple si manipulable, obnubilé par ce que la télévision diffuse et qui devient une valeur en soi (l'épisode de Nabila aux Anges de la Téléréalité n'en est qu'une preuve parfaite).
Le film de Patrick Ridremont est donc une fausse comédie, dans laquelle, si on rit de bon coeur, les personnages ne nous laissent pas aller au populisme racoleur si facile de tant de films. Si des personnages sont cyniques, le film ne l'est pas.
Un film intelligent, drôle, divertissant, avec un vrai propos de cinéaste et une liberté artistique rare. Vive le cinéma belge. Vive Patrick Ridremont.

A bientôt
Lionel Lacour


mardi 12 mars 2013

Bande Annonce des 4èmes Rencontres Droit Justice Cinéma

Bonjour,

Le 18 mars 2013 s'ouvriront les 4èmes Rencontres Droit Justice Cinéma à Lyon.
Venez découvrir la bande annonce de ces Rencontres et réservez vos soirées sur le site
www.droit-justice-cinema.fr

A bientôt
Lionel Lacour

samedi 2 mars 2013

Les guerres de la guerre froide au cinéma: Indochine, Corée, Vietnam


Bonjour à tous

Le traitement de la guerre est assez ancien et dès que la caméra a pu être mobile, des services d’opérateurs cinématographiques ont filmé les différents conflits et notamment la 1ère guerre mondiale. Cette même guerre, pour reprendre ce conflit qui fut le premier à avoir été souvent montré sur grand écran, a donné lieu à de nombreux films représentant des faits de guerre imaginaires, romancés, introduisant des personnages fictifs mais qui avaient pour caractéristique de représenter ce que les soldats avaient pu vivre. Du J’accuse ! d’Abel Gance à Sergent York d’Howard Hawks, c’est plus de 20 ans de cinéma qui ont permis de montrer la Grande Guerre dans les salles, la plupart du temps pour en dénoncer les ravages, avec la morale du « Plus jamais ça ». Après 1933, le discours allait changer et le pacifisme se muer en patriotisme voire en ultra-nationalisme.
La seconde guerre mondiale allait modifier un peu la donne en produisant un cinéma pendant cette même guerre mettant en scène « La guerre », quel que soit le camp : Italiens, Soviétiques, Allemands, Britanniques, Français et bien sûr Américains ont représenté leur pays en guerre, développant des histoires mêlant romance parfois à l’eau de rose, épisodes de bravoure et discours idéologiques.
Ce genre fut particulièrement développé aux USA, forts de leur industrie cinématographique puissante au service de l’effort de guerre mené par l’administration Roosevelt qui voyait dans la Warner Bros un soutien indéfectible.
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, ce genre aurait pu sinon disparaître, du moins voir la production de ses films hollywoodiens diminuer. Or il n’en fut rien et ce pour plusieurs raisons :
- ce genre permettait de rappeler aux spectateurs américains l’effort de guerre qu’ils avaient consentis tout en renforçant l’idée que les Américains jouaient désormais un rôle majeur dans le monde grâce à leur intervention sur tous les fronts.
- la guerre s’était certes arrêtée mais les Américains étaient désormais une puissance occupante de l’Allemagne, de l’Autriche et du Japon. C’était autant d’histoires à raconter aux Américains.
- la Seconde guerre mondiale a été suivie presque immédiatement par la Guerre froide dans laquelle le camp occidental se présentait comme celui de la Liberté face à celui du totalitarisme. Dès lors, les films sur la seconde guerre mondiale continuèrent à être produits avec désormais une morale renforcée sur l’aide à la libération des peuples dont les Américains étaient l’instrument la permettant.

Dans ce contexte de Guerre froide et avec l’expertise d’Hollywood pour produire des films représentant un conflit dans lequel les Américains étaient engagés, il n’est donc pas anormal de voir des films sur la guerre de Corée être alors produits par les studios, même ceux plus Républicains.
Parmi ceux filmant ce conflit se trouvent des réalisateurs ayant participé à la 2nde guerre mondiale ou qui ont fait des films pendant cette guerre.
De fait, les films de guerre qui marquent justement l’après guerre sont particulièrement attachés à évoquer, à retranscrire des batailles, des faits de guerre. Deux aspects alors sont présents à l’écran :
- Le film sur une grande bataille qui montre la partie du commandement prendre des décisions et pour lesquelles les soldats ne sont que des pions de la stratégie des Alliés ou des occidentaux. Ce type de film concerne essentiellement les grandes batailles de la Seconde guerre mondiale.
- le film sur le combat mené par des soldats, des régiments, à hauteur d’homme, montrant l’aspect émotionnel, psychologique des combattants, pouvant remettre en cause le commandement ou leur motivation. Si de nombreux films sur la seconde guerre mondiale reprennent cette approche, il est assez étonnant de voir que c’est celle quasiment exclusive pour les films concernant les guerres menées par les Américains ou Français pendant la guerre froide.

Le film de guerre se reconnaît donc à plusieurs caractéristiques communes :
- Film relatant un conflit armé identifiable par les spectateurs et pouvant montrer les deux belligérants mais privilégiant un camp, généralement celui du pays du cinéaste.
- Image de combats divers (chars, avions, fantassins…) ou résultante des combats (blessés, hôpital de campagne…)
- Exacerbation des valeurs humaines : Bien et Mal
- Message idéologique clairement identifiable par le spectateur.

A ces caractéristiques, certains films peuvent apporter des nuances. Celles-ci sont essentiellement sur la distinction du Bien et du Mal.


Évolution dans le temps des représentations des guerres
Les premiers films sur la guerre de Corée ont été tournés pendant la guerre de Corée tandis que celle-ci a ensuite été filmée plusieurs décennies après par des cinéastes qui ne l’ont pas forcément vécue. Idem pour la guerre d’Indochine ou celle du Vietnam.
L’important à identifier est évidemment les spectateurs qui sont visés par le film.
Les films des années 1950 sont destinés aux spectateurs des années 1950.
Il faut prendre conscience que certains messages présents dans ces films peuvent très bien nous passer devant sans que nous ne les comprenions aujourd’hui. Les allusions à des situations politiques, à des personnages publiques, à des références culturelles signifiantes sont autant d’informations qui s’évanouissent si nous ne connaissons pas l’Histoire du pays où est produit le film.
De même, certaines allusions de films postérieurs à l'événement représenté à l'écran renvoient souvent à ce qui peut se passer au moment de la production et pas à la guerre qui est censée être filmée. C'est particulièrement le cas du film Mash de Robert Altman réalisé en 1970 dont le générique présente des images dont le spectateur pouvait les imaginer tout droit sorties de Life magazine. Et le début de l'histoire pouvait bien affirmer haut et fort que le film traiterait de la guerre de Corée, chaque spectateur pouvait comprendre qu'il s'agissait d'autre chose! Sur ce point, je renvoie à mon article de ce blog sur Mash 

Quoi qu’il arrive, il faut comprendre et admettre que plus l’événement est filmé après sa fin, plus l’analyse de ce film en dit autant si ce n’est plus sur, non pas l’événement en tant que tel, mais sur sa portée pour la population du pays qui a vécu ou subi la guerre.
L’absence de films n’est pas forcément, de ce point de vue un marqueur de la non importance de l’événement mais aussi une preuve de l’impossibilité de produire un film portant sur cet événement. Ce vide cinématographique peut se matérialiser par des informations cinématographiques non filmées : statistique du nombre de films portant sur l’événement donné. C’est particulièrement le cas pour la guerre d’Indochine.

