dimanche 4 mai 2014

L'homme tranquille où l'Irlande mythifiée de John Ford

Bonjour à tous,

en 1952, John Ford réalisait enfin le film dont il rêvait tant depuis qu'il avait acheté les droits du livre de Maurice Walsh en 1936. Après les refus des différents studios, il fallut le soutien inconditionnel de son fils spirituel John Wayne mais aussi de Maureen O'Hara pour que voit enfin le jour cette adaptation, produite par les studios Republic, société de production avec laquelle John Wayne était en contrat et qui se contentait jusque là de produire des séries B sans jamais quitter les frontières américaines. Mais avoir John Ford, trois fois oscarisé, était une aubaine à ne pas laisser passer, même si le sujet de son projet pouvait laisser pantois. C'est d'ailleurs pour cette raison que le producteur, Herbert J.Yates, demanda à Ford de réaliser avant un autre film, un western, afin de diluer les risques de la production de L'homme tranquille. C'est ainsi que Rio Grande fut réalisé avec les mêmes principaux acteurs: John Ford, Maureen O'Hara et Victor Mc Laglen. Ce fut un grand succès qui permit de produire avec plus de sérénité L'homme tranquille en Irlande, Herbert J. Yates devant affronter le grand John Ford et ses exigences qualitatives.
Mais revenons sur ce que raconte L'homme tranquille.






Un retour aux sources
John Ford était d'origine irlandaise et souhaitait donc réaliser un film qui vante le pays de ses ancêtres. C'est donc bien en Irlande qu'il se rend pour le tournage, malgré quelques plans tournés en studio et qui ne plurent pas à John Wayne. Ce tournage est une histoire de famille pour John Ford. Famille au sens large. Famille artistique évidemment avec John Wayne dont c'était la 8ème collaboration depuis La chevauchée fantastique en 1939, avec Maureen O'Hara pour la 3ème fois, Victor Mc Laglen (pour la 9ème fois) ou encore Ward Bond (16ème collaboration!).
Mais ce retour aux sources s'accompagne aussi des noms donnés aux personnages. Ainsi Sean Thornton porte-t-il le prénom dont John Ford prétendait être le sien (ce qui était faux!). De même Mary Kate, prénom de l'héroïne interprétée par Maureen O'Hara renvoie aux prénoms de Mary Ford, l'épouse de John Ford et à Katharine Hepburn, la grande actrice dont Ford était éperdument amoureux mais qui ne succomba jamais à ses charmes! C'est également le personnage de Feeney, bras droit de Will Danaher (merveilleux Victor Mc Laglen!) qui renvoie encore à Ford puisqu'il porte justement le vrai nom du réalisateur!

Une Irlande rêvée et mythifiée
C'est enfin et surtout une Irlande de rêve que filme Ford. Tout est vert - et la légende dit que le producteur Yates crut qu'un filtre vert avait été positionné sur le projecteur au premier visionnage! En effet, le train qui arrive dans la gare, la gare elle-même, les objets, évidemment les champs d'herbe, puis plus loin les volets et enseignes, tout est aux couleurs de l'Irlande. Ce désir d'Irlande passe donc par la couleur et on comprend mieux pourquoi il insista là aussi tant pour tourner en Technicolor et non dans le procédé habituel des studios Republic. Cette Irlande verte ne passe cependant jamais par les vêtements, si ce n'est par des accessoires périphériques. À une exception près. Quand Mary-Kate accompagne Sean dans la calèche lors de leur première rencontre officielle et reconnue par Will son frère, elle porte une robe entièrement verte. Celle-ci en arrive même à se confondre avec les champs d'herbe quand Mary-Kate court à perdre haleine, comme si l'Irlande se confondait en elle.


