Bonjour à tous,
Après mes articles consacrés à S. Kracauer (Kracauer, l'Allemangne et le cinéma)et à E. Morin (Edgar Morin, un anthropologue du cinéma), ce nouveau post propose d'aborder leurs successeurs dont les travaux universitaires ont finalement eu une portée plus grande encore sur le lien entre le cinéma et les sociétés qu'il filme. Deux voies ont été envisagées mais qui arrivent finalement aux mêmes
conclusions : une approche historienne, une autre plus sociologique.
« Histoire et Cinéma » : l’œuvre
de Marc FERRO
Marc Ferro est
un historien spécialiste du XXème siècle, et notamment des questions
coloniales. Il s’est aussi spécialisé dans l’exploitation des sources nouvelles
du XXème siècle, c'est-à-dire les films. Le recours à ces sources l’a alors
conduit à travailler plus précisément sur l’apport de ces sources aux
historiens et à en définir quelques principes de base.
Dès la fin des
années 60, Marc Ferro publia des articles montrant la possibilité d’utiliser le
cinéma dans l’étude historique d’une période. Mais c’est en 1975 qu’il publie
son œuvre majeure sur la question, Analyse de film, analyse de société.
Dès la page 12, il assène une vérité tellement évidente aujourd’hui mais qui
n’allait pas forcément de soi pour les historiens : « Tous les films
sont objet d’analyse. »
« Ainsi,
par une sorte d’assimilation du film à l’écrit, les gens instruits auraient
tendance à accepter à la rigueur le témoignage du document film mais pas du
film comme document ; du film de fiction il s’entend qu’il ne distribue
que du rêve, comme si le rêve ne faisait pas partie de la réalité, comme si
l’imaginaire n’était pas un des moteurs de l’activité humaine. »
L’analyse de
Ferro est d’autant plus révolutionnaires qu’il refuse également la
classification hiérarchisée des sources audiovisuelles, et donc validant les
sources télévisuelles comme des sources historiques à part entière au même
titre que celles cinématographiques, au même titre que n’importe quel document
produit par l’Homme.[1]
Reprenant les
idées de Kracauer, il démontre qu’un film témoigne de l’époque de sa production
davantage que de l’époque filmée[2].
Ainsi, il prend comme exemple des films soviétiques (Andrei Roublev) ou nazi (Le
juif Süss) comme reconstitution d’un passé selon les conceptions et les
perceptions de l’époque de réalisation de ces films (opposition au régime
soviétique ou antisémitisme nazi). Comme son prédécesseur allemand, il affirme
que le spectateur ne reste pas passif devant un film. Mais il va encore plus
loin :
« […] les sentiments et réactions [que le
spectateur]ressent trouvent difficilement la voie de leur expression. Ce fait
est dû, pour une part, à l’incapacité dans laquelle le spectateur se trouve de
formuler une opinion dans un langage articulé, ce qui est quelquefois la preuve
que le film a bien exercé une action sur lui, qu’il a inhibé certaines de ses
facultés. »[3]
Les
travaux de Marc Ferro ont eu une importance considérable car ils ont permis
sans aucun doute une reconnaissance du cinéma comme matériau historique de
première importance. Cette reconnaissance universitaire est aussi un début pour
l’enseignement de l’Histoire et de toutes les disciplines issues des sciences
humaines (Histoire, Géographie, Sciences économiques, sociologie…). Son premier
ouvrage portant entièrement sur le cinéma pose donc les bases principales de
l’analyse filmique, au même titre que n’importe quelle analyse de documents :
analyse technique, esthétique, économique… L’aspect théorique est enfin soutenu
par des exemples précis à partir de films étudiés de manière très complète,
avec parfois la présentation des expériences pédagogiques et leurs résultats
auprès d’un public d’étudiants. Ses références sont essentiellement allemandes
et soviétiques, et surtout des films majeurs (Metropolis, Tchapaiev, Le triomphe de la volonté, …).
Pierre SORLIN, une vision sociologique globale du cinéma
Tout comme
Marc Ferro, Pierre Sorlin a travaillé
longtemps sur le lien entre le cinéma et les sociétés le produisant. C’est en
1977 qu’il publie son ouvrage de référence, aujourd’hui encore, intitulé Sociologie du cinéma, le conduisant à
devenir un des historiens sociologues les plus reconnus dans le monde sur ce
domaine (avec Marc Ferro bien entendu), allant jusqu’à publier des ouvrages en
anglais non traduits encore en français.
Partant d’un
exemple de production cinématographique ciblée, le cinéma italien d’après
guerre, il développe l’idée que le cinéma met d’abord en évidence, selon lui,
« une façon de regarder ». Comme l’a bien analysé Emmanuelle ETHIS[4], le
point de vue subtil de Pierre Sorlin ne sous-tend pas, comme le faisait
Kracauer, que le cinéma représente une société, mais qu’il nous donne plutôt à
voir ce qu’une société révèle comme « représentable » à un moment
donné de son histoire. Le cinéma apparaîtrait donc comme une traduction de la
réalité, une traduction qui fonctionnerait sur la base d’un prélèvement opéré
sur le monde effectué grâce à des instruments et à des techniques rationalisés
qui offre à chaque film une unité qui lui est propre. Cette traduction filmique
de la réalité singularise précisément ce que Pierre Sorlin appelle le
« visible » d’une société.