ANALYSE CRITIQUE DE LA FILMOGRAPHIE POUR CES GUERRES
La guerre d’Indochine
Cette guerre aurait pu être marquée par de nombreux films tant le théâtre des opérations était propice à des films à grand spectacle (le cinéma américain l’a bien démontré pour la guerre du Vietnam).
Pourtant, la liste est assez courte (14 films notoires) des films réalisés sur ce conflit et près de la moitié l’a été par 2 réalisateurs seulement !
Cette faible production cinématographique est à mettre en relation avec le sentiment évident d’humiliation vécue par la France au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Elle démontrait qu’elle n’était plus cette grande puissance coloniale et que surtout, elle n’avait plus les moyens de mener une guerre outre-mer. A cette première humiliation s’en est suivie une autre, celle de la guerre d’Algérie qui fut une autre cruelle défaite, non militaire mais finalement diplomatique, idéologique et politique. Ces deux événements conjugués ont fait que cette guerre d’Indochine a peu été montrée sur grand écran et la grande bataille de Dien Bien Phu a mis près de 40 ans à être le sujet d’un film de cinéma, par un des réalisateurs français qui a le plus montré cette guerre, Schœndœrffer !


Séquence finale du film La gloire et la peur de Lewis Milestone (1959)
La guerre de Corée
Comme l'illustre La gloire et la peur de Lewis Mileston en 1959, le positionnement idéologique américain est assez clair : cette guerre est menée au nom du Containment imposé par Truman. Ainsi, la fin du film de Milestone affirme que ce que les soldats américains ont fait a permis à des millions de Coréens (et peut-être d'autres?) de vivre libres car ils ont repoussé les communistes "rouges" de la Corée du Nord. Les films qui représentent cette guerre sont essentiellement tournés durant les années 1950 et si certains films évoquent la dureté du conflit, notamment due aux combats en zone difficile et pour des motivations difficiles à évaluer pour des soldats américains, il y a peu de films qui remettent en cause cette guerre et ce pour plusieurs raisons :
- 1. Les USA n’ont pas perdu cette guerre
- 2. L’environnement politique américain était globalement très anti-communiste
- 3. La guerre marquait un moment de suprématie des USA sur l’autre bloc et globalement sur le monde,

Curieusement, les films sur la guerre de Corée n’ont quasiment pas produit de grands films au discours dépassant le cadre des spectateurs américains. Pourtant, la liste des réalisateurs est assez prestigieuse : Ford, Walsh, Brooks, Mann, Sirk ou encore Milestone. Mais aucun n’a véritablement produit de réel chef-d’œuvre concernant cette guerre. Samuel Fuller s’est au contraire certainement révélé par deux films qui montraient la guerre dans ses aspects les plus quotidiens, ôtant l’héroïsme si fréquent des films de guerre classiques.
C’est finalement Robert Altman qui allait aussi se révéler aux yeux des critiques, du jury de Cannes et des spectateurs avec MASH. Pourtant le film, s’il évoque bien le conflit de la guerre de Corée, en révèle un autre, en filigrane : celui mené au Vietnam à la même époque où est sorti le film.
Cette guerre sert souvent de référence et est associée à celle du Vietnam, notamment dans Le maître de guerre.

La guerre du Vietnam
Cette guerre doit être comprise par le cinéma comme celle la plus montrée à l’écran depuis la seconde guerre mondiale. Faire une liste exhaustive des films montrant, évoquant ou citant la guerre du Vietnam serait quasiment impossible tant ce conflit a marqué les mémoires collectives des Américains et, paradoxalement, les spectateurs des autres pays. Si la guerre d’Indochine ou de Corée n’ont pas donné de films majeurs (à l’exception de MASH), celle du Vietnam a au contraire donné naissance à des films d’une très haute qualité cinématographique, mêlés il est vrai à d’autres films beaucoup plus médiocres.
Au regard de la production, pléthorique, il faut d’abord constater que cette production est assez limitée pendant le conflit lui-même et John Wayne est finalement un des seuls à produire un film de fiction sur ce conflit alors même que les USA sont encore engagés au Vietnam. Il faut dire que les studios ont souvent été des soutiens sinon inconditionnels mais disons loyaux du gouvernement américain en guerre. Ce fut le cas pour la seconde guerre mondiale. Ce le fut aussi pour la guerre de Corée. En pleine guerre froide, la production cinématographique ne manqua pas de soutenir Truman et ses successeurs pour dénoncer le communisme et son impérialisme sous toutes ses formes, réel ou supposé. Les films maccarthystes furent légion et s’il y a bien eu des films anti-maccarthystes, ils furent souvent postérieurs et/ou par des angles indirects : Les sorcières de Salem (film français adapté de Miller en 1957) ou Johnny Guitar (Nicolas Ray, 1955) ne sont pas forcément des films qui s’adressent à un public populaire et qui attaquent frontalement et nommément les dépositaires des lignes les plus conservatrices des USA.
Il n’est donc pas inintéressant de prendre en compte cet état de fait pour réaliser que peu de films ont dénoncé ou critiqué l’engagement américain au Vietnam alors même que la presse américaine a progressivement puis radicalement pris fait et cause pour un arrêt de cette guerre. Le plus important est cependant ce que le cinéma ne montre pas plutôt que ce qu’il montre. En effet, le nombre de films sur la guerre du Vietnam pendant que celle-ci a lieu est assez faible alors même que l’engagement américain est bien plus important que pour la guerre de Corée que ce soit en durée ou en nombre d’hommes envoyés. Cette quasi inexistence de films, comparée à la surabondance de films produits pendant la seconde guerre mondiale, montre bien que les studios américains restent à la fois fidèle à leur position patriotique mais que cette position ne les entraîne pas non plus dans un enthousiasme débordant à produire des films favorables à l’intervention américaine. De fait, le film de John Wayne se trouve bien esseulé dans la production cinématographique américaine. En revanche, les dénonciations de cette guerre se retrouvent bien au cinéma mais, comme pour la dénonciation du maccarthysme, par des paraboles, des moyens détournés.
Ainsi; Rosemary's baby de Roman Polanski (voir article de ce blog sur ce film) montre l'héroïne en pleine ville entendant un bruit de moteur dans le ciel et, levant les yeux au ciel, aperçoit un hélicoptère à deux rotors. Pour un spectateur américain de 1968, il ne pouvait pas y avoir de doute quant à l'intrusion de la guerre du Vietnam en plein film, sous-entendant que ce conflit dépassait finalement les limites du simple territoire vietnamien. Quant à la séquence montrant la revue du Times dont la une indiquait que Dieu était mort, elle renvoie évidemment aux valeurs pour lesquelles les USA étaient partis en guerre. 
La séquence du mariage dans Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino tourné en 1978 ne disait pas autre chose: les soldats américains partaient pour la gloire de la patrie et pour Dieu!  




















