samedi 5 mai 2012

Le Forum des images - Mai 2012

Bonjour à tous,

une fois n'est pas coutume, je vous propose de découvrir une programmation à laquelle je ne participe pas, ni de près ni de loin mais qui mérite le détour.
Le forum des images est en effet organisé à Paris depuis bien longtemps déjà et offre au public une approche cinématographique variée faisant du film une clé de compréhension du monde dans lequel nous vivons.
J'insisterai surtout sur la programmation intitulée "Paris vu par Hollywood" dont l'intérêt évident est de voir comment les Américains se représentent une ville chargée de symboles historiques, ville dont les grands moments historiques ont souvent abouti à des messages que certains, à tort ou à raison, ont prétendu être universels.

Je vous laisse découvrir tout le programme sur le site du forum des images et vous invite à découvrir ces moments forts, notamment avec Denis Podalydes dans une master class ou avec l'historien du cinéma Antoine de Baecque.

Très bon Forum des images à Paris et à très bientôt.

Lionel Lacour

mercredi 18 avril 2012

La publicité twingo: radioscopie de la jeunesse d'aujourd'hui

Bonjour à tous,

une fois n'est pas coutume, je vais vous proposer l'analyse d'une publicité récente. En effet, et la lecture des différents commentaires qui sont sur les fameux sites qui permettent de voir des vidéos en streaming le prouve, les publicités génèrent des réactions très intéressantes, preuves que les spectateurs de ces spots comprennent qu'on leur vend autre chose qu'un produit. L'image, la mise en scène et la petite histoire sont aussi pour nous raconter, soi-disant, ce que nous serions si nous achetions ce produit, et donc ici cette voiture: une Twingo Renault. Vous pouvez donc voir ou revoir cette publicité sur ce lien:

http://www.youtube.com/watch?v=e1zqXWKNHO8

Maintenant analysons en effet le message.

A qui est destinée cette publicité?
Le message pourrait être confus. En effet, vous avez deux générations dans la même voiture: une mère et sa fille. Dans d'autres spots, c'est même la grand-mère et sa petite fille! Bref, revenons en au spot étudié. En réalité, le spot s'adresse vraiment à la conductrice car elle seule conduit la voiture. Sa fille n'a pas d'autre objectif que de l'associer à sa jeunesse. Sauf qu'en partageant quelque chose qui caractérise les jeunes d'aujourd'hui, cela fait des conducteurs, et ici conductrices, des personnes jeunes et donc forcément ouvertes d'esprit. Forcément, elle aussi a un tatouage.
Et à bien y regarder, le message semble assez efficace car les twingos neuves sont surtout achetées par des adultes de plus de 30 ans. Les twingos achetées par des plus jeunes sont souvent des voiture d'occasion! D'autres véhicules du même segment attirent davantage les jeunes: mini, fiat 500 par exemple.

Que dit cette pub sur les mères?
Cette publicité valorise la génération des "parents". En effet, si cette publicité met en scène une pratique culturelle de la jeunesse actuelle, c'est bien sûr dans un premier temps pour rappeler que cela peut choquer une partie des aînés. Il suffit de voir ou d'entendre certaines réactions sur ces pratiques de tatouages, pratiques autrefois associées aux repris de justice, ou aux pirates (mais ceux-ci étaient plus rares au XXème siècle!). On pourrait dire la même chose de la pratique du percing qui s'est propagé dans le temps et dans le corps durant ces deux dernières décennies. Il y a donc bien dans un premier temps une volonté de montrer cette jeune fille comme une personne de son temps qui cherche à se démarquer de sa mère, soit symboliquement la génération précédente. Et l'effet est obtenu. Il est certainement aussi celui d'un grand nombre de mères découvrant le tatouage de leur fille dans le bas du dos.
Sauf que le (mini) coup de théâtre survient quand nous comprenons que la mère est en colère non pas à cause du tatouage, mais à cause de la qualité du tatouage. Elle-même en a un, situé au même endroit, mais forcément mieux. "Ça, c'est un tatouage!" La mère fait donc partie d'une génération qui a su rester jeune.
Avoir une twingo, c'est donc avoir une voiture apparemment sage mais pour une population qui est encore jeune et qui le montre!

