mercredi 13 avril 2011

L'ambition européenne se voit elle au cinéma?

Paul Meurisse à gauche dans
Le déjeuner sur l'herbe
Bonjour à tous,

Pour les lecteurs de ce blog, vous aurez noté combien le cinéma américain raconte ce territoire continental avec ses mythes, ses ambitions mais aussi ceux qui revisitent le modèle américain. Qu'en est-il  alors de la représentation de l'Europe au cinéma?
Justement, Ciné Classic diffuse en ce moment le film de Jean Renoir Le déjeuner sur l'herbe de 1959. Et ce film est en soi un véritable monument. En effet, il est certainement un des seuls qui envisage la construction européenne dans une projection politique. La question qui se pose est donc bien de comprendre comment l'Europe se présente aux Européens sur grand écran.

1. Le poids de l'Histoire, toujours
Le cinéma européen s'est construit sur des modèles nationaux. Expressionisme allemand des années 20, réalisme poétique français des années 30, néoréalisme italien d'après guerre, nouvelle vague française de la fin des années 50 aux années 60. Si les genres ou les écoles ont influencé les autres cinéma, y compris hors d'Europe, les films évoquaient bien la situation du pays d'où ils étaient produits, à quleques rares exceptions près, comme Allemagne année zéro de Roberto Rossellini en 1947 qui évoque, comme son titre l'indique la situation de l'Allemagne au lendemain de la Seconde guerre mondiale.
Mais sinon, pas le moindre vrai road movie digne de New-York Miami ou bien entendu de Easy Rider. Rien qui n'évoque clairement les Européens comme un peuple avec un projet commun, sauf quelques tellement rares exceptions qu'elles ne font que confirmer la règle. Et encore, ces exceptions sont-elles quasiment exclusivement françaises.

2. Et le rapprochement franco-allemand inspire les cinéastes
Le cinéma européen est essentiellement un cinéma qui parle de France et d'Allemagne et plus largement du monde germanique. Ainsi, pour reprendre le film de Renoir, c'est bien avec une "germanique" que le personnage incarné par Paul Meurisse est fiancé. La production autour de ce rapprochement est assez hétéroclite pour ne pas le mentionner.

Ventura à gauche, Hardy Kruger au centre et Charles Aznavour au volant
dans Un taxi pour Tobrouk en 1960

Ainsi, Jean Renoir, le grand cinéaste français des années 30 le montre comme une évidence. Le cinéma d'Audiard, que ce soit Denys de la Patellière pour Un taxi pour Tobrouk (1960) ou Gilles Grangier pour Le cave se rebiffe du côté réalisation ou Les tontons flingueurs (1963) ou Les barbouzes  (1964) pour les films de Georges Lautner étant des coproductions franco-allemandes -mais aussi italiennes! - a souvent mis en avant la nouvelle entente franco- allemande. Pour le film Un taxi pour Tobrouk, il est tout à fait remarquable de voir comment le personnage interprété par Hardy Kruger, un officier allemand fait prisonnier par des soldats français, dont un juif inteprété par Charles Aznavour, se retrouve à devenir un compagnon de route dans ce road movie des sables afin d'éviter les champs de mine. Pour la première fois, un soldat allemand n'était pas montré comme un sale nazi. Mieux, Audiard montrait ce que Français et Allemand partageaient. Ils participaient aux mêmes événements sportifs, le personnage de Ventura étant boxeur avant la guerre et empêcher de boxer un Allemand pour cause de déclaration de guerre! De même, Kruger et Ventura ont fait la bataille de Narvik, l'un rapportant la Croix de guerre, l'autre des engelures. Par des dialogues savoureux, le soldat interpété par Maurice Biraud rappelle à l'officier allemand que depuis Napoléon, les Français ne supportent pas que quiconque n'envahisse la Pologne à leur place!
Dans Le cave se rebiffe, Bernard Blier évoque ses clients prestigieux de sa maison close: "des Hanovre, des Hollen Zollern, rien que des biffetons garantis Croisade". Outre les origines allemandes des nobles cités, c'est bien encore la culture commune entre Français et Allemands qui est présentée ici. Ce rapprochement se fait également par des coproductions de films dans lesquels le passé "nazi" de l'Allemagne semble devenu un objet d'humour plutôt étonnant. Dans Les tontons flingueurs encore, Frantz, producteur d'alcool illégal fait des allusions à la seconde guerre mondiale et à ses conséquences pour l'Allemagne nazie, bataille de Stalingrad ou chars Patton, quand il ne se conduit pas avec sauvagerie pour mitrailler Ventura! Dans Les barbouzes, les espions de tous pays cherchent à récupérer des brevets d'armes atomiques, espions français, suisse (!) mais aussi allemand!
Mais le "cinéma à papa" n'est pas le seul à témoigner de ce rapprochement. François Truffaut adaptait Jules et Jim à l'écran, racontant l'histoire d'un Français (Jim) et d'un Allemand (Jules) amis et amoureux d'une même femme. Outre ce ménage à trois sulfureux, c'est bien encore leur culture commune qui est mise en avant, notamment lors d'un visionnage de diapositives d'objets archéologiques européens.