Le chef-d'oeuvre de Francis Ford Coppola
Palme d'or à Cannes, 1979
C'est véritablement après la guerre que  le cinéma américain semble s’être senti poussé des ailes dans la critique et l’analyse de cette guerre. La production est assez importante et même les séries télévisées ont repris ce thème de diverses manières. Pour rester sur cet aspect, ce sont surtout les vétérans qui étaient le centre d’intérêt des séries télévisées. Ces personnages étaient doté d’une épaisseur psychologique très exploitable dans diverses intrigues quelles qu’elles pouvaient être : Magnum est un vétéran du Vietnam ainsi que ses amis, dans Les feux de l’amour (soap américain connu sous le nom de The young and the restless, un des personnages principaux, Jack Abott, a été soldat au Vietnam où il a eu un fils longtemps caché ! dans les premiers épisodes de Dallas, un vétéran vient perturber la relation entre Bobby et Pamela…).
Pour en revenir au cinéma, l’angle d’approche n’est pas si différent mais les moyens donnés beaucoup plus importants. La représentation de la guerre du Vietnam est alors assez proche des reportages de Life magazine, montrant les conditions difficiles pour des soldats envoyés extrêmement jeune si loin de chez eux pour commettre des atrocités au nom des valeurs américaines. Les chef-d’œuvres de Cimino, de Coppola dans les années 70 témoignent de cela sans pour autant vraiment filmer un fait de guerre particulier. C’est davantage le désarroi des troupes qui est montré, les traumatismes psychologiques qui sont filmés que la guerre menée par les USA. Cette approche est possible car Hollywood a changé et, ce qu’on a appelé « Le nouvel Hollywood » est désormais aux commandes des studios, proposant des films plus critiques, moins serviles vis-à-vis de Washington. Le travail entamé par Dennis Hopper dans Easy rider va donc continuer dans les années 1970 et les décennies suivantes.
La guerre du Vietnam au cinéma devient autre chose que cette guerre. Elle va cristalliser d’autres thématiques sur ce conflit, elle va générer sa propre mythologie avec ses héros déchus et ses caricatures. Ainsi, Rambo représente-t-il un personnage absolument profond dans le premier opus de la série (Ted Kotcheff, 1982), vétéran surpuissant et véritable allégorie des USA tandis que le Rambo des autres épisodes représente un autre personnage. Celui de Rambo 2 (réalisé en 1985 par George Pan Cosmatos) fut celui de la libération de prisonniers américains restés depuis des années au Vietnam. Il permettait de montrer la présence (exagérée) des Soviétiques et de culpabiliser une administration américaine trop attentiste et passive, voire bien peu patriotique.

Par cet exemple, c’est bien l’utilisation de cette guerre par différents acteurs qu’il faut identifier. Les soutiens de Reagan vont utiliser la guerre du Vietnam comme un événement repère de ce qu’il ne faut plus faire. Ainsi, quand Rambo libère des Américains dans un camp vietnamiens après qu’ils y sont restés des années, Reagan déclara : « maintenant, je saurai quoi faire dans une telle situation ». On est bien dans l’idéologie « America is back » qui s’observe par de nombreux films montrant le retour d’Américains au Vietnam sous la forme de commandos pour libérer des prisonniers ou défendre les intérêts des Etats-Unis. Ce cinéma regorge de valeurs patriotiques, dénonce les atermoiements de politiciens trop velléitaires ou couards, vante le courage et la force. Il correspond cependant à un vrai sentiment d’humiliation vécu par les Américains. Il faut savoir que la scène de Rambo II le conduisant à sortir les prisonniers américains du camp vietnamien était applaudie par les spectateurs aux USA. On pourrait facilement imaginer qu’il s’agissait d’un public fait de spectateurs de classes très populaires. Ce serait ne pas comprendre la portée même symbolique de cette séquence sur le public. Celui-ci n’était pas dupe et savait pertinemment qu’il s’agissait de cinéma. Mais le film faisait écho à plusieurs années d’humiliation internationale (au Vietnam avait succédé la crise en Iran avec une ambassade américaine prise en otage pendant plus de 1 an) et à l’élection d’un ancien acteur qui promettait un retour des USA sur le devant de la scène internationale.
A cette récupération politique de la guerre du Vietnam répond cependant un autre cinéma, davantage dans la ligne du cinéma des années 1970, développant finalement ce que Cimino et Coppola avaient proposé. De Kubrick à Stone en passant par Eastwood et De Palma, les cinéastes vont apporter chacun leur interprétation de la guerre du Vietnam, que ce soit par une dénonciation de l’armée en tant que tel (Full metal jacket de Stanley Kubrick en 1987) ou de ses exactions couvertes ou encouragées par l’état-major (Platoon d'Oliver Stone en 1988 ou Outrages de Brian de Palma en 1989) ou le sentiment d’humiliation vécue par les vétérans (Le maître de guerre de Clint Eastwood en 1986).

Après 1991, le cinéma américain n’a pas abandonné la guerre du Vietnam mais la production concernant ce conflit a diminué. Plusieurs raisons à cela :
- L’URSS et le bloc communiste s’étant effondré, le discours sur les valeurs américaines ont changé d’angle et d’ennemis : les Serbes, parfois les Français, souvent des extra-terrestres !
- Les USA ont mené d’autres guerres depuis (victorieuses ou pas) : guerre du Golfe, intervention en Somalie… : le récit de ces conflits a alors pris le relais sur les critiques de l’interventionnisme américain et ses réelles motivations.
- Si la guerre du Vietnam marque encore les esprits (cf. 2ème élection de Bush en 2004 face à John Kerry, héros du Vietnam devenu ensuite pacifiste !), d’autres vétérans sont aujourd’hui au cœur des débats, d’autres opposants à la guerre en Irak notamment cristallise les opinions américaine, comme le montrait une des premières séquences du film Les rois du désert de David O. Russel en 1999, évoquant l'exorcisme de la guerre du Vietnam par la victoire de la guerre du Golfe (en 1991). 

Pour conclure, le cinéma montrant ces trois conflits est un cinéma dont il faut déterminer plusieurs aspects :
- A quel moment le film a-t-il été tourné : pendant le conflit, après le conflit
- Quel discours politique majoritaire est mis en avant au moment de la sortie du film ? Est-il en cohérence avec la morale/la théorie du film ?
- Quelle est la portée du film ? Dans le temps – dans l’espace.

Le discours d’un film doit être analysé à l’aune de ces considérations sans oublier que plus un film nous est éloigné, plus il recèle des éléments d’analyse qui nous échappent. De même, plus un film évoquant une guerre passée est contemporain des spectateurs du présent, plus il a des éléments renvoyant au présent des spectateurs, proposant une grille d’analyse du passé pas forcément fausse mais forcément différente d’un document de l’époque étudiée et largement modifiée par les travaux des historiens et les considérations politiques et idéologiques du temps de sa production.
Enfin, certains films ne semblant pas centrés sur le sujet étudié sont des sources très intéressantes car elles témoignent de l’état d’esprit, du reflet du discours global sur la perception de telle ou telle guerre par l’opinion publique à un moment donné.Taxi driver de Martin Scorcese en 1976 ou L'année du dragon de Michael Cimino en 1985 sont des témoignages très puissants sur ce qu'ont pu vivre les Américains partis combattre au Vietnam et qui pourraient être mis en comparaison avec Rambo de Ted Kotcheff.
Il faut donc être particulièrement vigilant dans la présentation de la source (réalisateur, année mais aussi société de production, pays d’origine) pour éviter tout interprétation fallacieuse. Pour éviter ces confusions, il faut de fait toujours se poser la question principale :
QUE DIT LE FILM AUX SPECTATEURS ? Et pour y répondre, il faudra passer aussi par le COMMENT !

Mais ceci fera l'objet d'un autre message, présentant plusieurs approches sur ces guerres, que ce soit par la présentation des valeurs occidentales et américaines, la manière d'évoquer les adversaires asiatiques, de témoigner des exactions perpétrées par les troupes américaines au Vietnam mais aussi dans la spécificité de la guerre du Vietnam dans le traumatisme vécu par tous les Américains.

A bientôt
Lionel Lacour

jeudi 21 février 2013

Du silence et des ombres enfin sur Ciné+ Classic

Bonjour à tous,

c'est une grande joie que de voir programmé sur Ciné+ Classic Du silence et des ombres, ce chef-d'oeuvre de Robert Mulligan et qui fut l'objet d'un de mes tout premiers articles sur ce blog:
Du silence et des ombres

Pour ceux qui n'auraient jamais vu ce film au titre étrange et peu en rapport avec le titre original (To kill a mocking bird, adaptation du livre éponyme qui avait été traduit quant à lui par Ne tirez pas sur l'oiseau moqueuret qui ont cette chaîne, c'est le moment ou jamais! Pour les autres, foncez acheter le DVD en édition collector car les Bonus sur ce film sont extrêmement intéressants, montrant combien ce film, adapté de l'unique (et quelle) œuvre d'Harper Lee a une place très particulière aux USA et même dans le monde anglo-saxon.