Ce que dit vraiment cette publicité!
Ce spot est un résumé de ce que vivent les jeunes Français aujourd'hui à qui les générations précédentes ne  laissent aucune possibilité d'émancipation. Grands-parents issus de Mai 68 et parents nés après 68 ont été bercés par l'idée que leur génération avait bousculé l'ordre établi pour les premiers, ou éduqués dans cette mythologie pour les seconds. Avec l'augmentation de l'espérance de vie et surtout l'amélioration des conditions de vie qui font qu'un homme ou une femme de 60 ans n'est plus forcément un vieillard, les différences entre générations se sont estompées. Aurait-on imaginé voir une actrice de plus de 40 ans être présentée comme sex symbol dans les années 1960? Bien sûr que non. C'est pourtant ce que l'on dit de Monica Belluci ou de Jennifer Aniston. Il y a donc un gommage des différences inter-générationnelles qui valorise les plus âgés tout étonnés d'apparaître encore comme séduisants et dynamiques. Mais cela a pour effet une dévalorisation des générations plus jeunes.
La pub Twingo dit bien cela. "tu crois être rebelle par un tatouage? Tu ne seras pas plus rebelle que moi et en plus le mien est plus beau." Ce qui est oublié, c'est qu'il est aussi plus cher car le petit tatouage de la fille est forcément moins cher que le grand de sa mère. L'effet est assez inhibant pour les jeunes qui ne peuvent pas se démarquer de leurs parents: plus riches, plus rebelles, plus provocateurs que leurs enfants.
La symbolique de ce tatouage est également sexuelle car son positionnement est évidemment fait pour être vu par d'autres personnes que celle qui le porte. A commencer par le partenaire sexuel. Dans ce cas, le petit ami de la fille, le compagnon (mari ou pas) de la mère. Le message est le même que précédemment. La mère signifie à sa fille qu'en terme de liberté sexuelle, les jeunes n'ont rien à apprendre aux parents qui ont fait la révolution sexuelle à partir de 1968. Les films qui évoquent ce grand moment de liberté sexuelle sont nombreux comme Milou en mai  de Louis Malle. Plus provocateur encore, le grand tabou de la sexualité des parents est désormais effacé et exprimé ostensiblement aux jeunes et aux enfants. Les parents ont une sexualité, ce que les enfants savent naturellement mais qu'ils occultent. Mieux, ces parents affichent leur sexualité, ce qui est une autre manière d'inhiber un peu plus les enfants.

Une telle publicité peut faire bondir par le message qu'il véhicule. Le spot peut faire sourire les parents qui se reconnaissent dans cette mère et hurler ceux qui refusent justement cette posture de ces générations de parents qui veulent faire plus jeunes que les jeunes. Le plus étonnant, c'est que des jeunes se laissent prendre au seul humour et ne réalisent pas que c'est bien leur histoire qui est racontée. En réalité, le spot est une merveilleuse analyse de ce qui leur arrive. Ils ne sont que des suiveurs. Ce qu'ils peuvent imaginer pour se démarquer de leur parents a déjà été fait par leurs parents et en mieux. Impossible de faire mieux qu'eux, d'être plus imaginatifs qu'eux, d'être plus libres qu'eux. Pas étonnant qu'ils n'arrivent pas à trouver autre chose que des stages plutôt que des emplois. Les générations qui les précèdent ne cessent de leur dire qu'ils ne pourront jamais être mieux qu'eux. Donc pourquoi leur donner des CDI puisqu'ils seront toujours moins bien que les générations qui les précèdent.
Si la publicité Twingo est de fait un manifeste de la supériorité des générations des plus de 40 ans, il devrait être un appel à l'émancipation des jeunes, diplômés ou pas, contre le diktat de ceux qui les empêchent de s'émanciper! Faisant partie de la génération des "castrateurs", ce n'est pas un appel auto-destructif mais juste un appel à la prise de conscience qu'on ne peut pas indéfiniment empêcher des générations d'accéder à des fonctions dans des conditions stables sans qu'un jour le retour de bâton ne soit terrible.

Vous aurez donc compris, vous voulez laisser à la jeunesse une possibilité de se démarquer de plus anciens, ne faites pas comme elle, ne vous faites pas tatouer. Et surtout, ne roulez pas en twingo!