3. Et si on parlait vraiment d'Europe?
Comme dit précédemment, peu de films évoquent clairement la construction européenne.
Jean Renoir commence son film Le déjeuner sur l'herbe par la présentation d'un personnage, "probable futur président de l'Europe". Il est ainsi incroyable de voir que la logique du processus de la construction européenne devait aboutir à la création d'une Europe politique alors même que l'Europe économique était portée sur les fonds baptismaux par le Traité de Rome en 1957. L'autre aspect intéressant du film de Renoir reposait sur le fait que ce "futur" président n'était pas un homme politique mais un scientifique qui parlait de problèmes scientifiques liés à la reproduction du vivant pour expliquer ce que l'Europe pourrait apporter comme solution. Ainsi, dès le début du film, tout le rapport de l'Europe aux citoyens qui la composaient était présenté: on parle d'agriculture, seul domaine ayant finalement une politique européenne commune avant l'Euro. Mais cela se fait dans des termes incompréhensibles et techniques qu'aucun spectateur ne pouvait comprendre avec, pour couronner le tout, la conclusion du discours du "professeur futur président" par le journaliste affirmant que tout cela était très clair! Belle prémonition d'une élite qui comprend une Europe que les peuples ne comprenaient pas.

Jean Gabin dans Le Président, Henri Verneuil, 1961
En 1961, Audiard, toujours lui, évoquait la construction de l'Europe dans le film d'Henri Verneuil Le Président avec dans le rôle titre Jean Gabin. Dans un monologue extraordinaire, le dit président (du Conseil c'est-à-dire chef du gouvernement sous la 4ème République) après s'être fait retoquer son projet d'union douanière en Europe met en accusation le contre-projet qu'il qualifie de projet des trusts "qui veulent s'étendre partout, sauf en Europe". Il reproche à ce projet d'être celui des banques et de ne pas s'occuper des Européens. Nous sommes en 1961! Ce discours présente donc aussi et déjà les volontés d'impérialisme économique des Etats européens et surtout des lobbies industriels à vouloir s'implanter dans les pays producteurs de matières premières. La délocalisation et ses dérives étaient donc déjà envisagées alors même que l'idée de mondialisation telle que définie depuis la chute du bloc soviétique n'était pas à l'ordre du jour!

4. L'Europe des citoyens: la vraie Europe?
L'Europe ne serait-elle qu'une construction pour les entreprises et les Etats? Dans Rue des prairies (Denys de la Patellière, 1959), le fils de Jean Gabin se demande bien l'intérêt de connaître les volumes des différentes productions de la Communauté européenne. Elle apparaît donc comme inintéressante pour les citoyens et la jeunesse car elle ne fait manifestement pas rêver! Dans les années 1980, Eric Rochant fait dire à son personnage principal de son film Un monde sans pitié (1989):
"Si au moins, on pouvait en vouloir à quelqu'un. Si même, on pouvait croire qu'on sert à quelque chose, qu'on va quelque part. Mais qu'est-ce qu'on nous a laissés ? Les lendemains qui chantent ? Le grand marché européen ? On a que dalle. On n'a plus qu'à être amoureux, comme des cons et ça, c'est pire que tout".
Cette mise en comparaison du modèle communiste en pleine crise avec le projet européen clairement libéral montre à quel point le projet européen est déconnecté de la population, en tout cas française.

