lundi 8 août 2011

Le retour de la Planète des singes?

Bonjour à tous,

après près d'un mois de congé, je reviens pour évoquer la sortie du film La planète des singes: les origines de Rupert Wyatt devant sortir ce mercredi 10 août 2011 en France.
Depuis la sortie du roman de science fiction de Pierre Boulle en 1963, plusieurs versions sont sorties dont la meilleure, celle de 1968 par Franklin J. Schaffner avec Charlton Heston qui donna lieu à une saga d'en tout cinq épisodes (La planète des singes, Le secret de la planète des singes, Les évadés de la planète des singes, La conquête de la planète des singes et enfin La bataille de la planète des singes).
En 2001, Tim Burton tentait une version différente de La planète des singes avec des effets spéciaux qui auraient dû faire oublier la version de 1968... Enfin, vient cette nouvelle version.
(pour une analyse spécifique du film La planète des singes: les origines, voir "La planète des singes: le mythe régénéré")
Voir aussi l'article sur La planète des singes: l'affrontement

1. De plus en plus éloigné de Pierre Boulle!
Ce qui est le plus intéressant, et à la fois normal, c'est que la version de Schaffner est celle qui est la plus proche de l'oeuvre littéraire dont elle est tirée. L'arrivée des astronautes sur une planète à atmosphère respirable est à peu près identique dans le livre et dans le film. Ensuite, et à peu de choses près, les deux oeuvres se ressemblent dans le déroulé et dans les personnages. Seule la fin diverge, gardant au livre son esprit de science fiction et en même temps en maintenant le lecteur dans un état de sidération. En revanche, le film se transforme en un seul plan en film de quasi anticipation dans lequel le personnage principal, l'astronaute, découvre qu'il n'a jamais été ailleurs que sur sa propre planète la Terre, et ce par la vue traumatisante de la statue de la liberté ensablée.


Dans l'oeuvre de Burton, tout est exactement l'inverse. La quasi totalité du film est contraire au livre. Certes, il y a bien l'arrivée d'un astronaute sur une planète. Mais telle que l'histoire nous est racontée, aucune ambiguïté n'est possible: il s'agit bien d'une autre planète puisque l'action se situe déjà dans l'espace, et très éloignée de la Terre. Tout le reste essaie de nous montrer une culture simiesque ayant les mêmes caractères que celle des humains, ou plutôt des Américains, avec des jeunes singes jouant et portant des tenues de basket ball, avec des dîners de gala et des tenues de
séduction dignes des comédies romantiques. Ainsi, c'est bien le choix inverse que Burton a fait par rapport à la première adaptation cinématographique: la version de Schaffner nous présentait une planète quasi désertique avec des singes au comportement et au tenues qui ne faisaient pas penser de prime abord à une transposition de notre planète, si ce n'est que les rapports étaient inversés: les singes parlent et sont civilisés, les humains sont muets et se comportent comme des bêtes sauvages - à ceci près qu'ils se vêtissent de peaux de bêtes. Et c'est seulement au fur et à mesure que l'analogie entre la civilisation simiesque de cette planète et celle humaine de la Terre s'opère.La version de Burton nous plonge quant à elle directement dans une planète différente de la Terre mais avec tant d'éléments de ressemblance que d'emblée le spectateur est quasiment contraint de comprendre que le film est bien une fable mettant en scène une civilisation de singes "copiée-collée" à celle des hommes de la Terre. Seul hic, c'est que des hommes vivent sur cette planète mais qu'à la différence de la version de 1968, eux, ils parlent et semblent furieusement intelligents et débrouillards.



En fait, la seule fois où le film de Burton semble coller au roman, c'est dans la scène finale, quand le héros fuit cette planète dans son engin spatial, et introduit les coordonnées de la Terre dans son ordinateur. Il atterrit à Washington devant le mémorial où se trouve notamment les statues de Lincoln. Or il y trouve les statues de singes, dont celle du général Thade, le singe qu'il a combattu durant le film et qui est censé être mort. Si cette séquence est fidèle au livre, elle est pourtant d'un incohérence totale avec le film. Nous le verrons tout à l'heure.
  
La dernière version, qui sortira donc ce mercredi n'est pas une autre adaptation de l'oeuvre de Pierre Boulle. Comme son nom l'indique, l'action se passe avant que la planète Terre ne passe sous le contrôle des singes. Le point de départ est donc différent des deux autres versions. Il s'appuie surtout sur le fait que tout le monde connaît désormais cette fable, ce qui n'était pas le cas en 1968. Rupert Wyatt essaie de donner une version scientifique à ce que le personnage de Taylor interprété par Charlton Heston allait découvrir en 1968. Sauf que une des explications données en 1968 était que l'arrivée au pouvoir des singes était entre autre due à la guerre nucléaire détruisant la civilisation humaine. Des suites, déjà évoquées plus haut, allaient préciser ce qui étaient réellement arriver aux hommes. Pour revenir à cette dernière version, la question des origines de la planète des singes s'inscrit dans un contexte évident du XXIème siècle au regard des avancées scientifiques qui permettent d'entrevoir la création d'intelligence artificielle et d'influer sur le patrimoine génétique des individus. Alors pourquoi pas des singes? Cette approche se différencie de celle de la saga originale qui dans Les évadés de la planète des singes (Don Taylor, 1971) puis dans La conquête de la planète des singes (Jack Lee Thompson, 1972) critiquaient le déclin de notre société qui conservait des pratiques barbares comme la boxe. Les singes venus du futur, donc intelligents, étaient finalement traqués par les homes après qu'il leur eurent appris qu'ils avaient disséqués des hommes sur leur planète et surtout qu'ils l'avaient quitté juste avant qu'elle n'explose. Conscients du danger que pouvaient représenter ces êtres, et oubliant la cause de cette prophétie de Cassandre, des hommes voulurent les tuer eux et leur progéniture qui fut finalement cachée dans un cirque (Les évadés...). Dans La conquête..., le spectateur se trouve dans un monde qui correspond à aujourd'hui dans lequel la vie des espèces animales et végétales est de plus en plus difficile et où les grands singes sont utilisés comme de la main-d'oeuvre servile. Parmi eux se trouve César, fils des évadés. Il mènera la révolte des grands singes contre leurs maîtres humains. Ce film assez violent montrera une révolte de près d'une demi-heure filmée sur le modèle de la révolte de Watts en 1965. La critique est ouvertement un prétexte pour critiquer la situation des Noirs aux USA malgré les avancées législatives des années 1960.
Les temps ont changé, l'oeuvre de Boulle ne sert plus que comme point de départ à la réflexion des artistes qui l'interprète en fonction des problèmes de leur temps. Et c'est en cela, entre autre, que le film de Burton déçoit puisqu'il n'apporte aucun point de vue sur son époque.