Car ce n'est pas la première fois que Ford faisait de son héroïne l'allégorie de l'Irlande. Lors de la course de chevaux, chaque femme du village dispose son chapeau sur un pieu. Celui de Mary-Kate est complété avec des rubans aux couleurs de l'Irlande: Vert, Blanc et Orange.
La mythification de l'Irlande de Ford réside aussi dans une Irlande en paix. Cette paix passe d'abord par une tolérance admirable entre protestants et catholiques vivant en parfaite harmonie. Le complot entre le Père Lonergan (Ward Bond) et le révérend Playfair (Arthur Shields) pour que Sean puisse épouser Mary Kate en est un symbole. De même, quand l'évêque anglican rend visite au révérend, la communauté catholique, le curé en premier, jouent à être de bons protestants pour maintenir en poste leur ami Playfair! Cette vision idéalisée d'une Irlande en paix autour de la Croix est bien sûr contraire à l'Histoire, d'autant que l'action se passe dans les années 1920 et que les relations étaient loin d'être pacifiées entre les deux communautés. Mais la magie du cinéma a pourtant opéré. En effet, une scène se déroulant dans une église catholique a de fait été tournée dans un temple protestant, mis à disposition par la communauté anglicane. Le rêve d'une Irlande unie de Ford s'était concrétisé le temps d'un tournage.

Une Histoire irlandaise adoucie mais pas oubliée
Régulièrement, il est évoqué la notion de paix et de liberté. Et si l'IRA est présente dans le film, elle n'apparaît que bien tranquille. Pourtant, beaucoup d'indices montrent que Ford n'ignorait rien de ce que la communauté irlandaise catholique avait subi.
Pour revenir à l'IRA, il est clairement montré que ses membres sont organisés de manière militaire, l'un d'entre-eux est appelé commandant, et que leur action est une action de guerre: "nous sommes en paix désormais" dit le commandant à Michaleen, Irlandais servant de relais entre Sean et le monde irlandais. Plus encore, cette organisation irrigue toute la communauté catholique puisque le spectateur assiste au début d'une réunion à laquelle participe le père Lonergan. Mais le mode d'action de l'IRA est aussi signalé quand Will réalise que des membres de l'IRA sont venus soutenir Sean dans le conflit qui les oppose. Le commandant rappelle à ce sujet que si tel était le cas, la maison de Will serait en cendres, ce qui montre bien le mode opératoire pouvant être violent de l'IRA.
Mais c'est l'Histoire même de l'Irlande qui est en filigrane dans le film. L'histoire du grand-père et des parents de Sean en sont une illustration parfaite. Il y est évoqué de fait l'émigration irlandaise en Amérique pour y vivre dans des conditions misérables. Mais le sort du grand-père de Sean est plus intrigant. Mort dans un camp de prisonniers en Australie, son nom suscite des réactions d'admiration et de respect chez les habitants d'Innisfree, village d'où sont originaires les Thornton. Cette contradiction entre l'admiration pour un homme et sa mort dans un camp de prisonnier permet alors de comprendre quel sort était réservé aux nationalistes irlandais, déportés comme les prisonniers de droit commun en Australie, comme les Français pouvaient transférer les leurs en Guyane.
C'est encore ces quelques mots prononcés en gaélique par Mary-Kate et le père Lonergan qui rappellent le prix payé par la communauté irlandaise face à l'occupation britannique et à l'émigration, réduisant la langue originelle de l'Irlande à une langue quasi disparue et parlée que par quelques irréductibles. Cet acte de résistance ne pouvait qu'être bien être perçu par les Irlandais, qu'ils fussent des USA ou d'Irlande, tout comme les autres éléments précédemment soulignés.