Pourtant, l'Europe devient un sujet central d'un projet cinématographique dans L'auberge espagnole de Cédric Klapisch en 2002. Ce film joue d'abord sur l'aspect technocratique et économique de l'Union européenne. Un étudiant, interprété par Romain Duris, veut étudier à Barcelone grâce au dispositif Erasmus mis en place par l'Union européenne. Erasmus vient de l'Humaniste ayant vécu au XVIème siècle ayant voyagé dans toute l'Europe. Mais contrairement aux films d'Audiard vantant la culture commune des Européens, le personnage semble justement ignorer l'existence de ce personnage, héraut de l'Europe s'il en est! Ceci montre donc bien l'absence de profondeur d'une culture à dimension clairement  européenne chez les Européens! Quant à l'aspect administratif, le réalisateur s'amuse à montrer le parcours du combattant nécessaire pour mener son projet à terme! L'Europe vue par ses élites est donc absolument répulsive!
En revanche, une fois arrivé à Barcelone, le héros parvient à se loger dans un appartement dans lequel vivent des étudiants de toutes nationalités: espagnols, italien, irlandaise, allemand, danois... Or, bien qu'en Espagne catalane, tous parlent en anglais, langue européenne non officielle mais de fait commune à tous. La procédure d'acceptation du Français par tous les locataires montre, à l'échelle de quelques individus, les difficultés à s'entendre sur des bases communes pour aboutir à un choix unanime. Mais à la différence des Etats, c'est bien le pragmatisme que Klapisch présente et cette volonté de vivre ensemble qui ne peut advenir que si on se connaît, que si on partage des choses ensembles. Pas si on les impose aux populations.

Conclusion
Le cinéma français, mais il en est de même pour les autres cinémas européens, montre donc très peu d'enthousiasme quant à la construction européenne. En revanche, il montre que les Européens, et particulièrement les Français et les Allemands, ont une culture et une histoire commune. Moins que des films montrant l'Europe, c'est davantage des collaborations d'acteurs et d'actrices européens dans des projets européens qui montrent l'Europe à l'écran. Luc Besson a appelé sa société de production EuropaCorp et a distribué en 2010 un film s'appelant La révélation évoquant les procès des crimes perpétrés en Yougoslavie dans les années 1990 faisant intervenir le Tribunal Pénal International de La Haye. Les Européens s'intéressent de plus en plus aux pays d'Europe qui avaient justement été hors du processus de construction européenne, c'est-à-dire les pays du bloc communiste. C'est particulièrement frappant pour l'Allemagne de l'Est avec par exemple Good bye Lenin de Wolfgang Becker en 2003, montrant la chute du mur de Berlin et le passage d'une économie à une autre de l'Allemagne de l'Est. Cette volonté de raconter son passé de la part des cinéastes de l'Europe de l'Est semble aujourd'hui satisfaire les spectateurs européens dans leur envie d'Europe, comme autrefois les Français voyaient leur rapprochement avec les Allemands à l'écran. Mais cela montre surtout que pour l'instant, l'Europe n'est qu'une somme de nations qui vivent côte à côte mais pas encore ensemble. Le modèle de L'auberge espagnole où tout le monde gardera sa langue mais parlera uniformément l'anglais n'est peut-être pas encore pour demain. La langue commune reste certainement le dernier rempart à la construction européenne, plus fort que la monnaie commune et unique qui elle pouvait se décréter par les Etats membres!

A bientôt

Lionel Lacour




vendredi 8 avril 2011

Le cinéma américain pendant la guerre froide: quelques clés de lecture



Rocky IV, Sylvester Stalone, 1985
Bonjour à tous,

pendant la guerre froide, le cinéma américain a participé de manière particulièrement active à la diffusion de la politique américaine de containment proclamée par Harry S. Truman. De très nombreux films d'espionnage ou évoquant les événements de la période ont été tournés proposant aux spectateurs une lecture bien évidemment orientée de la situation diplomatique entre les deux blocs dominant la planète: le bloc capitaliste et celui communiste. Ce cinéma qui pourrait s'apparenter à du cinéma de propagande - à ceci près que, malgré le soutien de l'Etat, du FBI et de la CIA, on ne peut pas parler de film d'Etat - devait alors offrir une lecture simple aux spectateurs qu'ils ne fallait pas seulement convaincre mais aussi maintenir dans leurs certitudes. Plusieurs "trucs" ont donc été utilisés pour ne pas désorienter le public.




1. Un écran de cinéma, une carte de géographie

Partons du principe qu'une carte de géographie est un rectangle dont le Nord serait orienté classiquement vers le haut, alors l'Est serait à droite et l'Ouest à gauche. En gardant ce même principe mais appliqué cette fois à un écran de cinéma, alors, dans les films dont le contexte impliquerait des positionnement géographique des différents protagonistes, les représentants des USA - et de l'Occident - se situeraient fatalement à gauche et ceux du bloc soviétique à droite de l'écran. Cette situation est particulièrement avérée lors de combats ou d'affrontements. Il apparaîtrait saugrenu de voir des Américains affronter des Soviétiques de la droite vers la gauche de l'écran.