Ari, une femelle singe?
2. Cohérence et vraisemblance: avantage Schaffner?
D'autres éléments de différenciation existent entre les deux premières versions: les singes de Schaffner ressemblent à ceux décrits par Boulle: ils ne sont pas dotés de capacités physiques différentes de nos grands singes tandis que la version de Burton les dote de capacités extravagantes, notamment dans les bonds, transformant les chimpanzés en véritables sauterelles! Le spectateur ne peut qu'être troublé par la version de Burton dans cette approche du film: les maquillages et effets spéciaux sont d'une qualité nettement supérieure à la première version et pourtant, l'ensemble est moins crédible. En effet, les singes ressemblent à peine à des singes, l'héroïne étant plus proche du chat que du chimpanzé, adoptent des comportements ouvertement humains, notamment en terme de protocole et d'apparat, et réagissent néanmoins avec une violence bestiale inouïe dans certaines circonstances, laissant même le pouvoir armé à l'un d'entre eux ouvertement fou, qui lui ressemble vraiment à un singe -hormis ses sauts de plusieurs mètres de haut!.
L'autre élément d'incohérence qui peut apparaître est dans les origines de la culture des singes. Dans la première version, on évoque un temps passé, un législateur qui aurait été à la base de tout. Puis nous découvrons au fur et à mesure du film, que les hommes avaient autrefois été les êtres dominants de la planète et que les sages qui dirigent désormais, des Orang-outangs, le savent mais ne le disent pas. La civilisation humaine est reconnue pour sa supériorité mais aussi pour sa violence et sa capacité auto-destructrice. Dès lors, les décors et costumes des singes semblent pouvoir être compris comme une réponse à l'individualisme égoïste des hommes, et notamment les Américains, qui ont mené leur espèce à être relégués à l'état de bêtes sauvages. Les singes s'habillent et se logent quasiment à l'identique, les espèces sont à la fois hiérarchisées et en même temps traitées à égalité.


La version de Burton met un point de départ également religieux.  Mais si la version de Schaffner reste dans le flou des origines, Burton nous donne lui l'occasion de connaître le point de départ: tout aurait commencé à Calima, avec un père fondateur: Semos. Et c'est vraiment là que tout l'édifice de Burton s'effondre. En effet, Calima se trouve être le vaisseau que le héros, le capitaine Léo Davidson joué par Mark Wahlberg, a quitté pour rattraper un module dans lequel se trouvait un jeune chimpanzé. C'est en le cherchant qu'il fut pris dans une perturbation magnétique qui le fit atterrir sur cette planète. Manifestement, le vaisseau mère a lui aussi été pris car ce champ magnétique et s'est écrasé sur cette planète. Or ce vaisseau disposait de singes sur lequel étaient faits des expérimentations par des astronautes. Arrivés sur cette planète, les singes auraient pris le pouvoir sur les hommes, qui, mystère, n'auraient pas tiré avec leurs armes pour se sauver. Ces hommes se seraient donc trouvés sous la domination de singes qui n'étaient, rappelons-le que des singes! Et ceux-ci seraient devenus progressivement des êtres supérieurs. Et parce que cela semblaient ne pas suffire, les générations de singes qui n'ont jamais connu autre chose que leur planète se sont mis à développer une culture et une mode vestimentaire identique à celle des hommes de la fin du XXème siècle. Enfin, nous découvrons le pourquoi de Calima: il s'agit de lettres inscrites sur la paroi du vaisseau. Or il suffit au héros de frotter sur cette paroi pour voir se révéler d'autres lettres:


Ainsi, le lieu fondateur de la civilisation des singes porterait le nom de lettres seules restées visibles après que la poussière se serait déposée ce qui prouverait que le lieu avait été abandonné par les premiers singes dont Semos. Or ce sont eux qui ont transmis leur héritage aux suivants. Le nom de Calima est donc clairement créé pour donner au spectateur le sentiment d'assister à une révélation en même temps que les personnages du film.
Certains peuvent se satisfaire de cette explication. On peut se demander comment la poussière a pu tenir et rester tant d'années pour ne dégager que ces 6 lettres. On peut aussi se demander quelle utilité cette révélation a dans l'histoire si ce n'est dire aux spectateurs "méfiez vous des récits qui fondent le monde sur une genèse pas si merveilleuse que cela". Si la critique est acceptable, la transcription à l'écran est facile et ridicule.
Alors que dans la version de Schaffner les singes sont dotés d'armes à feu, ceux de Burton qui ont développé manifestement une industrie textile et autre leur permettant de ressembler à de bons petits américains, se battent avec des armes rudimentaires qui suffisent à dominer des hommes qui sont eux restés intelligents, et donc descendants de ceux du vaisseau spatial. Plus drôle: la seule arme "moderne" est un pistolet que le général Thade volera. Elle venait des hommes du vaisseau, preuve que ceux-ci en disposait d'une et qu'ils auraient pu tuer ces singes "rebelles"! Mais quand le petit singe perdu au début de l'histoire apparaîtra par enchantement dans son module, le capitaine Léo y récupérera une arme encore plus moderne qu'un simple revolver!
Enfin, la conclusion du film dont nous avons parlé plus haut continue à montrer les incohérences du scénario car comment le capitaine Léo peut revenir sur une planète semblable à la Terre, à Washington, avec des statues du général Thade dans ce film dont toute l'histoire donne comme justification à la planète des singes le développement sur une autre planète de deux espèces, hommes et singes, à partir d'un point de départ clairement identifié? Certes il y a eu des distorsions temporelles puisque le vaisseau mère a atterri sur la planète avant le capitaine alors que celui-ci était parti avant et a atterri après - idem pour le singe perdu dans son module aérospatial. Mais cette distorsion de temps était circonscrite à cette planète éloigné du système solaire! Si l'oeuvre de Schaffner joue sur une distorsion du temps, celle-ci se concentre sur la Terre. Burton ne peut en aucun cas jouer sur les deux tableaux sans créer une autre incohérence dans son film.
Pour la prochaine version, pas d'incohérence possible puisque le scénario commence justement par le point de départ ce qui est d'ores et déjà plus facile dans l'écriture et plus facile à faire admettre aux spectateurs.