Les clichés irlandais pour un scénario peu classique  (Attention: risque de révélations de l'histoire)
John Ford ne manquera pas de jouer sur les clichés de la représentation des Irlandais. Soiffards de bière ou de Whisky, mangeurs de pommes  de terre, bagarreurs mais portant l'amitié au très haut point, pêcheur et joueur de rugby, remplis de fièrté nationale ou familiale autour de traditions ancestrales ne souffrant aucune dérogation, le film de John Ford n'oubli aucun de ces éléments caractérisant les Irlandais, qu'ils soient hommes ou femmes.
Son personnage principal évolue donc d'emblée dans cette ambiance qu'il aime à redécouvrir. Pourtant, Sean Thornton n'est irlandais que de naissance et ne se souvient presque de rien de sa prime enfance à Innisfree. Sa manière d'évoquer ce pays est sans ambiguïté. "C'est l'image du paradis". Derrière le paradis supposé, la veuve Tillane, alors propriétaire de cottage de la famille de Sean, lui indique qu'il n'en est rien. De fait, le film relève sinon d'une autobiographie de Ford, du moins d'une sorte d'auto-fiction. Une œuvre dans laquelle Sean l'Américain d'origine irlandaise va devoir abandonner sa culture et sa manière de voir les relations dans une communauté venues des États-Unis pour devenir un vrai Irlandais venu d'Amérique.
Le scénario est alors au service de ce récit presque initiatique. En effet, contrairement à sa manière classique de recourir à un scénario classique avec des séquences d'exposition des personnages, de leur motivation et de leurs objectifs pour aborder ensuite le développement de l'histoire et les obstacles rencontrés par les héros, Ford ne dit presque rien de Sean. Au mieux, le spectateur sait qu'il vient de Pittsburgh aux USA et qu'il est originaire d'Innisfree. Plusieurs hésitations, phrases contenues révèlent qu'il cache un secret. Quand soudain le révérend Playfair se souvient de qui est réellement Sean. Contrairement à bien des films, le spectateur en sait moins qu'un des protagonistes du film. La vérité éclate pourtant, partiellement, lors du mariage entre Sean et Mary-Kate. Will cogne Sean qui s'évanouit. Ford tourne alors une séquence onirique et symbolique permettant de comprendre que Sean a été un boxeur qui a tué son adversaire lors d'un combat. Pourtant, si le spectateur comprend la culpabilité de Sean, rien ne dit pourquoi il est revenu en Irlande. C'est encore plus tard que le révérend entendra une sorte de confession de Sean expliquant pourquoi il a abandonné la boxe et décidé de revenir en Irlande.

Dès lors, l'histoire du film apparaît comme bien futile et prend pourtant désormais tout son sens. En effet, Sean refusait de s'abaisser à demander les 350 £ de dot pour sa femme quand celle-ci en faisait une question de principe. Au fur et à mesure du film, Sean dut abandonner ses principes américains pour soumettre enfin et sa femme, et son beau-frère selon leurs coutumes. Et si Mary-Kate ouvre elle-même le four dans lequel Sean jette les billets obtenus de Will, preuve qu'il n'y avait rien de vénal chez sa femme, l'histoire se conclut évidemment par une bagarre devenue mémorable dans le cinéma hollywoodien, faisant de Sean un Irlandais en plein, reconnu par toute la communauté comme tel, et plus uniquement pour ses seules origines familiales.




Conclusion
Ford trouva dans ce film une nouvelle occasion de montrer son talent de réalisateur, sachant utiliser les couleurs, composer des cadrages dignes de tableaux de divers époques picturales et valorisant le pittoresque, le burlesque ou le romantisme des situations. Il reçut son 4ème et dernier oscar de meilleur réalisateur - aucun pour un western! - en étant peut-être plus hawksien que fordien. En effet, si Ford aimait montrer combien l'espace avait façonné les hommes aux USA par des plans dans lesquels les hommes, européens ou indiens, étaient écrasés par l'immensité du territoire américain - l'utilisation des décors naturels de Monument Valley était devenu récurrente chez Ford - rien de tout cela dans L'homme tranquille. Si la lande ou les vastes prairies irlandaises sont montrées, tout semble façonné par l'homme. Et la phrase de Sean prend alors tout son sens quand, creusant pour planter des rosiers et jetant une énorme pierre , il affirmait à Mary-Kate: "je comprends pourquoi il y a des murs partout". En effet, les grands espaces d'Irlande sont couverts de murets construits par les hommes qui ont, au contraire de la vision de Ford des USA, façonné le territoire par leur travail. Ce qui explique ces nombreux plans à hauteur d'hommes, et de femmes, qu'affectionnait tant Howard Hawks son ami.
John Wayne et Ford allait se retrouver encore de nombreuses fois, la dernière pour La taverne de l'Irlandais, leur dernière collaboration, en 1963. Wayne allait retrouver Maureen O'Hara trois autres fois encore, notamment dans Le grand McLintock, en 1963 également, réalisé par Andrew McLaglen, fils de Victor, dont l'histoire se conclut par une séquence de poursuite dans la ville entre John Wayne et Maureen O'Hara qui ne manquait pas de rappeler la séquence mémorable de L'homme tranquille.

À très bientôt
Lionel Lacour



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