Et si vous n'aimez pas ce film, ni Gregory Peck dans le rôle d'Atticus Finch, ou que les scènes avec les enfants ne vous touchent pas, alors il faudra nécessairement consulter!

A très bientôt

Lionel Lacour

mercredi 30 janvier 2013

La vie est belle: un chef-d'œuvre salutaire

Bonjour à tous,

peut-on rire du génocide des juifs d'une manière ou d'une autre? Si je reprenais une formule célèbre, "on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui." Ainsi pourrait-on faire de l'humour anti-sémite dans un cercle de proches qui seraient convaincus que l'auteur de ce trait d'humour n'est justement pas anti-sémite tandis que la même chose dite à l'emporte pièce à un public large laisserait à penser que l'auteur de cette pensée non seulement est anti-sémite et qu'il a vocation à diffuser cette opinion. Benigni réalisa en 1997 La vie est belle. Et si quelques grincheux trouvèrent à y redire, la majorité des spectateurs comprit que si le réalisateur italien fait rire dans son film, jamais le principe génocidaire est montré comme une farce en tant que telle pour les spectateurs. Seul le fils de Guido, le héros joué par Benigni lui-même, est contraint à voir ce qu'il subit comme un jeu.

1. Peut-on faire une fiction sur le génocide? La spécificité de La vie est belle
Le problème du cinéma traitant d'un sujet aussi grave que le génocide juif perpétré par les nazis est que par nature même de cette forme artistique, il s'adresse à un public large, de toutes opinions, de toutes origines et de tous âges. C'est pourquoi l'humour n'a jamais été utilisé, ou très parcimonieusement, dans les films évoquant cette tragédie, et en tout cas, jamais comme la base même du film. En 1998, La vie est belle de Roberto Benigni est donc sélectionné à Cannes. Connu pour ses rôles de personnage lunaire proche de la Comedia dell'arte, le film de l'acteur italien pouvait apparaître pour certain comme une ambition folle et d'un goût douteux. Certains ne manquèrent d'ailleurs pas de protester contre le film, outrageant la mémoire des victimes du génocide. Des réalisateurs comme Claude Lanzmann à Jean-Luc Godard, en passant par des intellectuels comme Serge Klarsfeld, ils sont nombreux à dénoncer toute forme de représentation fictionnalisée du génocide et des camps, notamment parce qu'il n'y aurait pas eu d'images de cet évènement. Ces arguments semblent être d'autorité mais peuvent rapidement être rejetés et même être dénoncés par leur forme de dictature intellectuelle, qui ferait de l'indicible et l'"in-montrable" la règle d'or pour l'évocation de ce drame.
En effet, comment peut-on en soi interdire l'expression, quelle que soit sa forme, de ce à quoi renvoie émotionnellement le génocide à un auteur ou à un artiste? Quelle loi écrite ou divine imposerait cela? De plus, quand Lanzmann s'impose en "garant de la mémoire" de par son film Shoah, il n'oublie jamais de dire que son film est... un film et  par conséquent que son œuvre répond elle aussi à des contraintes temps liées au cinéma lui-même, quand bien même son œuvre durerait près de 10 heures! Il a forcément fait des choix d'images, de cadrages, des ellipses, des montages. Le produit de son travail, contrairement à ce qu'il affirme, n'est jamais autre chose que le résultat de sa subjectivité, qu'elle soit honnête ou pas, là n'est pas la question.
Et quand Serge Klarsfeld affirmait dans Les inrockuptibles que tout le film de Benigni est marqué par le faux, il confond le travail d'un historien avec celui d'un artiste. Or ce dernier n'a pas la même mission que le premier. Dans le cas de Benigni, s'il a pu se nourrir des travaux d'historiens sur l'Italie fasciste et de la solution finale nazie, sa restitution relève de la dramaturgie cinématographique permettant de toucher plus fortement le public. Et l'argument de faux de ceux critiquant Benigni serait valable si et seulement si le discours du film en viendrait à nier les faits, voire à seulement les minimiser. Il n'en est rien, bien au contraire. Tout le film ne fait que montrer, identifier, critiquer et finalement dénoncer le fascisme et le nazisme dans leur idéologie et dans leur application.
Hélas, et de fait, ceux qui critiquent ce film ne le critiquent pas en soi. Soit ils ne comprennent rien au cinéma, ce qui est probable, se contentant de faire un "vrai/faux" de ce qui est raconté dans le film, oubliant que le message cinématographique n'est pas le travail d'un historien, d'un scientifique. Oubliant aussi que la force du média cinéma est de permettre de créer un lien entre les spectateurs et le message et que ce lien est permis par l'incarnation d'une idée, celle de Guido, libraire juif qui n'est pas le naïf comme je l'ai lu dans de nombreuses critiques ou commentaires mais au contraire un personnage très lucide (voir plus loin dans l'analyse). D'ailleurs, dans le film de Lanzmann, ce lien existe aussi par la force de l'interviewer qui va de témoin en témoin nous raconter une histoire. Soit ils jouent le rôle de censeur de la pensée et de l'expression, ce qui est également possible, certain(s) s'étant auto-proclamé(s) comme dépositaire unique de la représentation cinématographique du génocide des Juifs. À ceci près que la puissance du film de Benigni, n'en déplaise à Lanzmann, est supérieure à Shoah en ce sens que le film s'adresse à un public plus large et de fait, a été vu par bien plus de spectateurs. Quand Lanzmann touchait un public de convaincus prêts à rester près de 10h au cinéma ou un public scolaire captif, le film de Benigni attira lui un plus large public, venu peut-être rire, mais au final, ayant reçu un véritable message anti-fasciste que son personnage principal aura distillé sans ambiguïté. Shoah est une œuvre majeure. La vie est belle ne l'est pas moins.

2. La dénonciation des totalitarismes bruns
Benigni commence son film en abordant à la fois le sujet et le ton qui sera présent pendant près de deux heures. 1939, en traversant dans une voiture sans freins un village dans lequel la population s'est rassemblée, Guido - Benigni - fait signe à tous de s'éloigner pour ne pas les écraser. Son geste de la main ressemble à s'y méprendre au salut fasciste que tous lui rendent d'ailleurs. Dès cet instant, le propos du film est donné: il traitera de l'Italie fasciste et s'en moquera. Et l'arrivée du roi d'Italie après Guido confirme cela: il est petit et visuellement "écrasé" par sa femme, faisant de lui un personnage ridicule d'autant plus qu'il est salué par le geste symbolisant non la monarchie mais le parti fasciste et donc Mussolini.
Dès lors, toute la première partie du film sera l'occasion d'évoquer la folie fasciste dans ce qu'elle a de ridicule mais aussi d'abject. Par exemple, le salut fasciste sera repris au moment d'une cérémonie de fiançailles par un fasciste manifestement borné. L'administration tatillonne de l'Etat fasciste, l'expansionnisme éthiopien sont raillés avec fantaisie mais avec justesse également, faisant de cette Italie un pseudo Etat puissant. Mais c'est surtout dans sa manière de dénoncer la dérive nazie du l'Italie que Benigni apporte progressivement sa critique. Arrivant chez son oncle, celui-ci est alors victime d'une agression chez lui, traitant les coupables de barbares. Nous n'en saurons pas plus alors. Jusqu'à ce que nous retrouvions ce même oncle avec son cheval peint en vert sur lequel est écrit "cheval juif". Il traite alors ceux qui ont fait cela de barbares. Nous comprenons à cet instant que l'agression première était l'œuvre d'antisémites.