Conclusion
La comparaison de ces oeuvres mériterait bien plus que ces quelques lignes. Pourtant, il se dégage quelques points importants. Le livre de Pierre Boulle a créé par ses adaptations cinématographiques une fable exploitable et transcriptible comme l'oeuvre de Montesquieu l'a été pour Les lettres persanes. D'ailleurs, l'épisode Les évadés de la planète des singes reprend en quelques sortes cette manière de critiquer une société par des personnages venus d'ailleurs. Schaffner a transposé l'histoire initiale en l'adaptant pendant la période d'angoisse nucléaire post crise de Cuba. Rupert Wyatt profite des débats bioéthiques et scientifiques pour donner une origine crédible d'une possible future planète dominée par des singes. Burton a quant-à-lui profité de son talent pour revisiter une planète des singes correspondant à son univers fantastique. Mais si la morale de ses films pouvait accepter un certain simplisme comme dans son chef d'oeuvre Edward aux mains d'argent, l'oeuvre de Boulle ou la relecture du film de Schaffner lui a complètement échappé, transformant le tout en une farce grotesque mêlant clin d'oeil publicitaire (la chimpanzée reprenant à son compte une pub de L'Oréal!), vision médiévalo-futuriste de sa planète, casting tape à l'oeil (ah! la belle mannequin Estella Warren, paysages et décors digne d'heroïc fantasies et bataille péplumesque. Le tout ne fait pas un film, hélas, et encore moins un discours. Tim Burton a cependant pour lui l'excuse de n'avoir pas pu faire le film qu'il désirait étant en conflit avec la production. Pourtant, les films de la saga initiale n'ont pas manqué de problèmes de production, les budgets de chacun des films fondant comme neige au soleil à mesure que les épisodes se faisaient de plus en plus critiques vis-à-vis des USA, avec un sommet dans La conquête de la planète des singes où les décors minimalistes rendirent finalement encore plus saisissant la rébellion des singes face à l'oppresseur humain et annonçant l'ère prochaine de la planète des singes sur fond d'incendies de la ville! Surtout, après le premier épisode, l'ensemble de la saga bénéficie d'une cohérence interne largement supérieure, même si les épisodes sont de qualités inégales.
Espérons que La planète des singes: les origines, qui surfe malgré tout sur la mode de présenter d'où partent les mythes (Batman begins, et dans une certaine mesure, le premier opus de Spiderman), permettra de faire oublier la version de Tim Burton en offrant une vision de son temps moins simpliste et préparant une suite intéressante. Si l'épisode 1 était réussi, gageons que le 2 suivra, d'autant que prenant l'histoire à l'endroit, il n'y aurait pas de problème de cohérence temporelle entre le présent du film et un passé explicatif.

A bientôt

Lionel Lacour

Pour une analyse du film La planète des singes: les origines, voir "La planète des singes: le mythe régénéré"

samedi 9 juillet 2011

Soleil vert au Festival Lumière 2011

Bonjour à tous,

Durant le 3ème Festival Lumière (du 3 au 9 octobre 2011) sera projeté le film de Richard Fleischer Soleil vert réalisé en 1973. Ce film est un classique du genre "anticipation" comme il y en avait tant en cette période, et qui prévoyaient soit l'apocalypse nucléaire (La planète des singes) soit la fin du monde et la barbarie de retour (New York ne répond plus). Mais ce qui fait la force de Soleil vert, c'est de mettre l'action dans le futur (qui l'est de moins en moins pour nous!) dans un décor loin d'être futuriste, rendant encore plus efficace la critique de la société des années 1970. Certains répondront que c'est l'essence même du film d'anticipation que de parler d'un futur proche pour évoquer le présent du film. C'est vrai. Sauf que plus le film vieillit, plus on réalise que ce film d'anticipation est une critique immuable de notre société de consommation, jusqu'à sembler ne plus devenir un film d'anticipation mais un film d'actualité!



1. Un générique original et didactique

Avant d'entrer dans le coeur du film, il y a toujours un générique qui présente parfois le décor, les personnages ou encore la situation. Celui de Soleil vert présente un contexte historique et économique qui est d'autant plus impressionnant qu'il se construit sur une musique divisée elle-même en trois temps. Le premier est assez lent, illustré en Split screen d'images nostalgique d'un temps passé, fin XIXème début XXème siècles, où les hommes vivaient à la campagne et de l'agriculture, découvraient les joies de la première automobile devenu véritable transport en commun! Puis le deuxième temps musical est marqué par une accélération du rythme correspondant à la marche du progrès du monde occidental. Toujours en split screen, l'écran voit se succéder des photographies de la croissance industrielle des villes américaines, l'explosion démographique et urbaine, la démultiplication de l'automobile entraînant pollution et gestion des carcasses de voitures s'amoncelant en périphérie des villes. Secondes après secondes, les images défilent et montrent une époque qui se rapproche de plus en plus du présent du spectateur, celui de 1973 mais aussi celui d'aujourd'hui, avec des illustrations devenues tellement symboliques comme le masque sur le visage des piétons luttant contre la pollution atmosphérique ou encore des métro bondés remplis par des employés chargés de pousser les derniers voyageurs dans les voitures! Dans le dernier temps musical du générique, les images sont montrées plus longuement, s'accordant à un tempo lui aussi ralenti. Ce moment sert de constat: qu'avons nous fait de notre monde moderne? Les étangs pollués aux hydrocarbures sont suivis de zones de déchets urbains et de décharges sauvages. L'espace naturel disparaît de l'image comme les zones agricoles d'ailleurs. Sur ce générique, aucun nom d'acteur ni de l'équipe technique. Il se compose comme un court métrage en préambule du film lui-même dont le titre apparaît sur la Skyline d'une ville polluée et embrumée, New York: Soylent green en Version originale, "Soleil vert" dans sa version française.

2. La congestion urbaine
Dès la première image, le spectateur se situe par rapport au temps futur annoncé: New York, 2022, soit près de 50 ans après, pour les premiers spectateurs du film. Mais dans seulement à peine plus de dix ans pour nous, spectateurs de 2011!
À cette précision temporelle et de lieu se rajoute un élément démographique: "Population: 40 000 000".
Ce nombre est absolument vertigineux car l'agglomération la plus peuplée ne devait pas atteindre les 10 millions à l'époque. Or depuis, Tokyo et le Kanto dépasse les 30 millions et d'autres agglomérations n'en sont pas loin. On voit donc que cette anticipation qui avait pour objectif d'effrayer les spectateurs n'était pas si dénuée de raison et que les faits confirment cette tendance à l'explosion urbaine des grandes métropoles, même si celles qui ont le plus crû sont les mégapoles asiatiques.