Débarquement allié en Normandie - 6 juin 1944


En 1961, Le jour le plus long montre le débarquement en Normandie des Américains. Or ceux-ci arrivent par la côte Est de la Normandie (voir carte). En respectant le code que j'ai évoqué, il aurait fallu les représenter allant de la droite vers la gauche. Or toutes les barges ont été filmées de la gauche vers la droite. C'est que pour le public de 1961, français ou américain, les Américains sont ceux de l'Ouest et ils ne peuvent arriver que par l'Ouest! Un film n'a pas le temps de nuancer les choses. De plus, un film se lisant au présent du spectateur, l'ennemi américain du film est bien entendu l'Allemagne nazie, soit un régime totalitaire. Mais en 1961, un autre ennemi totalitaire est également combattu par les Américains qui protègent leurs alliés européens: l'URSS. Ainsi, faire débarquer les troupes américaines de la droite vers la gauche aurait provoqué un trouble chez les spectateurs: qui étaient alors les méchants?
Ce trouble n'est pas spéculation. Tous les films de l'entre deux guerres qui ont évoqué la Première guerre mondiale avant l'arrivée au pouvoir des nazis ont justement joué sur l'ambiguité des situations, faisant que l'ennemi était tantôt à droite, tantôt à gauche de l'écran, les séquences d' A l'ouest rien de nouveau de L. Milestone en 1931 sont de ce point de vue éloquentes. Or ces films avaient justement pour propos de ne pas opposer les combattants selon leur pays mais bien de montrer qu'ils participaient à une boucherie collective. L'idéologie dominante de ces films étaient le pacifisme ou l'abomination de la guerre. C'est dans ce même état d'esprit que Kubrick fit attaquer les Allemands par les troupes françaises commandées par K. Douglas de la droite vers la gauche, contrairement à toutes les conventions habituelles, dans Les sentiers de la gloire en 1957.
Dans les films américains montrant leur intervention en Corée, c'est au contraire de la droite vers la gauche que les troupes de l'Oncle Sam attaquent, étant donné que la Corée se trouve à l'Ouest du Pacifique, océan bordant aussi les USA. Ainsi, la séquence d'ouverture du film de 1953 Take the highground - traduit en français par Sergent la terreur (!) - évoque une attaque américaine contre les Coréens du Nord venant de la droite vers la gauche.

2. Le regard caméra et la caméra suggestive
S'il est une règle au cinéma, c'est bien de ne pas intégrer les spectateurs dans la narration  au contraire du journaliste de télévision qui, en regardant la caméra, semble s'adresser lui aux spectateurs qui deviennent ainsi partie prenante des informations qu'ils reçoivent. Or, dans les films de propagande, l'usage de ce "regard caméra" est assez souvent utilisé, justement parce qu'on cherche à impliquer beaucoup plus directement le spectateur dans l'information qui est donnée. L'information n'est pas la trame narrative du film mais bien l'idéologie qui en découle. Ce regard caméra est donc un lien direct entre le personnage du film et le spectateur, par caméra et écran interposé. Ce regard peut se retrouver sous d'autres formes. Une main tendue vers l'objectif de la caméra jusqu'à pratiquement le toucher est bien un moyen d'entrer en contact avec les spectateurs. Les Soviétiques ont souvent usé de ce procédé dans le cinéma stalinien mais avant lui également. De même, le grand Fritz Lang y a eu recours dans son Testament du Docteur Mabuse en 1933 quand il voulait interpeller les Allemands sur la folie du nazisme. Le cinéma américain ou occidental de la guerre froide n'a pas fait exception à cet usage.
James Mason dans L'homme de Berlin, Carol Reed, 1953
Dans L'homme de Berlin, Carol Reed, réalisateur britannique a recours à ce regard caméra dans la séquence finale. Son héros, interprété par James Mason, est un espion est allemand qui décide de passer à l'Ouest. Il franchit le check point communiste en courant derrière un camion dans lequel se trouve celle qu'il aime. Le spectateur le voit alors de face, comme s'il était lui-même à l'arrière du camion, à la place de la jeune femme. Son regard est alors destiné à la fois à l'héroïne et au spectateur. Sa main tendue vers la caméra devient alors une main tendue pour l'aider à fuir Berlin Est. Mais la police est-allemande le tue à coups de fusil. James Mason s'effondre et la caméra semble l'abandonner en rejoignant le check point américain. Et avec elle, c'est l'héroïne qui le laisse mais aussi le spectateur qui reste impuissant devant ce qu'il voit. L'émotion suscitée chez le spectateur est bien évidemment une révolte contre le régime communiste qui tire sur ceux qui veulent le fuir. En impliquant le spectateur directement, cette impression est amplifiée.
Le recours à la caméra suggestive est donc un autre moyen d'impliquer le spectateur dans l'histoire. Dans Tunnel 28 tourné en 1962, soit un an après la construction du mur de Berlin, le héros constuit un tunnel pour relier Berlin Est à Berlin Ouest. Le soir de l'évasion, il ferme la marche des évadés, non sans avoir reçu des balles de la police communiste. Il est presque agonisant et sa fiancée vient le rejoindre pour l'aider. Elle passe derrière la caméra qui devient alors une caméra suggestive. Elle avance avec comme image le tunnel qui doit déboucher vers la sortie et Berlin Ouest, c'est-à-dire le monde libre. Par cette mise en scène, le spectateur devient à son tour un évadé. Si la caméra s'arrête, c'est bien le héros qui sera perdu, et de fait, le spectateur avec lui! Quand la caméra sort du tunnel, le spectateur est cette fois celui qui, le temps d'un mouvement de caméra, celui qui aura soutenu ce héros allemand!