Alors, la séquence dans laquelle Guido, se faisant passer pour un inspecteur pédagogique fait l'apologie de la race aryenne à des petits Italiens tout brun, n'en prend que plus de sels rétrospectivement. Le voir vanter et magnifier toutes les parties de son corps comme autant de preuve de sa supériorité sur d'autres races vient de fait ridiculiser l'idéologie nazie diffusée en Italie. Par la suite, cette première partie du film propose régulièrement des points sur la difficulté de vivre dans un pays anti-sémite quand on est soi-même juif. De la difficulté à s'exprimer librement en critiquant l'administration au risque de se voir dénoncer par des simples citoyens (Guido se reprend notamment quand allant se moquer d'un fonctionnaire, il découvre que son interlocuteur a appelé ses fils Adolfo et Bénito!) aux magasins stigmatisés pour être des magasins tenus par des juifs en passant par les lieux interdits aux chiens et aux juifs, rien n'est occulté par Benigni, et encore moins l'horreur de la rafle dont il est la victime ainsi que son oncle et son fils.

La deuxième partie du film renvoie alors à la déportation en elle-même. Des wagons dans lesquels sont entassés les Juifs au camp lui-même, Benigni reprend avec une économie de moyens et de reconstitution les moyens mis en œuvre pour la solution finale. En faisant arriver le train au cœur du camp, le spectateur averti peut reconnaître Auschwitz. Mais que ce soit ce camp ou un autre, cela importe peu. C'est le système concentrationnaire qui est filmé avec ses différents aspects: baraquements où règne promiscuité, froid, faim et manque d'hygiène, tenues rayées, tatouage des numéros de déportés, brutalisation des corps des déportés travaillant dans des conditions inhumaines, extermination des enfants et des vieillards, évocation des douches dont tous les spectateurs comprennent la réelle fonction, des fours crématoires, transformation sordide des victimes en savon ou autres produits.
Sans en avoir l'air, Benigni montre aussi les stratégies de survie mises en œuvre par les déportés. Se cacher, se substituer à d'autres, aider le camarade en difficulté, communiquer par tous les moyens sont autant de détails certes le plus souvent au service de l'histoire d'amour qui unit Guido à son fils et à sa femme Dora, mais qui incarne de manière subtile la (sur)vie dans ces camps.

Pourtant, malgré tous ces détails, nombreux furent ceux, comme signalé plus haut, qui ont dénoncé les inexactitudes ou erreurs historiques du film. La présence de Josué le fils de Guido apparaît comme effectivement incongrue. De même, il est fort à douter que le charnier que Guido découvre la nuit ait pu être vu par un déporté déambulant dans un camp le soir. Quant à la libération du camp par les Américains, ce fut pour beaucoup le coup de grâce quant à la crédibilité finale du film. Pour ce dernier point, deux explications peuvent être apportées. La légende évoque le fait que, face à cette erreur, Benigni aurait justifié la libération du camp par les Américains par un "Ma, c'est pour l'oscar", qu'il obtint d'ailleurs. Plus sérieusement, il insiste aussi sur l'aspect "anhistorique" du film. Ce qui est important pour lui, au-delà du contenu factuel, c'est bien de dénoncer toute idéologie portant atteinte à la dignité des hommes. Son histoire est une fable, pas une comédie. Et si le spectateur rit, il le fait de moins en moins quand l'action se passe dans le camp. Et quand le rire vient, il n'est jamais à l'égard du nazisme mais bien dans le point de vue adopté par le réalisateur. Seuls les spectateurs rient... et Josué. Jamais les autres déportés ne rient, que ce soit dans le camion après leur rafle, dans le train ou dans le camp. Le discours est même encore plus intense quand l'espoir semble naître pour Guido et sa famille. En effet, nous découvrons que le médecin du camp, interprété par Horst Bucholtz, se trouve être un client avec qui s'était lié d'amitié Guido en Italie et avec lequel ils échangeaient des traits d'esprits. Alors que Guido se trouve dans un camp de la mort, il croit comprendre que ce médecin va pouvoir le libérer avec sa famille. Or il comprend que les signes de compassion du médecin ne sont en fait que souci de pouvoir trouver la réponse à une énigme insignifiante au regard du sort qui attend Guido. Celui-ci comme le spectateur comprend lucidement qu'il n'a rien à attendre d'un nazi et qu'il devra trouver seul une solution pour sauver son fils.


3. Et la fable dans tout cela?
Comme toutes les fables, il faut une morale. Celle-ci est distillée dans tout le film et ce dès le début. Le geste pour repousser les piétons pris comme un salut fasciste en est le prémisse. Les gens croient ce qu'ils sont prêts à croire. Le roi étant annoncé en voiture et voyant un homme en voiture semblant les saluer, ils en ont alors déduit qu'il s'agissait de la voiture du roi! Dans ce gag burlesque, le personnage de Guido ne contrôle rien ce qui ne sera plus le cas ensuite. Tout le film est marqué par sa capacité à faire croire aux autres ce qu'ils sont prêts à croire et à la possibilité que chacun a de faire changer les choses. Ironiquement, son ami lui évoque Schopenhauer, philosophe particulièrement apprécié d'Hitler, qui expliquerait que la volonté de chacun permet d'obtenir ce qu'il souhaite. Guido semble alors en déduire qu'il peut ainsi obtenir ce qu'il veut par sa seule force de persuasion. Ainsi séduit-il Dora en se faisant passer pour son fiancé, en lui faisant croire entre autres que les clés lui tombent du ciel ou que son chapeau mouillé est échangé par un homme par un chapeau sec ou encore en l'enlevant le jour de ses fiançailles... avec un autre homme! Cette capacité à arranger son présent n'est jamais montré comme une manipulation perverse mais bien comme une manière optimiste de vivre malgré les difficultés. Cette approche de la vie en société qui relève d'une forme de sagesse, il l'appliquera sans cesse et notamment pour son fils.
En effet, le personnage de Guido ne nie pas la réalité du fascisme et encore moins celle du nazisme. Il aspire juste à faire que son fils ne vive pas l'horreur d'une telle idéologie. Laisser croire que l'Homme est bon en soi, que les insultes anti-sémites quotidiennes ne sont pas sans importance mais qu'elles ne doivent pas entamer le vrai sens de la vie, à savoir l'amour pour ses proches. Celui-ci est immense et passe dans le film par des multiples attentions de Guido ou de Dora l'un envers l'autre, aux conséquences parfois dramatiques. Ainsi Dora ne peut se résoudre à voir son mari et son fils déportés sans qu'elle ne le soit. Il n'y a aucune lâcheté de sa part. Guido quant à lui ne cesse d'envoyer des témoignages de sa survie à Dora dans le camp à ses risques et péril. Cette valeur fondamentale qu'est l'amour de son prochain conduit alors à donner du sens à toute la barbarie nazie du processus d'extermination. La force de Guido réside en cela. En aucun cas il ne fait de la vie en camp un jeu, contrairement à ce que certains critiques ont écrit. Il ne joue pas lui-même, subissant la faim, la dureté du travail à l'usine et d'autres souffrances. Mais il invente un jeu aux règles connues de lui seulement et de son fils et dont le secret permet justement d'atteindre le premier prix: un vrai char! Toute la philosophie de Guido réside alors dans le fait que chacun croit ce qu'il est prêt à croire. Cela relève de la manipulation de l'esprit sans aucun doute puisque ce qui arrive est vécu comme un miracle (comme Guido qui en appelle à une clé venue du ciel devant Dora et qui tombe alors miraculeusement devant les yeux stupéfaits de la jeune femme, ignorant que Guido l'avait manipulée tel un illusionniste!) ou comme une évidence. Si Josué ne voit pas d'enfant dans le camp, cela s'expliquerait donc parce que tous se cachent pour gagner des points pour le premier prix. S'il entend ce qu'on fait du corps des victimes du gazage, cela devient des sornettes pour l'effrayer et lui faire renoncer au jeu. En donnant du sens à la déportation qu'un enfant de cinq ans est prêt à comprendre, Guido n'en occulte pas l'horreur du camp. C'est même exactement l'inverse. C'est bien parce que le sens est insupportable, incompréhensible, inaccessible à l'intelligence qu'il décide de protéger son fils. Avant sa découverte du charnier de corps entassés, Guido se demande s'il ne rêve pas. La vision qui suit le renvoie alors au cauchemar.
Les pitreries de Guido dans le camp nous sont toujours montrées en relation avec son désir de faire "la vie belle" à son fils. Ainsi, jusqu'au bout et alors qu'il est arrêté par un SS, Guido marche au pas tel un pitre devant la mitraillette du nazi, sachant que son fils, caché mais pouvant le voir, le regarde. Il n'y a aucune fanfaronnade de sa part. Mais un jusque boutisme d'un père qui, alors que les nazis sont en débandade, espère que son fils survivra à lui.