Tout dans le film montre les limites de la sur-urbanisation: difficulté de gestion des logements, pression démographique, violence urbaine, difficulté d'approvisionnement en eau et produits alimentaires ainsi qu'en énergie. À ces difficultés répondent des solutions souvent non maîtrisées par les pouvoirs publics: protection privée et armée des immeubles, marché noir, rationnement de l'électricité et production personnelle de cette énergie -le personnage joué par Edward G. Robinson pédale sur son vélo pour générer de l'électricité! - présence policière massive dans les marchés d'alimentation.
La paupérisation de ces villes provoque alors une ségrégation par classe sociale. Ainsi, la ville semble être le territoire de la misère tandis que des quartiers périphériques protégés tels des châteaux forts par des murs de béton et autre protection comme la surveillance vidéo - je rappelle que le film date de 1973 - accueillent les classes bourgeoises qui ont accès à l'énergie, à l'eau et aux aliments sans restriction aucune.
De fait, certains des classes populaires essaient de vivre dans ce monde de luxe et d'abondance par tous les moyens. Il en ressort que les hommes riches habitent des appartements meublés, c'est-à-dire avec les meubles inanimés mais aussi animés, par la présence de femmes. Celle(s)-ci est (sont) vendue(s) avec l'appartement et entretenue(s) par un majordome d'immeuble, lui aussi vivant avec les classes supérieures bien que faisant partie de la classe populaire.
En quelque sorte, Soleil vert, c'est Metropolis à l'horizontal!

3. Un monde qui vire à l'anarchie
De cet univers ressort une impression d'absence de pouvoir. Pourtant, celui-ci est bien présent, mais sans jamais être clairement défini hiérarchiquement.
Le pouvoir politique existe bien, il y a même une campagne politique qui est en cours avec affichage du principal candidat. Mais ce pouvoir politique n'est qu'un simulacre de pouvoir du fait que la pratique démocratique ne peut vraiment s'exprimer avec une population dont la première des préoccupations est de survivre en se nourrissant d'aliments industriels ("Soleil vert", "Soleil jaune"...) et en vivant dans des logements de fortune voire dans les escaliers. Ce pouvoir politique s'exerce pourtant mais en collusion avec un autre pouvoir, celui économique représenté par les dirigeants de la société Soylent, fabriquant les fameux Soleil vert. Cette collusion politico-économique arrive à maintenir un équilibre précaire de sécurité dans la ville. Un autre pouvoir ressort du film, c'est celui de la connaissance. En effet, l'appauvrissement des ressources naturelles et de la société ont contraint manifestement au renoncement à l'éducation. Le "livre" devient une richesse rare, préservée par quelques irréductibles, seuls capables de résister face au pouvoir économique que représente Soylent, et avec lui celui des politiques corrompus. Le pouvoir de l'Eglise est lui aussi régulièrement montré à l'écran. Ce pouvoir est un pouvoir moral, spirituel mais qui n'a plus d'influence sur le fonctionnement de la société. Au mieux est-il un refuge pour les miséreux et les âmes égarées, le tout dans une représentation médiévale. Pour que l'ensemble de ces pouvoirs s'affrontent, le scénario fait ressortir un dernier pouvoir, celui non organisé et qui sied si bien à la mentalité américaine: le pouvoir de l'individu libre d'agir, même contre les pouvoirs en place.
Trois personnages incarnent cette liberté: un dirigeant qui pris de remords se confesse à l'église et se sait alors condamné à être exécuté; un vieillard qui a connu un monde meilleur et qui refuse de vivre dans celui tel qu'il est devenu; enfin un policier qui enquête sur la mort du premier, malgré les pressions exercées sur lui par sa hiérarchie, le pouvoir politique et la multinationale.



4. Un film "décroissant"
Dès le générique, il s'agit bien de montrer que la sur-exploitation industrielle de la planète amène une pollution et un amoncellement de déchets que l'homme n'arrive plus à gérer. Le film s'inscrit ici dans un schéma de pensée de l'époque qui, sous l'influence du Club de Rome se concrétise par la rédaction d'un rapport en 1972 dit "Rapport Meadows" intitulé Halte à la croissance (Limits to Growth dans sa version originale). Ce rapport met en évidence les conséquences d'une croissance qui consisterait à exploiter de manière irraisonnée les ressources quelles qu'elles soient, au risque de subir une décroissance par pénurie et donc le chaos. C'est donc le vrai premier mouvement décroissant qui apparaît alors même que la première crise pétrolière n'a pas eu lieu. Le film serait donc une illustration de ce que le rapport Meadows dénonçait, illustrant de fait la conséquence de cette sur-exploitation des ressources terrestres.

À l'image, cela donne un ensemble de séquences que certains critiques d'aujourd'hui jugent naïves mais qui ont particulièrement marqué les spectateurs de l'époque. Ainsi, quand le policier incarné par Charlton Heston, rapporte de la viande de boeuf et des légumes chez lui, c'est Edward G. Robinson, le vétéran qui pleure devant cette nourriture devenue quasiment introuvable sinon hors de prix. Le voir cuisiner ces aliments, apprendre à son ami comment les déguster puis savourer ce repas pour nous si habituel mais que l'on comprend comme unique en 2022 stimule en nous, spectateurs, l'idée que manger des aliments issus de l'agriculture classique est un bien précieux.
De même, dans une séquence mémorable, Edward G. Robinson se rend dans une institution - il faut taire ici le pourquoi - dans laquelle il voit un montage d'images de la nature, faune, flore, océans et autres merveilles terrestres sur une musique de Vivaldi. Charlton Heston découvre alors ce monde dont il ignorait tout et comprend alors quelles merveilles existaient avant que le monde deviennent un univers quasiment stérile croulant sous la canicule. Car c'est aussi une des conséquences que le film illustre de la sur-exploitation . Elle a provoqué un réchauffement planétaire si bien que pouvoir se rafraîchir par de la climatisation est un luxe au-delà de l'imaginable, même pour nous!

A l'arrière plan, le jeu vidéo "moderne" de 2022...
On est loin des Play Station et autres Wii!
 5. Les limites des films d'anticipation
Comme tous les films d'anticipation, il faut envisager une évolution scientifique moderne afin de faire comprendre aux spectateurs qu'on est dans le futur. Or, si tout les points précédents ont finalement non seulement bien vieilli mais correspondent aussi et encore aux enjeux économiques et sociétaux d'aujourd'hui, la modernité "anticipée" d'aujourd'hui est largement dépassée. Le plus bel exemple relève des jeux vidéos avec lesquels jouent les femmes "mobilier". Ils ressemblent à ceux de la fin des années 1970. L'évolution technologique que nous avons connu depuis ne pouvait être envisagée à ce point en 1973. Ce qui donne un aspect kitsch à cette caractéristique du film.