3. Du bleu et du rouge
Les couleurs ont un rôle bien connu sur l'identification des sentiments ou des idéologies. Le contexte narratif détermine le sens du rouge. Dans West side story, c'est à la fois la passion et le sang qui est annoncé durant tout le film. Dans les films évoquant la guerre froide, c'est bien sûr le communisme qui est suggéré. Pour prendre un exemple de la fin de la guerre froide, l'entraînement de Rocky Balboa dans Rocky IV réalisé par S. Stallone lui-même en 1985 contraste avec celui de Drago son adversaire soviétique. Tandis que "l'étalon italien" s'entraîne dans la nature sur une image aux teintes bleutées, le Russe s'entraîne dans un gymnase ultra-moderne dominé par une couleur rouge présente à chaque plan. Ce film montre tous les éléments évoqués plus haut, la gauche et la droite, les regards caméra mais également l'opposition des couleurs, marqué par les drapeaux eux-même, même si le drapeau américain possède du rouge. Les journalistes américains qui commentent le match sont en blazer bleu.
Le rouge sert aussi dans des films qui dénoncent l'anti-communisme, notamment lors du maccarthysme. En 1953, N. Ray réalise un western anti-maccarthyste: Johnny Guitar. Son héroïne protège un jeune bandit qui risque la pendaison. Les hommes à la poursuite de la bande ressemblent à des pateurs rigoristes menés par une furie qui est prête à incriminer son ennemie inteprétée par Joan Crawford. Celle-ci accueille ceux censés faire respecter la loi en tenue blanche sur fond rouge, l'innocence sur fond de communisme. Tels les suspects de communisme, elle se fait interroger comme une coupable puis menacer comme lors des interrogatoires menés par les comités d'activités anti-américaines du maccarthysme. Le rouge est alors utilisé ici comme une clé de lecture pour les spectateurs. Il permet de comprendre l'analogie entre ce western dont l'action se situe au XIXème siècle et la situation de ce début des années 1950.
Enfin, dans Firefox, C. Eastwood incarne un pilote américain devant voler un avion de chasse soviétique de très haute technologie. Il réussit et ramène l'avion aux USA. L'avion traverse donc l'écran de droite à gauche, de l'Est vers l'Ouest. Mais surtout la droite est dans les couleurs à nuances rouges tandique que la gauche est bleue, le tout séparé par un nuage longiligne faisant furieusement pensé au rideau de fer!