Jusqu'au bout, le film s'appuiera alors sur cette idée que chacun croit ce qu'il aura été prêt à croire. Et alors que Guido n'est plus, l'entrée du char américain dans le camp devant Josué lui laisse penser que comme son père le lui avait dit, il a gagné le jeu et que ce char en est sa récompense. Ce qui peut ressembler à une coïncidence relève en fait d'autre chose. Cela revient à ce que Guido a cru apprendre de Schopenhauer. Chacun peut changer les choses et peut importe que ce qui change soit dû à autre chose que sa propre volonté. Quand il essaie de réveiller son ami qui dort en prononçant des paroles relevant des formules de magicien, peut importe que celui qui se réveille le soit par le bruit dans ses oreilles que par la volonté de Guido. Ce que ce dernier a compris, c'est que ce qui compte est la perception finale. Sa volonté a permis de le réveiller.


Il en est donc de même pour le char. Peu importe que Josué n'ait pas gagné un jeu qui n'existait pas. L'important est que la venue du char confirme son existence et que ce qu'il aura vécu dans le camp était effectivement un jeu. En cela, Guido aura, en sacrifiant sa vie, permis à son fils de traverser la barbarie exterminatrice des nazis. Lui seul l'aura vécu ainsi et aucun autre que lui. Pas l'ensemble des déportés. Pas Dora et encore moins Guido. Pas même les spectateurs qui n'auront jamais été mis à l'écart de la vérité des camps. Benigni joue sur ce que savent les spectateurs de ces camps. Il en a montré tous les éléments témoins de la folie de l'idéologie nazie. Si le film est une fiction, si le propos est une fable, en aucun cas Benigni n'aura fait un faux comme l'affirme Serge Klarsfeld puisqu'il na jamais affirmé avoir fait une oeuvre d'historien. C'est au contraire un VRAI film salutaire qui éveille les consciences autrement. Et lui refuser de le faire ainsi est bien plus condamnable que les entorses qu'il a faite à l'Histoire.

A très bientôt
Lionel Lacour


vendredi 11 janvier 2013

4èmes Rencontres Droit Justice Cinéma: le programme se précise!

Bonjour à tous,

pour sa 4ème édition, les Rencontres Droit Justice Cinéma vont proposer 5 journées d'événements mêlant cinéma et débats sur la justice. Organisées par le Barreau de Lyon et l'Université Jean Moulin Lyon 3, elles se tiendront du 18 au 22 mars 2013.

La soirée d'ouverture aura lieu à l'Hôtel de Région Rhône-Alpes qui accueillera le Président de la Cour des Comptes, Didier Migaud, comme président de cette édition. Il donnera une conférence sur "Etat, faillite et cinéma" analysant des extraits de films illustrant cette thématique. Jean-Jacques Bernard, rédacteur en chef de Ciné + Classic le questionnera à cette occasion.
Autre point d'orgue de ces 4èmes Rencontres, la remise du Prix du film français de droit et de justice. Il sera remis à Stéphane Cazes pour son film Ombline. Premier long métrage salué par tous les votants pour désigner le lauréat du prix. Le réalisateur participera ensuite à un débat à l'issue de la projection de son film. Il sera accompagné de son actrice principale, Mélanie Thierry.
Le reste du programme est tout aussi passionnant avec pas mal de nouveautés.
Toutes les informations sur le site www.droit-justice-cinema.fr et sur la page facebook des Rencontres.

A bientôt
Lionel Lacour

jeudi 10 janvier 2013

Anticipation ou science fiction?

Bonjour à tous,

 Régulièrement sortent des films dits de science-fiction ou d'anticipation. Selon certains, il s'agit en fait du même genre désigné de manière différente puisque tous les deux se passeraient dans le futur et que peu importe jusqu'où irait ce futur. Quand Georges Méliès tourna Le voyage dans la Lune en 1902, il proposait un film que certains désignent comme le premier film de science-fiction tant il paraissait improbable, même si rêvé, que l'Homme puisse se rendre véritablement sur la Lune. En s'y rendant de fait en 1969, le film pourrait apparaître aujourd'hui comme un film d'anticipation dans le sens premier puisque qu'il a bien proposé une réalité qui allait se vérifier dans le futur.De fait, les deux genres envisageraient alors à quoi pourrait ressembler ce futur, l'expression "science-fiction" reposant sur des mutations ou bouleversements scientifiques. Pourtant, beaucoup différencient ces deux genres sans toujours pouvoir expliquer la singularité de chacun. S'il existe une vraie originalité pour l'un comme l'autre, cela n'est pas seulement une question cinématographique au sens propre du terme puisque cette distinction existe de fait dans la littérature. La vraie différence, hormis celle que je vais proposer, relève aussi de l'intention du réalisateur dans sa volonté d'aborder une histoire, avec un supplément à la littérature qui est la construction d'un univers visuel qui ne laisse pas court à l'imaginaire du spectateur. Alors? Deux genres différents? Vraiment?

1. Science fiction face à l'anticipation: une question de science?
A quoi renvoie les termes de science et de fiction dans "science fiction"? Si la science-fiction invente des nouveaux gadgets ou autres produits inexistants à notre présent, il n'y a donc rien de scientifique là dedans. C'est comme imaginer que les hommes puissent voler sur terre parce qu'un scientifique aurait compris comment compenser bio-mécaniquement notre impossibilité à nous élever du sol naturellement. Rien aujourd'hui scientifiquement ne permet de l'imaginer. En revanche, montrer que les hommes volent dans un futur parce que la génétique aurait permis d'introduire des nouveaux éléments allégeant notre squelette et modifiant notre anatomie, ou parce que la cybernétique permettrait des greffes permettant de voler, cela serait en effet le produit de la science, mais celle que l'auteur connaît et dont il envisage un développement concret dans son film, que celui-ci se passe à n'importe quelle époque d'ailleurs. Là se retrouve le terme de "fiction" de science-fiction. Et peu importe que cela soit faisable ou pas. Le spectateur accepterait une réponse scientifique à l'incongruité de voir un homme voler parce qu'il en comprendrait approximativement le principe. Et il importe peu que cela se passe dans le futur. Jurassic park de Steven Spielberg avait comme postulat initial que l'ADN fossile permette de recréer des dinosaures. Ceci est strictement impossible, du moins aujourd'hui. Mais l'idée était envisageable par les spectateurs informés de ce que l'ADN permet et de ce qu'il contient, à savoir le code génétique. Ainsi, les films utilisant les inventions scientifiques se fondent toujours sur une réalité scientifique, certes extrapolée, mais préexistante. La "fiction" relève donc de la mise en scène de la science et de la technologie existante. Sans cette réalité, cela ne devient plus de la science mais du film fantastique, genre dans lequel est donné aux spectateurs des informations invérifiables mais qui doivent être admises pour apprécier l'histoire et, pour revenir à l'homme volant, qu'il faudrait l'accepter en soi et non comme une réalité scientifique. Et pour en finir avec cet exemple, le seul homme volant acceptable en tant que spectateur, c'est Superman. Mais là encore, le spectateur ne l'accepte que parce que justement, ce n'est pas un homme et qu'il vient d'une autre planète. Rien de scientifique en soi puisque aucune civilisation extraterrestre n'a été découverte. Mais la probabilité de l' existence dans d'autres galaxies d'une vie semblable à la Terre ne fait qu'augmenter au fur et à mesure des découvertes des astro-physiciens. Et cela renforce paradoxalement la crédibilité de l'existence de Superman! Pour en revenir donc à la science, ce n'est pas elle qui va différencier les films d'anticipation ou de science fiction puisque les éléments scientifiques des films de science-fiction ne sont jamais qu'une anticipation de ce qu'ils permettraient de créer.