A bientôt

Lionel Lacour

mercredi 11 avril 2012

Ma part du gâteau: A mort les traders

Bonjour à tous,

lors des troisièmes Rencontres Droit Justice Cinéma de Lyon, une conférence était proposée en clôture avec le thème suivant:
Droit Justice et Cinéma face aux crises.
A partir de nombreux extraits de films, des échanges avec des juristes ont permis de voir comment le cinéma relatait le fonctionnement de la justice et du droit en période de crise. Mais surtout, il a été remarqué qu'un autre droit pouvait parfois être proposé par les cinéastes qui préféraient la légitimité à la légalité.
Dans le film de Cédric Klapisch, la situation est particulièrement intéressante.


1. Une fable plutôt qu'un film réaliste
Le scénario ancre l'histoire dans un réalisme terrible en mettant en situation des employés d'une entreprise de Dunkerque dont le sort est lié à la mondialisation et à la délocalisation que cette dernière semble imposer. Si l'opération a pour conséquence de licencier massivement les employés de l'entreprise, elle permet l'enrichissement de traders dont celui à l'initiative de la spéculation sur la faillite de la dite entreprise, provoquant le chômage de ses employés.
L'une d'entre eux, Karin Viard, doit élever ses enfants alors qu'elle est divorcée. Elle trouve un emploi de femme de ménage à Paris pour un trader odieux interprété par Gilles Lellouche qui s'avère être celui qui a coulé l'entreprise pour laquelle elle travaillait. Mais elle n'en sait rien.

Après le choc culturel et économique entre ces deux personnages, ceux-ci semblent finalement se plaire, le trader étant présenté comme finalement un peu plus humain que ce que nous pouvions imaginer. Jusqu'à un voyage en Angleterre durant lequel, après avoir couché avec sa femme de ménage, le trader réalise qu'elle vient de Dunkerque et qu'elle travaillait pour l'entreprise qu'il a contribué à ruiner. Il le dit avec désinvolture sans réaliser le désastre humain qu'il a engendré, à commencer par son employée. Celle-ci décide alors d'enlever le fils du trader et de l'emmener à Dunkerque afin de forcer le trader à venir face à ceux qui ont été licenciés par sa faute.
Je passe les différents détails assez risibles du film qui relève parfois de la comédie lourde plutôt que du film réaliste. Qu'une licenciée de Dunkerque trouve du travail à Paris chez LE trader qui a coulé son sentreprise, c'est déjà fort. Entendre le trader hurler par téléphone qu'il s'est baisée la bonne alors qu'il est sur la terrasse de sa chambre, au premier étage de l'hôtel, au-dessus de l'entrée de celui-ci et bien sûr juste au moment où Karin Viard sort de l'hôtel ne manque pas d'étonner quant au discours du film qui se veut une fable sociale.
Les invraisemblances sont légions. Cela ne serait pas si grave si, comme dans les films du réalisme poétique de Marcel Carné, il y avait justement de la poésie. La situation de Jean Gabin dans Le quai des brumes n'est pas très réaliste non plus. Mais il n'y a pas de ridicule dans les relations humaines. Le film de Klapisch n'a rien de poétique. Ce n'était pas son propos. Mais il n'est pas réaliste non plus tant les situations relèvent parfois de la comédie de boulevard ou de café théâtre.
Alors soit, le film est une fable jouant sur l'exagération des situations, une comédie à l'italienne. Attendons la morale de la fable.

2. Les petits contre les puissants
Revenons donc à la situation finale.
Karin Viard, la gentille employée baffouée a enlevé le fils du méchant trader Lellouche. Le deal est clair: il vient récupérer son fils à Dunkerque sans prévenir la police. Et que fait-il ce salaud? Il appelle la police. Klapisch est malin. Il nous a montré au préalable que ce père se désintéressait totalement de son fils avant que la gentille Karin Viard ne lui explique qu'il fallait s'occuper de lui. Donc là, le voir s'inquiéter pour son fils, quelle supercherie! Forcément, il n'a pas le droit moral d'appeler la police puisqu'il ne s'occupe pas bien de son fils! CQFD.

