le 24 mars 2011, les Rencontres Droit Justice et Cinéma projetaient en avant première le film de Diégo Lerman L'oeil invisible présenté en 2010 à la quinzaine des Réalisateurs de Cannes.
1. Une histoire somme toute banale
Le scénario est assez simple. Une jeune femme, surveillante dans un lycée de Buenos Aires en 1982 fait respecter les consignes ultra rigoureuses aux élèves. Cela va de la longueur des cheveux à la distance devant séparer des élèves marchant en rang en passant par la couleur des chaussettes réglementaires!
Cette jeune femme cherche à plaire au surveillant général en devenant "l'oeil invisible" de l'établissement pour surprendre les infractions des élèves. Elle va alors jusqu'à s'enfermer dans les toilettes des garçons pour les surprendre en train de fumer. Cette surveillance devient alors obsessionnelle jusqu'à en devenir tragique.
2. Une mise en scène fonctionnelle et efficace
Le réalisateur sait placer sa caméra et sait qu'un plan bien réalisé en dit aussi long que bien des dialogues empesés. Ainsi, l'héroïne marche-t-elle régulièrement dans la cour du lycée qui compose vue de haut un échiquier sur lequel elle ne serait qu'un pion. Ce pion est bien entendu celui de l'autoritarisme du lycée et qui, projeté à une autre échelle, est celui du régime dictatorial argentin de cette époque.
De même, le réalisateur s'apesantit sur les odeurs qui émanent des corps ou des lieux. Le parfum, le savon mais aussi l'urine et autres émanations corporelles semblent parvenir à nos narines à chaque plan ayant pour objectif de nous les faire ressentir. Ces odeurs deviennent pour nous spectateurs la seule source de liberté que le régime ne puisse contrôler.
C'est cette absence de liberté qui justifie aussi des cadrages très serrés sur les personnages. D'abord l'action se situe essentiellement dans le lycée, espace clos avec ses propres règles. Ensuite, les personnages, même hors du lycée, semblent prisonniers du cadre défini par la caméra. Ceux-ci semblent alors toujours être contraints par les murs, par les parois ou par les personnes qui les entourent, créant un effet de huis clos doublement oppressant: l'espace fermé et le cadrage serré.
Enfin, l'héroïne cherche à plaire à deux personnages masculins durant le film: son chef et un élève. Mais ce pour deux raisons bien différentes. Sa proximité avec son chef est voulue pour exercer un pouvoir. Celle souhaitée avec l'élève est par attirance sexuelle. Dans cette société du non dit et de l'absence de liberté, les gestes en disent long mais ne sont pas toujours compris. Ainsi elle ne comprend pas qu'elle envoie à son chef des signes semblant signifier qu'une aventure serait possible tandis que l'élève ne perçoit pas à quelle point elle se démène pour le séduire.
3. Revenir encore sur la révolution argentine
Diego Lerman fait partie de ces cinéastes comme Trapero (réalisateur du très bon Leonera) qui ont grandi pendant le régime des généraux durant lequel toute opposition était subversion, mot clé du film.
Il montre comment dans un système gigogne, chacun reproduit le système liberticide mis en place par la dictature en se défendant de tous ceux qui voudraient mettre en péril l'ordre:
la classe, le lycée, la ville, le pays, le monde.
Chaque personnage est montré comme ayant le choix de désobéir ou de ne pas dénoncer le "subversif". Le film montre que chacun tire intérêt personnel de ce choix là tout en préservant le système qui lui donne un privilège, un droit, un pouvoir.
"L'oeil invisible", c'est le pouvoir de savoir, savoir que l'on sait sur l'autre sans que lui ne le sache.
Au système "géographique" gigogne, c'est donc aussi un sytème de surveillance gigogne qui est mis en place, accepté tant que le principe de la subversion inculqué aux plus jeunes et respecté par les moins jeunes est appréhendé comme une menace effective sur l'individu et ses droits, aussi mesquins soient-ils.
Par une chute violente, Diego Lerman réussit à conclure son film qui semblait s'enliser dans une répétition assez pénible de la surveillance des lycéens par l'héroïne. Le choc de cette séquence clé donne alors au film une plus grande épaisseur et permet surtout de mieux appréhender le pourquoi d'une révolution dans une dictature. Lerman qui partait de la classe pour aller jusqu'au pays renverse alors son système gigogne: la révolution qui gronde en 1982 dans le pays touche alors de proche en proche tous ceux qui comprennent qu'ils subissent plus ce régime qu'ils n'en tiren un profit.
Ce n'est donc pas "LA" révolution qui est montrée mais bien le "Comment" une révolution peut se développer et recruter parmi ceux qui vivaient dans et du système, sans pour autant le défendre idéologiquement.
En cette période de révolution dans les pays arabes qui montrent comment des dictatures qui semblaient solides peuvent s'effondrer en quelques semaines, le film offre une lecture plus qu'intéressante: le succès d'une révolution dépend notamment de l'accumulation des frustrations individuelles qui se manifestent parfois à la suite d'un événement catalyseur à la portée disproportionnée au regard de l'incident. Le dirigeant tunisien pouvait-il imaginer qu'un jeune s'immolant pour protester contre sa situation économique allait provoquer son départ?
A bientôt
Lionel Lacour
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