Un "méchant Coréen" caché dans Sergent la terreur, Richard Brooks, 1953
4. Noir et Blanc, Mal et Bien
Les cinéma des années 20 avait déjà donné bien des codes pour différencier le bien du mal. Murnau dans son Nosferatu avait montré combien l'utilisation des ombres offrait des possibilités symboliques, montrant tantôt le mal grandissant, tantôt la mort ou la perversion du bien. Les expressionnistes allemands comme les soviétiques perfectionnèrent à la perfection ce moyen de jouer sur les contrastes Noir/Blanc. Ainsi, Fritz Lang présentait pour la première fois son M dans M le maudit sous la forme d'une ombre.
La situation après guerre semblait alors parfaite pour exploiter à nouveau ce mode de langage dans un monde binaire autour du "Bien" et du "Mal". Dans Le troisième homme en 1949, Carol Reed, largement aidé par son interprète Orson Welles, usa de l'ombre et du noir pour présenter son personnage américain et pourtant espion à la solde des Soviétiques. Dans une Vienne divisée en zones d'occupation, Orson Welles, tout de noir vêtu, apparaît souvent d'abord ou disparaît sous la forme d'ombre, parfois démesurée sur les murs ou dans les égoûts. Ce personnage, roi de l'obscurité et de ce qui est caché se différencie alors de l'officier anglais qui le poursuit et qui semble attirer à lui la lumière.
Poursuite dans les égoûts, Le troisième homme, Carol Reed, 1949
Bien d'autres films utilisent ce procédé pour distinguer le Mal du Bien. Mais l'obsurité la plus spectaculaire au cinéma est le hors champ. Dans Sergent la terreur, un coréen se cache hors cadre pour tuer un soldat américain. Le méchant est dans le noir de la salle de cinéma, le gentil, qui plus est inoffensif puisqu'il boit l'eau de sa gourde, est lui dans la lumière. De même, Richard Widmark, le fameux sergent, lance des grenades de l'autre côté du remblai pour tuer les méchants Coréens qui se cachent. Or il suffirait que la caméra soit placée de l'autre côté pour que le méchant devienne... l'Américain. Mais ce serait alors un film nord coréen!
Ces procédés utilisant les contrastes qu'offrent le Noir et le Blanc ne fonctionnent bien pour les spectateurs qu'en situation de projeter une situation manichéenne. Or la guerre froide s'y prêtait particulièrement. Et le succès de la première trilogie Star wars s'explique entre autre par son recours à ces codes manichéens. Le méchant, Darth Vader est à la fois noir et une ombre. Son empire est totalitaire où nul ne peut lui désobéir ou faillir sous peine d'être exécuté sur le champ sans procès. Inversement, le camp de Luke skywalker est marqué par la lumière, le blanc des tenues des soldats ou de la princesse Leia marque le monde du Bien et du commandement partagé et non accaparé, ou un modeste pilote de vaisseau peut répondre à des dirigeants ou à une princesse!


Voilà donc ces quelques petites clés qui pour certains ne seront qu'un rappel agrémenté d'exemples, et pour d'autres je l'espère, un moyen de mieux appréhender le cinéma de cette période et finalement, de celles postérieures.

A bientôt


Lionel Lacour





lundi 4 avril 2011

L'oeil invisible: l'Argentine face à la dictature

Bonjour à tous,

le 24 mars 2011, les Rencontres Droit Justice et Cinéma projetaient en avant première le film de Diégo Lerman L'oeil invisible présenté en 2010 à la quinzaine des Réalisateurs de Cannes.

1. Une histoire somme toute banale
Le scénario est assez simple. Une jeune femme, surveillante dans un lycée de Buenos Aires en 1982 fait respecter les consignes ultra rigoureuses aux élèves. Cela va de la longueur des cheveux à la distance devant séparer des élèves marchant en rang en passant par la couleur des chaussettes réglementaires!
Cette jeune femme cherche à plaire au surveillant général en devenant "l'oeil invisible" de l'établissement pour surprendre les infractions des élèves. Elle va alors jusqu'à s'enfermer dans les toilettes des garçons pour les surprendre en train de fumer. Cette surveillance devient alors obsessionnelle jusqu'à en devenir tragique.