Bon, la police arrête Karin Viard qui assiste, avec le fils de l'autre, à un spectacle de danse auquel participe une de ses filles en présence de tous les licenciés de l'usine fermée. Ah! les "prolos" qui se tournent vers la culture quand tout va mal! Karin Viard est embarquée et mise dans le "panier à salade" de la police venue avec deux autres véhicules puisque c'est une dangereuse enleveuse d'enfants, le tout devant le trader, sa copine forcément belle et futile et son coupé mercédès forcément hyper luxueux. Sauf que la plus jeune fille de Karin Viard voit la scène, appelle les spectateurs qui se mobilisent pour empêcher la camionnette de police d'avancer. La fillette désigne aussi le trader comme étant celui qui a causé la perte de leurs emplois.


Et là, devant toute la police médusée et inactive, deux mouvements vont se conjuguer. Le premier est d'empêcher la camionnette de la police d'avancer et d'emmener l'odieuse enleveuse d'enfant qui est bien évidemment une victime de la société comme le film nous l'a bien montré. Ainsi, les hommes et les femmes se mettent devant les véhicule qui ne peut avancer malgré ses accélérations, le tout devant d'autres policiers qui n'interviennent pas.
La deuxième réaction est tout aussi puissante. Quelques uns des chômeurs se voient désigner par la petite fille le trader à l'origine de la faillite de leur entreprise. Celui-ci protège sa maîtresse et son fils dans sa mercedes. Il doit affronter physiquement la colère des ouvriers, et, lâche bien sûr, affirme qu'il n'est pas le seul à avoir permis la liquidation de l'entreprise. Quel trouillard ce trader, lui qui frimait tant en affirmant à sa bonne - maîtresse d'une nuit qu'il était à l'origine de la ruine de sa boîte! Il se prend donc une gifle, tombe à terre, se relève et court. Ou plutôt fuit. Les autres le poursuivent prêts à le lyncher.

Et la police dans tout ça? Elle n'intervient pas.
Après avoir vu Lellouche courir dans la nuit sur la plage de Dunkerque - que va-t-il devenir? - le film se finit sur le visage de Karin Viard, heureuse du soutien de sa famille et de ses anciens collègues, unis pour l'empêcher d'être arrêtée par la police.



3. Une morale nauséabonde
Ainsi donc, le film se termine avec plusieurs idées fortes: on peut enlever un enfant quand sa cause est juste et la police ne doit pas enpêcher cela. En jouant sur la victime de licenciement qui travaille beaucoup pour gagner peu face à un trader qui gagne énormément en nous le montrant travailler peu, Klapisch joue sur du velour. Qui pourrait avoir de l'empathie pour Lellouche. Et même quand il nous le rend plus humain, disons plus sensible, il n'attend pas longtemps pour nous révéler sa vraie nature: un être égoïste et forcément incapable d'aimer. Il ne peut avoir que du mépris pour sa bonne! Le réalisateur met le spectateur dans le principe que l'amour que le trader peut avoir pour son fils n'est qu'une parodie d'amour. Il ne voudrait finalement que se venger de celle qui a osé s'opposer à sa volonté. Son appel à la police est donc présenté comme immoral. Ou plutôt digne de lui. Il ne comprend toujours pas pourquoi cette femme a enlevé son fils alors qu'il est évident qu'elle ne lui veut aucun mal puisque elle est gentille!
Mieux, quand il récupère son fils et qu'il est désigné par la fille de Karin Viard comme étant le trader liquidateur, Klapisch semble valider qu'on a le droit de le frapper. Les ouvriers auraient pu détruire l'objet représentatif de la fortune du trader: la mercédès. Non, ils s'en prennent à lui. La morale est forte. On peut lynché un salaud, un trader. Il y a presque une logique pléonasmique. Un trader est un être à éliminer, à poursuivre. La preuve, la police, pourtant présente en nombre, ne retient pas les lyncheurs ni ne les poursuit. On reste avec un plan de Lellouche courant seul sur la plage sans savoir ce qui va lui arriver. Ce n'est plus l'affaire de Klapisch ni celle des spectateurs. Son sort est déjà réglé.
Quant à celui de l'héroïne, il est voué au triomphe. Elle est celle qui a lutté contre la finance, contre la city. Elle a résisté à l'oppresseur. Elle lui a enlevé son fils et ce n'est pas mal, puisqu'elle est gentille!