Charlton Heston découvrant les merveilles de son monde...
avant qu'il ne soit détruit par sa surexploitation




6. Un sujet moral: l'euthanasie
Dans ce film est enfin posé la question du rapport de l'homme à la mort.
En effet, comment doit-on ou peut-on mourir dans un monde surpeuplé? Et que faire des cadavres dans ce même monde pollué et où la nature semble se réduire à un point tel que seuls les océans pourraient encore nourrir les populations de la planète grâce aux entreprises agro-alimentaires?
Plus loin encore, la réflexion tourne finalement sur notre humanité. Serons -nous encore des hommes dans un monde à ce point vidé de tout lien avec la nature, jusqu'aux besoins les plus essentiels, à savoir se nourrir sans recours à des produits industriels.
Ainsi, Fleischer nous amène à réfléchir sur la condition même de l'homme et sur la question de la fin de l'humanité. L'organisation et encadrement par l'État de la mort des individus, qui viendraient donc volontairement mettre fin à leur vie, est manifestement dénoncé comme une régression et un aveu d'impuissance par les autorités elles-mêmes. Le film pose donc des questions sur le bien fondé à autorisé ce suicide assisté, non en jugeant moralement pourquoi ceux qui souhaite avoir recours à cela, mais en se positionnant par rapport aux autorités politiques qui l'accepteraient.


Comme vous l'aurez compris, ce film est d'une grande richesse par les thèmes qu'il brasse et par l'actualité étrange qu'il a encore. Il faut sans cesse se rappeler que le film est de 1973 et que les questions d'écologie et de développement durable ne sont pas nées avec Nicolas Hulot ou Al Gore. Bien sûr, le film est marqué par une esthétique très seventies. Pourtant, tous les enjeux d'une société modernes sont là. Peut-on continuer à croître sans cesse au risque non seulement de détruire la planète mais même l'humanité dans tous ses aspects.
Construit comme un polar, le film est en fait un vrai plaidoyer pour la sauvegarde non pas d'une "nature musée", mais d'une humanité qui continuerait à croître en harmonie avec la nature. L'aspect suranné du film est donc largement dépassé par le message qu'il porte et que, dans un dernier plan sublime, Charlton Heston transmet à son tour à tous les spectateurs qui ne peuvent accepter de voir leur monde se transformer comme dans Soleil vert.

Un film à revoir de toute urgence et à montrer à tous ceux qui ne l'auraient pas encore vu.

À bientôt

Lionel Lacour

Cet article vous a plu? Allez voir celui-ci:
Anticipation ou science-fiction?



jeudi 23 juin 2011

Festival Lumière 2011: la (très) bonne surprise Depardieu

Bonjour à tous,


Ce matin, à l'Institut Lumière, son Directeur, Thierry Frémaux, a révélé la programmation du festival Lumière qui aura lieu à Lyon du 3 au 9 octobre 2011. Des rétrospectives permettront de revoir les oeuvres de Jacques Becker, comme Touchez pas au Grisbi ou encore Goupi Main rouge et Casque d'or, de retrouver quelques films de William Wellman dont le génial Convoi de femmes, western filmé comme une véritable chronique sociale avec Robert Taylor. Bien des événements parmi lesquels une nuit de la science fiction avec la version couleur retrouvée du film de Méliés Voyage dans la Lune, Blade Runner ou encore une version restaurée de Soleil vert. Il ne faudra pas manquer pour les jeunes et moins jeunes la projection de La guerre des boutons d'Yves Robert, la version originale donc, et un bon moyen pour acclimaté les enfants au cinéma noir et blanc! Je passe sur le reste de la programmation qui sera complète sur le site du Festival Lumière:

Patrick Dewaere et Gérard Depardieu
dans Les valseuses de Bertrand Blier, 1974

Mais le lpus important reste bien sûr le prix Lumière. Cette année, il sera attribué au monstre du cinéma français Gérard Depardieu. Certains peuvent s'étonner de voir ce personnage récompensé après Clint Eastwood (2009) et Milos Forman (2010) au regard de certaines dernières déclarations tonitruantes et excessives ou par rapport à sa filmographie récente. C'est oublier le géant de cinéma que représente Gérard Depardieu.

En effet, il aura marqué le cinéma français comme peu d'acteurs l'ont fait, rejoignant dans la légende les Jean Gabin et Michel Simon, comme le rappelait Thierry Frémaux ce matin. Sa présence, voire son omniprésence sur les écrans l'ont certes conduit à participer à des films médiocres, que certains qualifieraient d'alimentaires. Lui même le reconnaît volontiers.

Prix d'interprétation à Cannes
Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau, 1990
Mais ce serait oublier les autres, les chefs d'oeuvre absolus, une filmographie vertigineuse. Comment ne pas être ému en voyant son interprétation magistrale dans Cyrano de Bergerac. Quand beaucoup d'acteurs auraient surjoué ce rôle, lui a su l'incarner. Ce n'était pas Depardieu qui combattait, ce n'était pas Depardieu qui écrivait, ce n'était pas Depardieu qui mourrait, c'était Cyrano, c'était toujours Cyrano qui habitait l'écran.
Les plus grands acteurs sont souvent les plus généreux, souvent aussi ceux qui ont besoin plus que les autres d'être à la fois dirigés et laissés libres de leur interprétation. Rappeneau sut le faire comme Wajda le fit pour Danton, héros incroyablement incarné par Depardieu et qui, de monologues en monologues, donnait vie et chair à ce personnage si ambigu que ce révolutionnaire français.
Qui d'autres que Depardieu peut ainsi passer de ces rôles exigeants à ceux plus légers comme dans Mon père ce héros, comédie fraîche sans grande prétention mais où il sut jouer juste face à la jeune Marie Gillain.
Depardieu, c'est aussi une certaine idée de la fidélité au cinéma sans se prendre au sérieux. Les comédies qu'il a pu tourner avec Francis Weber continuent à faire rire, qu'ils soit la brute impassible comme dans La chèvre  ou l'abruti fini dans Tais toi.

Gérard Depardieu dans Uranus de Claude Berri, 1990
Car la force de Depardieu, c'est d'avoir tourné dans tous les types de films, certes avec des bonheurs différents mais en ne se limitant jamais à un seul type de rôle. Prêtre, bistrotier, flic, futurs retraités vadrouilleur, acteur, petite fripuille ou vrai truand, gaulois, patron, ennemi public numéro 1, mousquetaire, homme préhistorique, paysan, revenant, héros de Dumas ou de Hugo...
Il a tourné avec les plus grands, de Truffaut à Bertolucci en passant par Blier, Rappeneau, Corneau, Berri, Chabrol, Weir, Scott, Pialat...
Et partout dans le monde, il est l'acteur français le plus connu, ce "Girard Dipardiou" ami de De Niro depuis 1900.