« Le
cinéma est à la fois répertoire et production d’images. Il montre non pas
« le réel » mais les fragments du réel que le public accepte et
reconnaît. En un autre sens, il contribue à élargir le domaine du visible, à
imposer des images nouvelles. »[5]
Une grande
part du travail de Sorlin consiste donc à repérer les manifestations des codes
dans lesquels se condensent les fragments du réel reconnus par tous, mais
également de ceux par lesquels s’inventent régulièrement de « nouvelles
images » qui caractérisent l’évolution de ce que voit une société ou de ce
qu’elle est en mesure de voir. Sorlin, à l’instar de Kracauer, comprend aussi
que toute analyse de société à partir du cinéma ne peut se faire que par un
sériage, c’est-à-dire de voir si tel phénomène observé dans un film se retrouve
ou non dans d’autres œuvres cinématographiques.
A partir de
ces principes, pas forcément en soi dans la compréhension du cinéma comme
source de l’histoire, Sorlin pose trois points fondamentaux pour ne pas passer
à côté de l’analyse du film comme témoin de la société :
- Le premier
point est la participation du spectateur au spectacle filmique, ce que Sorlin
appelle l’ « effet cinéma ». Il faut donc comprendre en quoi les
spectateurs pouvaient être interpellés par les films de l’époque étudiée,
effets auxquels nous ne sommes plus forcément sensibles. Il s’appuie par exemple sur le cas des
régimes totalitaires et leur propagande :
« Il est
facile de n’y pêcher que des slogans, des mots d’ordre, des consignes, mais en
procédant de cette manière, on manque ‘’l’effet cinéma’’ qui ne se réduit pas à
la reproduction de thèmes déjà diffusés par la presse, l’affiche, le livre. Il
n’est pas question ici d’une soi-disant ‘’fascination’’ exercée par l’image.
[…] L’effet cinéma est analysable [et en rendre compte consiste]à montrer
comment le spectateur interpellé par le film est conduit non pas, comme on le
croit trop souvent, à subir mais bien à répondre. »[6]
-
Le deuxième principe énoncé par Pierre Sorlin consiste à rappeler qu’il faut se
confronter dans une recherche sur le cinéma à la source elle-même, c’est-à-dire
le film et non aux résumés.
-
Enfin le troisième principe insiste sur le fait qu’un film n’est pas un texte.
Revenir au scénario écrit pour appréhender un film ne relève pas de l’analyse
filmique qui suppose « un minimum de théorisation et la définition d’une
méthode adaptée à l’objet étudié »[7].
« Prélevant
des données dans le monde concret – des maisons, des trains, des passants, des
généraux, des systèmes rationnels – le cinéma les redistribue [ainsi] en un
ensemble fictif et cohérent qui obéit à des règles non formulées (les règles de
compétence), qui est constellé de marques de connivence avec le public (les
représentations, les points de fixation) et qui est autre chose que l’univers social
auquel ont été emprunté les matériaux mis en œuvre. »[8]
Compris
en ces termes, le cinéma doit être compris, dès lors, comme un lieu où
l’idéologie prend forme, un lieu assujetti à un mode de construction qui est
propre à une époque donnée et à des modes de construction culturels donnés que
l’historien et le sociologue peuvent mettre au jour en définissant dans toutes
leurs variantes, les règles et les régulations par lesquelles le monde se voit
traduit en images sonorisées. Les films constituent donc, dans la proposition
de Pierre Sorlin, un des instruments privilégiés par lesquels une société se
met en scène et se montre un accès ouvert sur la mentalité des réalisateurs,
orientée par les attentes et les compétences des spectateurs. On peut regretter
que la sociologie de Pierre Sorlin n’ait pu revêtir en France qu’un caractère
programmatique et n’ait pas rencontré immédiatement des prolongements
empiriques propres à la consolider.[9]
Auteurs de très nombreux autres ouvrages, Marc Ferro comme Pierre Sorlin ont continué de travailler sur les liens entre le cinéma et l'Histoire. Mais leur premier livre reste une référence systématique pour les universitaires ou étudiants. S'ils n'ont pas été précurseurs, leurs travaux ont néanmoins contribué à ouvrir définitivement un champ d'études sur la nécessaire contextualisation d'un film pour pouvoir l'étudier, en prenant l'œuvre cinématographique pour ce qu'elle doit être: l'expression d'un art à part entière et donc à analyser selon ses propres codes et pas selon ceux de la littérature, et comme n'importe quelle source, c'est à dire sans hiérarchisation qualitative. Cependant, leurs affirmations, novatrices sont contredites par leurs travaux qui lorgnent irrémédiablement vers l'analyse de films à haute valeur qualitative... Le chantier est donc ouvert pour leurs successeurs.
À très bientôt
Lionel Lacour
[1] M. FERRO, Analyse de
film, analyse de société, p. 13.
[2] M. FERRO, Analyse de
film, analyse de société, p. 14. C’est
évident pour les films futuristes, mais cette analyse est tout à fait valide
pour les reconstitutions historiques
[3] M. FERRO, Analyse de
film, analyse de société, p.57.
[4] E. ETHIS, op.
cit., p. 66-67
[5] P. SORLIN, Sociologie
du cinéma, p. 69.
[6] P. SORLIN, op. cit., p. 291-292.
[7] P. SORLIN, op. cit., p. 296.
[8] P. SORLIN, op. cit., p. 296.
[9] Synthèse de l’analyse
remarquable des travaux de Pierre Sorlin, par
E. ETHIS, op. cit., pp 66-70.
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