Conclusion
Si le film pose de bonnes questions quant à la place de l'individu dans une économie mondialisée symbolisée par les conteneurs transportés sur les cargos, il dérive dans son approche morale qui dépasse la caricature. Klapisch fait valoir la légitimité sur la légalité. Soit. Il ne fut pas le seul. Et Les aventure de Robin des bois de Michael Curtiz ne faisait pas autre chose en 1938. Mais les assassinats de Normands par les hommes de la forêt de Sherwood étaient une parabole qui symbolisaient la violence du combat social durant la grande dépression américaine projetée à la fin du XIIème siècle anglais. Le problème de Ma part du gâteau est qu'il n'y a justement pas de distanciation entre la morale et ce qui est montré. De fait, le discours proposé conduit à accepter non seulement la violence, mais aussi à se substituer à la justice. Le trader s'est conduit en salaud, certes, mais aux yeux de qui? Etait-ce illégal? Et au nom de cela, peut-on tuer cet homme?
Ce qu'il a fait est peut-être immoral mais ce n'est pas illégal. En donnant la possibilité de lyncher un homme plutôt que de s'en prendre au système qu'il représente, le message du film ressemble furieusement à un message extrêmiste conduisant à l'effacement du droit et de la justice et à sa substitution par des comités non élus qui eux sauront éliminer les nuisibles de la société.
Parti avec de bons sentiments et une approche sociale, le film dérive donc vers une morale populiste pour finir par une morale qui n'est pas si éloignée de la morale des régimes totalitaires (voir la conférence que Robert Bardinter a donné en 2011 lors des 2èmes Rencontres Droit Justice Cinéma quand il commentait le film soviétique Les dentelles).

A bientôt

Lionel Lacour

samedi 7 avril 2012

Elephant de Gus Van Sant: un teen movie?

Bonjour à tous,

en 2003, le film Elephant de Gus Van Sant faisait sensation à Cannes, obtenant du jury présidé par Patrice Chéreau le prix de la mise en scène et surtout la palme d'or, au nez et à la barbe d'un autre chef-d'oeuvre, Mystic river de Clint Eastwood.
Le film de Gus Van Sant abordait sous un angle fictionnel le massacre de la High school ('léquivalent des lycées français) de Colombine (Colorado) sans jamais l'évoquer directement, au contraire du film de Michael Moore, Bowling for Colombine réalisé en 2002 et sous la forme du documentaire.
En reprenant certains codes des teen movies, Gus Van Sant crée une oeuvre implacable contre la société américaine et peut-être même occidentale. L'actualité américaine récente valide toujours les propos du film Elephant dont la puissance réside dans son formalisme développé de manière continue, créant une atmosphère oppressante dont le dénouement ne peut satisfaire personne.