Gérard Depardieu et Robert de Niro dans 1900 de Bernardo Bertolucci, 1976.
Depardieu, c'est donc une filmographie gargantuesque dont plus des deux tiers sont déjà oubliés. Mais que de films dont tout le monde se souvient et pour lesquels, chaque acteur français rêverait d'en avoir au moins un dans sa propre filmographie!
Nous pouvons donc remercier Thierry Frémaux, Bertrand Tavernier et l'Institut Lumière d'avoir pensé à rappeler par ce prix que Depardieu est surtout, et avant tout, un monstre sacré du cinéma français d'abord, du cinéma mondial aussi. Et remercions Gérard Depardieu d'accepter d'être ainsi honoré par ce prix Lumière.

Rendez-vous donc très bientôt à Lyon pour célébrer cet immense artiste et toutes les oeuvres du patrimoine mondial du cinéma qui seront mises en avant.

A bientôt

Lionel Lacour

mardi 21 juin 2011

Rocky et Rambo: deux héros américains

Bonjour à tous,

il y a quelques années, lors d'une formation pour des enseignants, l'un d'entre eux me demanda si pour moi, Rambo était une source historique. Cette interrogation provoqua de ma part une certaine consternation. En effet, qu'est-ce qu'une source historique? Est-elle liée à la qualité de l'oeuvre étudiée ou bien est-ce un témoignage de l'époque étudiée? Devrait-on éliminer certaines inscriptions latines ou grecques sous prétexte qu'il y aurait des fautes d'orthographe? Il en est donc de même pour les films dont la qualité cinématographique n'a rien à voir avec le témoignage historique qu'ils peuvent révéler de leur époque.
Au-delà de cet aspect sur la validité de "source" historique de Rambo, c'était bien le jugement esthétique qui m'ennuyait. En effet, Rambo est un film particulièrement intéressant cinématographiquement parlant comme nous allons le voir ci-dessous. Pourtant, il suffit de prononcer ce mot, RAMBO, pour provoquer sourires et moqueries sur le personnage. C'est que ce personnage n'est pas resté celui que nous découvrions dans le premier opus en 1982 réalisé par Ted Kotcheff. Il est devenu ce symbole du cinéma américain reaganien au fur et à mesure que les années 1980 avançaient jusqu'à la caricature. Il en fut de même pour Rocky, interprété par le même Sylvester Stallone qui devint à son tour une caricature après trois épisodes plutôt bien accueillis jusqu'en 1982 jusqu'à ce que le quatrième opus plonge Rocky en pleine guerre froide!

Stallone, Rocky et Rambo forment désormais une sorte d'unique personnage, à la fois réac, violent, manichéen, profondément américain sans aucune nuance. C'est oublier que ces personnages et les films qui les ont fait découvrir étaient autrement plus intéressants!

1. Rocky et Rambo: deux Américains des années 70
Quand Stallone présente son scénario, il s'impose également pour interpréter le rôle du personnage principal, Rocky Balboa. Réalisé par John G. Avildsen en 1976, Rocky n'est pas l'histoire d'un super héros ni d'un héros classique de western ou même des films de Peckinpah ou de Siegel. C'est un minable boxeur qui travaille à la solde d'une sorte de mafieux pour récupérer des créances. Les quartiers populaires de Philadelphie constituent le décor du film et c'est bien la misère sociale qui est présentée, avec ces Italiens qui vivent ensemble dans le même quartier, ces braseros autour desquels se réunissent les paumés le soir, ces jeunes désoeuvrés. Mais Rocky, c'est aussi un hymne à l'Amérique, celle qui rêve encore du Melting pot. C'est Rocky et Paulie qui, quoi qu'italiens, célèbrent Thanksgiving, c'est le champion du monde Apollo Creed, un noir, qui célèbre une bataille de la guerre d'indépendance américaine, Bunker Hill, quasiment constitutive de l'identité américaine, lui vraisemblablement l'ancien descendant d'esclave.
Quand Apollo propose à Rocky, par son agent, de combattre pour le titre, Rocky refuse non par peur, mais par honnêteté: il ne vaut pas Apollo et le combat serait mauvais. L'agent lui rappelle qu'aux USA, tout le monde peut avoir sa chance. C'est l'histoire du film. Saisir la chance qui est offerte. Peu importe la conclusion. Quand Rocky accepte le combat, il entraîne avec lui tout son monde, de son coach à son patron. Sa fiancée, la depuis fameuse Adrian, se métamorphose en accompagnant ce challenger. C'est comme si cette chance offerte a un individu profitait à toute une communauté et même au-delà. La séquence d'entraînement conduit Rocky a courir dans tout Philadelphie.

Et, suivi par les jeunes de la ville pour qui il devient une sorte d'espoir, Rocky grimpe les marches du Philadelphia Museum of Art, symbole de son ascension et de sa reconnaissance pour la chance qui lui a été offerte. Le combat importe alors très peu. Irréaliste, inspiré du combat entre Mohamed Ali et Chuck Wepner, il est resté célèbre pour sa conclusion, Rocky hurlant le prénom de sa fiancée tandis que le nom du vainqueur se fait presque de manière discrète. C'est que Rocky a justifié l'opportunité proposée. Il est allé au bout des 15 rounds du combat, malgré ses chutes au tapis, faisant tomber à son tour le champion. Sa défaite est anecdotique. La vraie victoire est celle gagnée sur lui même, lui qui n'était qu'un loser. Il a prouvé qu'il valait mieux que ses petits combats de clubs. Il est devenu quelqu'un malgré la défaite. Les deux suites sont globalement dans la même veine. Rocky II est le quasi remake du premier avec une victoire de Rocky à la fin. Rocky III, l'oeil du tigre est plus spectaculaire, offre davantage de combats aux spectateurs et continue à vanter les mérites du modèle américain. Si Clubber Lang veut défier Rocky qui annonce pourtant sa retraite, c'est pour les mêmes raisons qui ont permis à Rocky de devenir le champion: il veut sa chance. Vainqueur de Rocky, Clubber Lang a pourtant deux défauts majeurs pour être un bon américain: il est irrespectueux de tous ceux qui perdent, ce qui contredit donc le message du premier épisode, et il est, aussi étrange que cela puissa paraître, beaucoup trop individualiste. En effet, contrairement à l'image que nous pouvons nous faire de la société américaine, l'individualisme ne peut se concevoir que s'il y a une conséquence pour la communauté. Là encore, le message du film de 1976 était clair. Rocky devient quelqu'un parce que son combat individuel devient le combat de ses proches, de son quartier, de sa ville. La défaite de Clubber Lang est donc celle de l'individualisme égoïste.