2. Science fiction face à l'anticipation: une question de temps filmé?
À quelle époque un film de science-fiction est-il censé se dérouler? Dans le présent? Dans le futur? Dans le passé? Retour sur Jurassic Park. L'action est contemporaine à celle des spectateurs. Rien dans le film n'indique d'ailleurs une autre période. Tous les éléments technologiques présentés dans le film existent, des véhicules aux matériels de laboratoire. Spielberg joue alors sur toutes les échelles temps, évoquant un passé révolu, le temps des dinosaures étudié par des paléonthologues du présent des spectateurs et "ressuscités" par un scientifique se projetant dans le futur. Ces trois temporalités se superposent dans l'île accueillant les dinosaures. Quel statut alors donner à ce film? Film de science-fiction puisqu'il s'agit bien d'une application supposée d'une technologie issue des découvertes scientifiques? Film d'anticipation puisque justement est envisagé ce qui pourrait avoir lieu dans l'avenir, même si Spielberg situe l'action de son film au présent de ses spectateurs de 1993. Dans ce cas précis, la différence entre les deux genres est bien difficile à faire. D'autant que le réalisateur rajoute de fait d'autres genres à son film par l'évolution de son scénario, transformant son film en film d'horreur!
Dans Retour vers le futur et ses suites, Robert Zemeckis proposait de 1985 à 1990 une logique inverse de celle de Spielberg en éclatant justement les unités de temps, permettant aux héros du films de voyager dans le temps et de modifier le cours de l'histoire des personnages, voire de l'Histoire tout court! Le film relève bien de la science-fiction puisqu'il part de principes scientifiques de l'existence d'une dimension temporelle à l'intérieur de laquelle il serait possible de voyager. Je passe sur les moyens utilisés par Doc pour le faire mais qui, bien que farfelus, s'appuient sur une démonstration qui se veut scientifique! Mais pour autant, le film évoque de nombreuses anticipations sur ce que sera le futur. Ainsi, quand Marty Mc Fly interprété par Michael J. Fox, projeté dans les années 1950 à l'époque où ses parents se sont connus, entame un solo de guitare électrique à la fête du lycée de son père, il stupéfie l'assistance par la dissonance et la violence de son interprétation. Il ne fait pourtant qu'anticiper ce qui va se passer quelques années plus tard pour les contemporains de 1955, ce qu'il affirme d'ailleurs en s'adressant au public: "vos enfants vont adorer!" Dans le troisième volet, Marty et Doc vont dans le futur et le premier va involontairement provoquer une modification du cours de l'Histoire, faisant des USA un monde voué à l'anarchie et dominé par un être richissime sans aucune morale. Le spectateur peut y voir une certaine appréhension du futur si rien n'est fait pour empêcher que les plus riches dirigent le monde sans contre pouvoir. Dans ce cas précis, ce n'est pas la science qui directement transforme le monde. Elle n'aura été qu'un catalyseur puisque c'est Marty qui, par ses voyages dans le temps, a interféré le cours de l'Histoire. Mais, en enlevant la cause (pseudo)scientifique, ce qui est présenté aux spectateurs est un bouleversement crédible et à la fois effrayant. La réponse de Marty et de Doc apparaît comme en fait double: celle liée au film dans lequel les personnages veulent corriger l'erreur commise; et celle proposée aux spectateurs qui sont censés comprendre que sans vigilance démocratique de leur part, la destinée de leur pays pourrait être prise en main par des puissants et immoraux capitalistes sans scrupules.


LA tempête electromagnétique et transtemporelle
de Nimitz, retour vers l'enfer
Dans Nimitz, retour vers l'enfer de Don Taylor en 1980, l'action plonge un Porte-avion nucléaire américain de 1980 vers le passé, le 7 décembre 1941 par une tempête électromagnétique qui aurait bouleversé le continuum temps. Il ne peut s'agir en aucun cas d'un film d'anticipation pour les spectateurs puisqu'il n'est pas annoncé ce qui arrivera après 1980. L'anticipation peut au mieux être pour les Américains de 1941 qui voient sous leurs yeux des machines de guerre dotées de technologies qui n'existent pas encore ou qui en sont seulement dans leur phase de développement. Ce qu'ils voient relève donc aussi de la science-fiction. Le spectateur doit accepter lui aussi un fait scientifique supposé, expliqué dans un vocabulaire lui aussi scientifique par différents membres de l'équipage du porte-avions. Ce film, dont la qualité n'est pas le sujet dans cet article, n'est que de la science-fiction bien que l'action n'évoque que le présent et le passé tout en évoquant aussi le futur... mais celui de certains personnages du film, jamais des spectateurs!
Ainsi, dans l'approche de définition par l'époque qui est représentée, il est difficile d'établir ce qui distingue science-fiction de l'anticipation quand il s'agit du futur voire du présent. C'est déjà plus clair quand il s'agit du passé.