1. Les adultes en accusation
Dès la première séquence, Gus Van Sant annonce la couleur: des plans longs, plans séquences privilégiés, et une focalisation sur les personnages. Ainsi, la première séquence présente une voiture roulant en zig-zag, heurtant d'autres voitures garées sur le côté de la rue, jusqu'à ce que nous apprenions que celui qui conduit est un père ivre et que son fils lui prend quasiment de force le volant. C'est lui le responsable de la famille et qui est prêt à prendre une heure de retenue par le lycée pour que son père ne reprenne pas sa voiture. En effet, en récupérant les clés du véhicule et en les confiant au secrétariat du lycée pour que son frère puisse raccompagner leur père, John, tel est le nom du premier élève présenté dans le film, fait preuve d'une maturité supérieure à son propre père.
Cette séquence est renforcée par le formalisme qu'impose Gus Van Sant. En filmant le père dans la voiture et mettant hors cadre le fils qui conduit, le réalisateur renforce la déresponsabilisation du père mais évoque déjà la non transmission de l'Histoire à son fils. En effet, quand le père évoque la seconde guerre mondiale, John son fils lui demande s'il l'a faite, ce qui prouve deux choses: son fils ne sait pas quand a eu lieu la seconde guerre mondiale puisque manifestement, son père ne peut pas l'avoir faite! Mais surtout, un tel événement aurait dû être relaté par le père à son fils s'il l'avait effectivement faite. Ce point n'est pas anecdotique car il se retrouvera plus tard.
Tout le reste du film montre une quasi absence de l'adulte dans la high school qui apparaissent de manière marginale et pas assez dans l'encadrement de la jeunesse: un proviseur qui sanctionne John sans chercher à comprendre pourquoi il est en retard, des enseignants dont un discutant de l'homosexualité dans un groupe d'élèves, un documentaliste, un cuisinier. Voilà à peu près les seuls adultes croisés dans le lycée. Pour Eric, les adultes, les parents ne sont pas vraiment montrés. Le père est une voix, la mère un corps servant le petit déjeuner. C'est tout. Même le facteur qui apporte un colis à Eric et Alex n'est pas montré. Nous entendons juste sa voix et une phrase montrant encore une fois combien les jeunes n'ont plus face à eux des adultes structurants. En effet, alors que manifestement les deux garçons font sécher les cours, le facteur leur dit qu'ils ont finalement bien raison!
Finalement, aucun adulte ne fera preuve d'un courage particulier quand les élèves assassins commenceront le massacre. La fuite, la lâcheté et l'irresponsabilité sont les seuls manière de représenter ces adultes. Au contraire, les jeunes seront montrés comme plus responsables et courageux pour éviter le massacre, de Benny, l'élève noir se faisant tuer pour arrêter un des deux meurtriers à John tentant d'empêcher tous ceux situés à l'extérieur de l'établissement de rentrer.
Le père de ce dernier réapparaît en s'excusant auprès de son fils... Les rôles sont manifestement inversés.




2. Une exposition des personnages qui explose la notion de temps
Une des raisons des prix cannois pour ce film est certainement la maîtrise du récit par Gus Van Sant.
Il décide de présenter chaque personnage qui sera suivi à l'écran par des longs plans-séquences dans lesquels nous sommes essentiellement les suiveurs. En effet, les personnages sont souvent filmés de dos, se dirigeant vers quelqu'un ou dans un lieu dans le lycée. Cette présentation - exposition des personnages ne nous donne que peu d'informations sur ce qu'ils sont vraiment, si ce n'est des lycéens qui évoluent dans un lycée qui semble tranquille. Le coup de force de Gus Van Sant est de présenter chaque personnage les uns après les autres mais pas dans le déroulement du temps logique. La même phase temporelle est montrée mais à chaque fois par le point de vue d'un des lycéens. Si bien qu'une même action peut être présentée trois fois sous trois angles différents, montrant ainsi l'unité des choses filmées et en même temps, l'isolement de chacun alors même que ce qui se passe est commun à tous.


John photographié par Elias tandis que Michelle court derrière pour rejoindre la bibliothèque.
Trois fois, Gus Van Sant filmera cette séquence avec le point de vue de chacun des personnages.

Présentation des noms des deux tueurs,
comme n'importe quels autres personnages
du film
Cet éclatement du récit dans sa structure chronologique est encore accentué en ce sens où les meurtriers sont présentés la première fois alors qu'ils entrent dans le lycée en tenue militaire. Mais le réalisateur ne les suit pas encore bien que les présentant par les mêmes cartons que les autres. Puis, par plusieurs flash backs, il présente ces deux jeunes lycéens et leurs frustrations. Nous quittons l'unité temporelle déconstruite mais centrée sur le lycée pour un temps passé qui viens expliquer ce qui va justement avoir bientôt lieu.
Gus Van Sant utilise encore d'autres procédés pour déstructurer le continuum temporel. Par exemple, plusieurs fois, il utilise le ralenti, quand Natan croise les jeunes filles dans les couloirs, quand John rencontre Alex et Eric entrant dans le lycée ou encore pendant le massacre quand Benny croise les élèves fuyant les tueurs. C'est pour ces deux personnages que le montage est le plus complexe. Eux seuls ont droit aux flash backs remontant au moins à la veille de l'événement, sans plus de précision. Mais surtout, nous les voyons élaborer leur plan d'attaque avec pour chaque moment un flash forward nous les montrant exécuter leur plan. Une fois que celui-ci sera enclencher, il n'y aura plus dans le récit que le déroulé de leur mission meurtrière, même si des ralentis viendront modifier la durée exacte du déroulement du massacre. Et puis, à la fin du film, le temps s'arrête.