En 1982, Stallone sortait un autre film qui allait le marquer définitivement. Rambo a cette caractéristique commune avec Rocky d'être de fait un loser. Vétéran du Vietnam, il est donc quelqu'un qui a perdu la guerre. Du point de vue cinématographique, le passé du personnage est donné par petites touches impressionnistes, par quelques flash backs le montrant torturé par un Vietnamien. Il faut néanmoins attendre la moitié du film, alors que la police de la ville croit l'avoir tué, pour que le fameux colonel Trautman révèle qui est Rambo, un militaire d'exception, ayant reçu les plus grandes décorations de l'armée américaine. Le film révèle plusieurs états d'esprit. Celle des Américains d'abord, que le traumatisme de la défaite au Vietnam conduit à rejeter tout ce qui peut y faire référence, à commencer par les vétérans. C'est ce qui conduit le shérif à chasser Rambo de sa ville alors même qu'il n'a commis aucun délit. C'est aussi l'état d'esprit des vétérans qui se sentent rejeter par leur pays et ses habitants qui n'ont pas conscience du traumatisme de la guerre menée en Asie du Sud Est et des horreurs qui y ont été perpétrées par les deux camps. Etat d'esprit enfin d'une armée qui a été incapable de s'occuper de ses vétérans qui étaient partis pour la plupart très jeunes dans ce conflit.
La séquence finale est de ce point de vue très intéressante. Barricadé dans le bureau du shérif après avoir détruit la moitié de la ville Rambo se trouve face au colonel. Il explique alors ses états d'âme: insulté par les civils, ne trouvant pas de boulot, traité d'assassin et de bourreau, Rambo ne comprend pas ce mépris de la part de ces Américains car il n'a fait que ce que l'armée et donc son pays lui ont demandé de faire. Il témoigne de la manière dont un gamin vietnamien a fait sauter une bombe, se tuant et avec lui un soldat américain, montrant à quel point les Américains ne pouvaient pas lutter contre un peuple prêt à envoyer ses enfants mourir pour repousser les Américains. C'est enfin la désocialisation des vétérans que Rambo exprime à son colonel. De manière hallucinante, Rambo pleure alors et se réfugie dans les bras du colonel. Un enfant dans les bras de son père.
Le film est filmé comme la guerre du Vietnam s'est déroulée: un incident anodin sur un homme surpuissant qui va alors tout détruire, et comme la pente savonneuse sur laquelle avait glissé les USA au Vietnam, Rambo ne pourra plus faire machine arrière sinon à détruire tout sur son passage tout en sachant qu'il finira par perdre. Rambo est l'allégorie des USA: surpuissant, sa musculature ici n'est pas inutile pour le propos du film, mais un colosse finalement fragile. Le héros du film finit donc menotté. Fin étrange donc pour un film américain avec un happy end dans le sens où Rambo a détruit toute une ville, tué un homme et s'est rebellé contre la police. Mais la morale du film montre bien que Rambo est une victime et qu'il paie pour ceux qui l'ont abandonné: l'Etat, l'armée, les civils.

2. Rocky et Rambo: des héros reaganiens?
Qu'est-il donc arrivé à ces deux personnages pour qu'ils deviennent à ce point des porte-drapeaux des USA dans leur combat contre le bloc soviétique?
Celui qui tardera le plus à entrer dans ce conflit est Rocky. Dans le quatrième épisode, réalisé en 1985 par Sylvester Stallone (comme les deux précédents épisodes d'ailleurs), l'URSS est représentée sous deux formes. Une habituelle de l'apparail étatique, et l'autre, sous la forme de l'homo sovieticus en la personne d'un boxeur nommé Ivan Drago. C'est l'opposition entre le monde professionnel de la boxe des USA et celui amateur, mais bien sûr soutenu par l'Etat, de l'URSS.
Quand Apollo veut rencontrer Drago dans un combat alors qu'il est à la retraite depuis plusieurs années, c'est pour des raisons purement idéologiques que réfute Rocky. Mais Drago gagne ce combat exhibition et tue Apollo. Rocky accepte le combat contre Drago en mémoire de son ami. Le combat aura lieu en Russie. L'entraînement des deux boxeurs est une des parties les plus intéressantes du film, qui globalement est assez mauvais. Mais du point de vue de la représentation des deux modèles idéologiques, Stallone oppose bien deux conceptions. Celle américaine fait de Rocky un personnage qui s'entraîne en harmonie avec la nature, courant en montagne, aidant les personnes dans le besoin, le tout surveillé par les KGB. On a même droit à une ascension comme celle de Philadelphie, mais cette fois-ci au sommer d'une montagne vertigineuse. De son côté, Drago devient cet homme machine dont tous les progrès sont mesurés électroniquement. Aucune part pour la liberté, pour la fantaisie. Tout est encadré par le régime, sur fond de couleur rouge, bien entendu!
Quand le combat commence, tout est devenu prétexte à un combat USA vs URSS puisque chaque boxeur porte un short aux couleurs de son pays. Rocky, 30 cm au moins plus petit que son adversaire fait mieux que résister. Il est même soutenu par le public russe devant son courage. Un dignitaire soviétique vient alors sermoner Drago qui ferait honte à l'URSS. Celui-ci affrime alors à tous ceux qui veulent l'entendre qu'il combat pour son compte! En une phrase, le combat vient définitivement de trouver son vainqueur: c'est les USA! En effet, l'entraînement démontrait qu'en aucun cas il n'était préparé pour un combat "pour son compte" puisque ses performances étaient scrutées par un staff soviétique. En devenant un boxeur "indépendant", il s'approprie alors les valeurs américaines, celles de l'individu qui prime sur l'Etat.
Rocky triomphe cependant de Drago, soutneu lui par tout un peuple, de sa femme et son fils à tous les USA. Dans son discours d'après combat, Stallone fait alors dire à son personnage quelque chose d'assez stupéfiant pour 1985: deux hommes qui s'entretuent, "c'est quand même mieux que 20 millions". Et de rajouter après s'être rendu compte que le public avait changé d'attitude à son égard pendant le combat, que "si lui avait changé, et que [eux] avaient changé, tout lemonde peut arriver à changer!"
Cette réplique est alors salué par le dirigeant soviétique, sosie de Gorbatchev. Cette perception d'un changement à la tête de l'URSS est assez impressionnante pour un film de cette catégorie. En effet, Gorbatchev arrive au pouvoir en mars 1985 alors que le tournage du film commence en avril et se finit en juillet de cette même année. On peut imaginer que le scénario de Stallone a pu s'adapter à la personnalité de ce nouveau dirigeant. Cependant, Gorbatchev n'avait pas encore entamé ni la Perestroika ni la Glasnost. Ainsi, Rocky IV est bien sûr un film pro-américain mais il est aussi un film qui comprend que quelque chose bouge du point de vue politique en URSS pouvant avoir des conséquences dans les relations entre les deux blocs.