2. Une mise en scène fonctionnelle et efficace
Le réalisateur sait placer sa caméra et sait qu'un plan bien réalisé en dit aussi long que bien des dialogues empesés. Ainsi, l'héroïne marche-t-elle régulièrement dans la cour du lycée qui compose vue de haut un échiquier sur lequel elle ne serait qu'un pion. Ce pion est bien entendu celui de l'autoritarisme du lycée et qui, projeté à une autre échelle, est celui du régime dictatorial argentin de cette époque.
De même, le réalisateur s'apesantit sur les odeurs qui émanent des corps ou des lieux. Le parfum, le savon mais aussi l'urine et autres émanations corporelles semblent parvenir à nos narines à chaque plan ayant pour objectif de nous les faire ressentir. Ces odeurs deviennent pour nous spectateurs la seule source de liberté que le régime ne puisse contrôler.
C'est cette absence de liberté qui justifie aussi des cadrages très serrés sur les personnages. D'abord l'action se situe essentiellement dans le lycée, espace clos avec ses propres règles. Ensuite, les personnages, même hors du lycée, semblent prisonniers du cadre défini par la caméra. Ceux-ci semblent alors toujours être contraints par les murs, par les parois ou par les personnes qui les entourent, créant un effet de huis clos doublement oppressant: l'espace fermé et le cadrage serré.
Enfin, l'héroïne cherche à plaire à deux personnages masculins durant le film: son chef et un élève. Mais ce pour deux raisons bien différentes. Sa proximité avec son chef est voulue pour exercer un pouvoir. Celle souhaitée avec l'élève est par attirance sexuelle. Dans cette société du non dit et de l'absence de liberté, les gestes en disent long mais ne sont pas toujours compris. Ainsi elle ne comprend pas qu'elle envoie à son chef des signes semblant signifier qu'une aventure serait possible tandis que l'élève ne perçoit pas à quelle point elle se démène pour le séduire.

3. Revenir encore sur la révolution argentine
Diego Lerman fait partie de ces cinéastes comme Trapero (réalisateur du très bon Leonera) qui ont grandi pendant le régime des généraux durant lequel toute opposition était subversion, mot clé du film.
Il montre comment dans un système gigogne, chacun reproduit le système liberticide mis en place par la dictature en se défendant de tous ceux qui voudraient mettre en péril l'ordre:
la classe, le lycée, la ville, le pays, le monde.
Chaque personnage est montré comme ayant le choix de désobéir ou de ne pas dénoncer le "subversif". Le film montre que chacun tire intérêt  personnel de ce choix là tout en préservant le système qui lui donne un privilège, un droit, un pouvoir.
"L'oeil invisible", c'est le pouvoir de savoir, savoir que l'on sait sur l'autre sans que lui ne le sache.
Au système "géographique" gigogne, c'est donc aussi un sytème de surveillance gigogne qui est mis en place, accepté tant que le principe de la subversion inculqué aux plus jeunes et respecté par les moins jeunes est appréhendé comme une menace effective sur l'individu et ses droits, aussi mesquins soient-ils.

Par une chute violente, Diego Lerman réussit à conclure son film qui semblait s'enliser dans une répétition assez pénible de la surveillance des lycéens par l'héroïne. Le choc de cette séquence clé donne alors au film une plus grande épaisseur et permet surtout de mieux appréhender le pourquoi d'une révolution dans une dictature. Lerman qui partait de la classe pour aller jusqu'au pays renverse alors son système gigogne: la révolution qui gronde en 1982 dans le pays touche alors de proche en proche tous ceux qui comprennent qu'ils subissent plus ce régime qu'ils n'en tiren un profit.
Ce n'est donc pas "LA" révolution qui est montrée mais bien le "Comment" une révolution peut se développer et recruter parmi ceux qui vivaient dans et du système, sans pour autant le défendre idéologiquement.


En cette période de révolution dans les pays arabes qui montrent comment des dictatures qui semblaient solides peuvent s'effondrer en quelques semaines, le film offre une lecture plus qu'intéressante: le succès d'une révolution dépend notamment de l'accumulation des frustrations individuelles qui se manifestent parfois à la suite d'un événement catalyseur à la portée disproportionnée au regard de l'incident. Le dirigeant tunisien pouvait-il imaginer qu'un jeune s'immolant pour protester contre sa situation économique allait provoquer son départ?

A bientôt

Lionel Lacour

mardi 29 mars 2011

L'ivresse du pouvoir de Claude Chabrol: de tous les pouvoirs

Bonjour à tous,

le 22 mars était projeté au Comoedia le film de Claude Chabrol L'ivresse du pouvoir.
Le débat qui a suivi a permis d'aborder d'abord la définition du juge d'instruction en France et ses différentes évolutions historiques.
Ensuite, l'approche s'est faite plus à partir du film.