3. Science fiction face à l'anticipation: une question de rapport au présent
La dernière différence qui pourrait être faite entre les deux genres serait alors une question de rapport au présent du spectateur qui se retrouve dans les films. Comme je l'ai déjà évoqué dans de nombreux articles, le spectateur, quel que soit le film qui lui est destiné, projette obligatoirement son présent dans les films qu'il voit, quelle que soit la période filmée. Et, paradoxalement, un Français comprendra mieux un film dont l'action est censée se passer dans un système solaire distant de milliers d'années lumière si le film est fait par un Français ou un Américain qu'un film réalisé par un Turkmène racontant le présent de son pays, tout simplement parce que le premier film est réalisé par un metteur en scène s'adressant à des spectateurs de sa civilisation et qu'il insère des codes identifiables par ceux-ci, quand bien même l'action se passerait dans une civilisation extraterrestre extrêmement lointaine. Les codes turkmènes ont en revanche peu de chance d'être compris, surtout s'ils renvoient à une culture historique ou politique du pays.
Une fois admis cela, il suffit désormais de regarder deux exemples de films célèbres classifiés chacun dans un des deux genres. Soleil vert, réalisé par Richard Fleischer en 1973, est identifié habituellement comme un film d'anticipation. Quant à La guerre des étoiles, réalisé par George Lucas en 1977, elle fait partie incontestablement des films dits de science fiction. Ce dernier se passe à une époque et un lieu absolument pas en lien avec notre temps et notre espace. L'aspect scientifique est largement présent dans toutes ses dimensions: androïdes, intelligence artificielle, moteurs permettant d'atteindre la vitesse de la lumière, énergie utilisée en rapport, véhicules étranges mais aussi développement des forces mentales, sabres laser et autres inventions à partir de matériaux ou produits plus ou moins imaginaires. L'aspect extra-terrestre permet des fantaisies dans le bestiaire et pourtant, beaucoup de ressemblance avec notre monde, y compris et surtout dans les relations entre les individus, de races (on peut parler ici de races) ou de sexe différents, et dans les rapports de pouvoir. De tels récits confèrent à ces films un statut de parabole sur le présent et n'envisagent en fait pas que notre monde se transforme ainsi. Loin d'imaginer que le futur pourrait être comme dans La guerre des étoiles, le spectateur reconnaît assurément son présent dans le film, par principe d'analogie, de "projection-identification" comme l'écrirait Edgar Morin dans Le cinéma ou l'homme imaginaire (1956). Et chacun est libre de reconnaître dans Darth Vader tel ou tel dictateur. En fait, parler d'un futur nettement différencié du présent du spectateur est comme représenter un passé lointain. Science fiction et film "historiques" ne seraient pas si différents en soi dans l'approche. Et plus le temps montré s'éloigne du présent, dans le passé ou dans le futur, plus il parle du présent.
Soleil vert: Film d'anticipation dont l'aspect "innovation scientifique"
n'allait pas plus loin que des jeux vidéos dépassés
15 ans plus tard alors que l'action se passe au XXIème siècle!
Et c'est sûrement dans ce point que réside la différence avec le film dit d'anticipation. En effet, ce genre de film part justement du présent pour reconnaître dans ce cas un futur proche du spectateur. L'action du film de Richard Fleischer se passe à peine à 60 ans du présent du spectateur de 1973. En prenant une photographie économique, scientifique, sociale et sociétale du monde occidental, il en fait alors une extrapolation en caricaturant ce que chaque problème du présent pourrait donner dans le futur, futur que certains des spectateurs connaîtrait soit directement, soit par ce que leurs enfants le vivront. Cette caricature est alors généralement transposée dans un univers reconnaissable, avec des éléments du présent du spectateur et des modifications technologiques pas aussi remarquables que dans les films de science-fiction. L'univers urbain de Soleil vert est très proche de celui des contemporains de la sortie du film. Peu de technologie d'avant garde, si ce n'est un jeu vidéo novateur pour 1973 mais dépassé depuis les années 1980, ce qui montre bien que l'imagination ne peut envisager la puissance des progrès technologiques. L'anticipation relève en fait de l'évolution des relations entre les groupes sociaux, des conséquences de l'économie capitaliste et des progrès entraînant la sur-consommation. Le film est apocalyptique et accumule les réquisitoires contre les excès de la surproduction sur la vie sur Terre, celle des hommes en particuliers, cette de toutes les espèces vivantes en général. La différence avec le film de science-fiction réside alors dans le fait que le spectateur peut avoir la main sur ce à quoi peut ressembler son futur. Ce n'est absolument pas le cas dans des films comme La guerre des étoiles ou Dune et autres films de science-fiction. En corrigeant le comportement des individus, en agissant sur la surconsommation, l'avenir promis par Fleischer peut ne pas avoir lieu. Le film d'anticipation  a pour volonté de provoquer une prise (crise?) de conscience chez le spectateur, espérant qu'il adhère au message et qu'il agisse ensuite. Rien de tel dans le film de science-fiction.


4. Science-fiction, anticipation ou les deux à la fois?
Pour reprendre les deux exemples précédents, il est assez clair que l'un et l'autre appartiennent chacun à un genre différent. En revanche, certains exemples précédents peuvent correspondre à deux genres en même temps. Ainsi Jurassic Park, outre son caractère horrifique est à la fois de la science-fiction dans l'application des technologies appliquées à des découvertes archéologiques et biologiques, mais aussi de l'anticipation dans ses aspects éthiques sur la manipulation génétique et ses conséquences non maîtrisées. Dans retour vers le futur III, la virée spatio-temporelle dans le futur et la perturbation du continuum historique est bien un mélange de science-fiction, application farfelue de la relativité d'Einstein notamment, et d'anticipation avec le recul de la démocratie au profit d'un potentat lié à l'argent. Et c'est bien Marty, personnage contemporain des spectateurs, qui agit pour rétablir le cours de l'Histoire (et de l'histoire) qui se trouve être celle des mêmes spectateurs.
Certains films peuvent même se transformer en passant d'un genre à l'autre. Dans La planète des singes de Franklin J. Schaffner réalisé en 1968 (voir article sur les différentes versions de La planète des singes: "La planète des singes: le mythe régénéré; Le retour de la planète des singes?) l'ensemble du récit relève de la science-fiction puisque l'action amène des astronautes américains contemporains des spectateurs sur une planète située à des milliers d'année de leur présent, grâce à une technologie aérospatiale que ni la Nasa ni les agences spatiales soviétiques ne maîtrisent encore. Dominée par des singes, l'action relève clairement de la parabole. Et même si les spectateurs peuvent se reconnaître dans le personnage de Taylor, humain interprété par Charlton Heston, en aucun cas ils ne peuvent se sentir impliqué dans la possibilité de changer le destin de la planète en agissant dès 1968! Tout au mieux peuvent-ils se demander ce qu'ils feraient à sa place! Et malgré les éléments d'identification pouvant permettre de trouver un lien entre les humains de la Terre et ceux de cette planète, les spectateur reste plongé dans la certitude d'appartenir à un autre monde. Pourtant, dans la célèbre scène finale du film, le spectateur passe du film de science-fiction à celui d'anticipation en quelques secondes, par un choc à la fois esthétique mais surtout symbolique. Par cette statue de la liberté ensablée, les spectateurs font le lien entre cette planète et la leur puisque c'est la même. Ils comprennent alors que la guerre atomique a détruit leur civilisation, permettant à une civilisation simiesque de dominer une humanité retournée à l'état sauvage. Film d'anticipation donc et surtout parce qu'à ce moment là,  il y a une prise de conscience que pour éviter ce spectacle, l'Homme de 1968 peut agir.

La liste est donc longue de tous ces films qui jonglent avec ces deux genres. Andrew Niccol, que ce soit dans Bienvenue à Gattaca en 1997 ou plus récemment dans Time out en 2011, s'est fait un malin plaisir d'associer les deux. On y retrouve à la fois l'application de technologie extrapolée sur des êtres humains, la génétique associé à la nanno-informatique notamment, à des éléments du présent, voire d'un proche passé des spectateurs. Il est amusant à ce propos de voir des Citroën DS dans ces deux films!




Pour conclure, il est donc évident que la distinction entre les deux genres que sont la science-fiction d'un côté et l'anticipation de l'autre est délicate à faire en ce sens où l'un peut servir l'autre. Mais il y a une réelle différence puisque certains films peuvent être de pure science fiction tandis que d'autres ne sont que de l'anticipation. Ce qui change est donc le rapport au présent et la volonté du scénariste et/ou du réalisateur de l'évoquer. Dans la science-fiction, c'est le présent du spectateur qui est présenté sous forme de parabole, de conte ou de fable. Dans l'anticipation, c'est le futur qui est décrit à partir du présent des spectateurs qui sont impliqués à la fois dans le film lui-même - que feraient-ils à la place des héros - et dans leur présent - peut-on éviter que ce monde présenté dans le film n'advienne? Pour ces spectateurs, l'aspect "science-fiction" des films d'anticipation passe finalement au second plan car les références à leur propre monde sont trop fortes. Le contre-exemple étant peut-être Jurassic Park et autres du genre car ce type de films mêle finalement d'autres genres encore: film d'horreur, comédie...
Il est donc important pour tous ceux qui travaillent sur les films comme source, que ce soit en Histoire, en Géographie, en Sociologie, Philosophie et autres sciences humaines de bien distinguer ces genres, quand bien même ils s'entremêleraient dans les films. Le message n'est pas le même, que ce soit celui émis par le réalisateur ou reçu par les spectateurs.

A bientôt
Lionel Lacour

Poursuivez la thématique avec ces trois articles:
Soleil vert au Festival Lumière 2011
La planète des singes: le mythe régénéré
Le retour de la planète des singes?