Cette approche plutôt positive du régime soviétique contraste avec Rambo II, la mission, sorti en mai 1985 aux USA, et donc réalisé à la fin du "règne" Tchernenko et avant l'arrivée au pouvoir du "jeune" Gorbatchev. En effet, alors que Rambo se voit confier une mission par le colonel Trautman pour aller récupérer des prisonniers américains encore captifs au Vietnam, le spectateur découvre, que ce pays asiatique est en fait largement sous influence de l'URSS qui envoie des officiers dans ce pays. Le combat mené par Rambo est donc autant contre les Vietnamiens que contre les Soviétiques et donc contre le communisme en général. Cette mission a aussi un vertu en pleine période reaganienne. Elle montre que la volonté américaine permet de faire triompher les valeurs des USA.

Quand Rambo est laché par les administratifs de la CIA, l'abandonnant lui et les prisonniers qu'il a libérés, c'est en quelques sorte toute l'administration américaine des années 1960 et 1970 qui est dénoncée, celle qui renonce devant l'ennemi, celle qui sous le gouvernement Carter avait laissé des Américains prisonniers dans leur ambassade à Téhéran sans réellement intervenir. Rambo réussit à ramener les soldats au camp américain puis s'en prend à celui qui l'a trahi, lui signifiant que désormais, il faudra libérer les autres prisonniers au risque de retrouver Rambo sur son chemin. Cette séquence spectaculaire et acclamée dans chaque salle de cinéma américaine trouve son écho dans la réponse de Rambo à son colonel: "je veux que mon pays nous aime autant que nous nous l'aimons." Ainsi le traumatisme post-Vietnam n'a pas encore tout à fait disparu, même en 1985. Si le film est très manichéen, dénonçant la barbarie communiste, Rambo II est un film surtout patriotique, ce qui explique son succès au Box office.

Il en est autrement pour le troisième volet Rambo. En 1988, Peter Mc Donald réalise Rambo III, plaçant l'action en Afghanistan. Or Rambo vit désormais en Thaïlande, loin des USA et du souvenir de la guerre. Pourtant, il sera impliqué dans une intervention en Afghanistan pour sauver le colonel Trautman, parti aider clandestinement des moudjahidins qui combattent contre l'occupant soviétique, présent dans le pays depuis 1979. Ouvertement anti-soviétique, le film montre le "Vietnam soviétique" dans lequel les Américains ont, cette fois-ci, le rôle du libérateur. Le colonel soviétique est montré comme un tortionnaire sanguinaire, usant de l'arme chimique pour combattre les rebelles afghans. A la sauvagerie du Soviétique répond l'invulnérabilité de Rambo, aguerri au combat depuis son passage au Vietnam. Trautman prisonnier a foi en Rambo ce qui donne un échange entre lui et son geôlier, le colonel Zaysen:
[en parlant de Rambo] "Pour qui le prenez-vous, Dieu?"
"Non, Dieu aurait pitié!"
Rambo est donc une machine de guerre prête à tout pour sauver "Son" colonel. Impitoyable avec les ennemis, il vient également aider les Afghans dans leur combat. Dans une scène surréaliste, les chefs de guerre moudjahidins lui expliquent leur combat et ce qu'ils veulent défendre. Parmi ces chefs se trouve un certain commandant Massoud! Le film date de 1988, soit 13 ans avant que ce personnage ne soit abattu par les talibans. Surtout, Massoud n'était vraiement connu que des spécialistes de la guerre en Afghanistan. Ce détail montre combien ces films, même manichéens, même particulièrement douteux tant du point de vue idéologique que cinématographique, sont particulièrement documentés pour renforcer la crédibilité de ce qui peut l'être. Que Rambo aille ensuite plus vite à cheval que les hélicoptères qui le poursuive relève pour les spectateurs des exagérations des films d'action de ce genre.
Ce qui est plus curieux est bien que le discours soit aussi virulent contre le soviétique alors même que, nous l'avons vu, Rocky IV montrait une inflexion favorable vis-à-vis de Gorbatchev. On peut alors voir que celui qui est dénoncé est un homme, le colonel Zaysen, plus que l'URSS. Une sorte de personnage qui aurait outrepassé ses prérogatives de militaires. L'URSS n'est donc pas épargnée au sens où c'est sa présence en Afghanistan qui a permis à Zaysen d'être le bourreau des Afghans. Mais l'URSS, et avec elle son dirigeant principal, est dépassé par ces chefs locaux. En ce sens, Rambo III annonce déjà la fin du contrôle de l'URSS sur ses armées et donc son affaiblissement.
Reagan pouvait alors dire en 1985 qu'il saurait quoi faire la procahine fois que des Américains seraient faits prisonniers après avoir vu Rambo II, il fit, lui et son administration, la même analyse que les scénaristes de Rocky IV et de Rambo III: l'URSS était plus vulnérable que jamais avec à sa tête un dirigeant prêt à un rapprochement avec le bloc de l'Ouest. Il fallait donc jouer sur cette situation pour déstabiliser davantage l'URSS et par là même, le bloc de l'Est tout entier.



Pour conclure, les séries des "Rocky" et "Rambo" s'est quasiment éteinte dans les années 1990. Bien sûr le personnage de Rocky n'était plus crédible en boxeur si bien que Rocky V transforma en 1990"l'étalon italien" Rocky en coach, proposant un film plus dans la lignée du premier opus,la fraîcheur en moins. Rocky VI autrement appelé Rocky Balboa ne fit pas que donner un nom à son héros sur l'affiche. Le film de 2006 semble boucler une boucle entamée trente ans auparavant. A la fois nostalgique avec une séquence de générique de fin montrant tous ceux gravissant les mêmes marches que Rocky à Philadelphie, le film semble vouloir sortir le personnage de Rocky de la caricature dans laquelle il était entré avec Rocky IV. John Rambo, sorti en 2008, relève de la même logique que Rocky Balboa. Nostalgie et plaisir de retrouver un personnage entré dans la culture mondiale mais volonté aussi d'en faire un héros moins manichéen dans un film plus personnel. Là n'est pas la question de la réussite de ces films. Ce qui est sûr, c'est que Stallone aura été un de ces rares acteurs à être confondu, associé et assimilé avec le nom d'un héros qu'il a interprété. Stallone aura été assimilé à deux héros américains collés à tout jamais aux années Reagan, sans pouvoir depuis vraiment s'en dissocier.


A bientôt

Lionel Lacour