1. Pas de doute possible: l'affaire Elf en filigrane
A l'écran, ce qui saute bien sûr aux yeux, c'est l'introduction: "toute ressemblance avec des faits réels serait, comme on dit, fortuite".
Ce "comme on dit" en dit justement long sur la nécessaire lecture critique de la fameuse affaire Elf.
Tout répond à cette affaire: Isabelle Huppert ne s'appelle pas Eva Joly mais Jeanne Charmant. nom auquel il faut rajouter Killman! François Berléand interprète un président d'une multinationale qui ressemble furieusement à celui d'Elf Loïk Lefloch Prégent, même narbe, même allergie de peau. L'homme politique représentant Roland Dumas est interprété par ... Roger Dumas. Et une Christine Deviers Joncourt plus femme fatale que jamais suce le bout du cigare de Roger Dumas avant qu'il ne le fume. Et si toute allusion ne suffisait pas, le nom de la société est...FMG. On voit ici que Chabrol s'inspire du grand Kubrick qui, dans son fameux 2001, l'odyssée de l'espace avait appelé son ordinateur HAL, qui, si on déplaçait chaque lettre sur la lettre de l'alphabet la précédant revenait à lire IBM. Il en est de même avec FMG = ELF: CQFD!
Chabrol et sa coscénariste Odile Barski ont donc bien écrit un film ayant pour cadre une affaire existante et dont bien d'autres similitudes sont présentes tout au long de l'histoire.

2. Une critique des pouvoirs
Le film nous montre une série d'interrogatoires du juge d'instruction Jeanne Charmant sur des personnages dont la caractéristique commune est d'avoir tous été décorés d'au minimum la légion d'honneur. Or il s'avère que tous semblent être plus ou moins impliqués dans une vaste opération de corruption et d'abus de biens sociaux. En montrant bien à chaque fois que les personnes impliquées sont des honorables de la République, Chabrol semble de fait dénoncer le système qui permet par collusion d'honorer des industriels et autres hommes d'affaires par des politiques. Car la critique est forte. C'est bien la trop grande proximité entre pouvoir politique et pouvoir économique qui est projeté à l'écran. Des intérêts communs sont dénoncés: les politiques se servent des industriels pour être présents dans certains pays du sud tandis que les industriels se servent des relations diplomatiques favorables de la France avec ces pays pour être encore plus puissants. Le tout à coup de commission et rétrocommissions.
Au faste du pouvoir politique et économique répond la misère du pouvoir judiciare.Pourtant, celui-ci ne manque pas non plus d'être critiqué. Le président du Tribunal de Grande Instance, qui n'a que l'Ordre du mérite lui, est montré comme assez velléitaire et peu enclin à soutenir le travail de sa juge d'instruction. Celle-ci semble obnubilée par l'affaire, de manière obsessionnelle. Son pouvoir lui permet d'interroger voire d'humilier les plus puissants. Elle va même rencontrer un haut dirigeant de FMG pour qu'il lui livre des informations compromettantes. Cette surpuissance du juge d'instruction affirmée dans le film a été néanmoins très nuancée dans le débat, rappelant que finalement très peu d'affaires aboutissait dans les bureaux des juges d'instruction (environ 5%). Quant à la rencontre de la juge evec un dirigeant d'entreprise, elle est bien sûr contraire à la légalité et aurait dû provoquer le désaisissement du juge de cette affaire.

3. La solitude du pouvoir
Ce que le film montre, c'est aussi la solitude dans laquelle les hommes ou femmes de pouvoir s'enferment. Le président Humeau (Berléand) est laché par tous ceux qui le soutenaient avant sa mise en examen. Jeanne Charmant voit son mari s'éloigner d'elle. Elle décide alors de vivre seule, entourée de ses gardes du corps.
Le Président du TGI est lui aussi bien seul face à la tempête générée par sa juge d'instruction.
C'est également de la solitude que les politiques du film se méfient, celle d'être à leur tour abandonné par certains. Le film renvoie aussi aux spectateurs français l'image de la solitude de Christine Deviers Joncourt abandonnée de tous.
C'est enfin deux solitudes qui se croisent dans l'avant dernière séquence, le juge Charmant rencontrant à l'hôpital dans une situation improbable le président Humeau, elle présente pour voir son mari ayant tenté de se suicider, lui déambulant dans les couloirs après une grave dépression.

Conclusion
Les erreurs factuelles ne manquent pas dans le film notamment dans la procédure judiciaire. Il est en effet impossible pour un juge d'instruction d'interroger un mis en examen sans présence de son avocat. D'autres erreurs se trouvent tout le long du film. Mais celui-ci a plusieurs mérites, à défaut d'être un grand film. Il égratigne les collusions entre pouvoir politique et économique. Mais il montre aussi que le pouvoir judiciaire peut tourner la tête à un juge. L'ambition de pouvoir de cette juge Charmant est presque prophétique quand on voit ce que le modèle est devenu depuis!

A bientôt

Lionel Lacour