3. Comme un éléphant dans une pièce
Le titre du film fait référence à un proverbe et à un autre film réalisé par Alan Clarke en 1989 qui s'appelait aussi Elephant. Mais cela renvoie surtout à l'idée que ce qui est le plus visible n'est parfois vu de personne, ou du moins, compris par personne. Ainsi, les flash backs du film donnent aux spectateurs ces éléments visibles de tous, élèves ou adultes du lycée mais aussi des parents et qui pourtant ne sont pas pris en considération.
La sexualité refoulée des deux jeunes, Eric et Alex, les persécutions subies en classe sans que jamais un enseignant n'intervienne pour sanctionner les persécuteurs, l'absence des parents dans la maison sont autant de mise à l'écart de jeunes mal dans leur peau. Gus Van Sant n'accable pas ni n'épargne ses personnages. D'ailleurs, tous sont désignés par les mêmes cartons. Tous ont une marginalité et un problème lié à leur image auquel le monde adulte n'apporte aucune réponse. John doit vivre avec un père alcoolique mais accepte facilement de poser pour être pris en photo par Elias, comme pour donner une belle image de lui.

Une prof, invisible hors cadre ne comprends pas
les complexes de son élèves.
Cette image de soi ressort dans tout le film, de la jeune fille qui refuse de se mettre en short sans que son enseignante ne comprenne la souffrance psychologique de son élève à celles qui se font vomir après le repas.
Cette volonté de vivre une autre vie que la leur, de refuser leur réel se concentre chez les deux meurtriers qui jouent sur internet à des jeux de guerre. Cette non intégration du réel est signifiée par la non connaissance d'une Histoire qui a marqué leur pays.







Eric ignore qui est Hitler vraiment!
Un  site de vente d'armes de guerre
accessible à tous!












Comme John qui ne savait pas quand avait lieu la seconde guerre mondiale, Alex regarde un documentaire sur le nazisme sans vraiment savoir de quoi il s'agit. Eric semble même ignorer à quoi ressemble Hitler. A cette barbarie historique et manifestement ignorée va répondre une autre, celle que la société américaine permet. Quand Gus Van Sant montre Eric en train de jouer sur son ordinateur à tuer des hommes par derrière, il montre bien que le plaisir généré malsain est à portée de tous. Mais surtout, les armes virtuelles du jeu peuvent être aussi commandées sur un site internet puis être livrées par une messagerie tout ce qu'il y a de plus ordinaire sans qu'il y ait le moindre contrôle de l'âge ou de l'identité de ceux réceptionnant les armes!
Ainsi, le plan est prêt à être mis en oeuvre. Pour se faire, il a fallu l'organiser. Le réalisateur nous montre Alex en train de prendre des notes sans se cacher. Il annonce même qu'il organise un plan. Mais personne ne lui demande pour quel objectif. Il est au milieu de tous et à la fois incompris par tous.

Plan de la séquence finale du film
4. Une morale classique d'un film de genre?
Comme tous les teen movies, Elephant éloigne les jeunes des adultes. Classiquement, les parents, enseignants sont moqués dans ce genre de film: ringards, autoritaires, trop exigeants ou trop copains. Ainsi, ces films montrent une jeunesse qui se rebelle contre des adultes qui veulent leur imposer un ordre qui n'est évidemment pas accepté par les adolescents. En quelques sortes, ces films sont faits pour les jeunes qui montrent des jeunes qui font leur "métier" de jeune: contester! Mais la majorité de ces films aboutit à une morale structurant la société. Les valeurs des parents ne sont finalement pas si ringardes et si les générations peuvent s'opposer sur des choix esthétiques, musicaux, vestimentaires ou autres, ou se critiquer sur la manière de vivre, ils se retrouvent généralement sur les notions de Bien et de Mal, étant entendu que ces notions sont celles qui font le lien entre les générations et sont transmises par les adultes aux plus jeunes.
Or le film de Gus Van Sant montre autre chose. Les adultes sont bien absents mais ils ne sont pas moqués par les jeunes, sauf une fois par Eric se moquant de la mère d'Alex. Or celui-ci est remis à sa place par celle-la sans qu'il ne poursuive ses moqueries. Tout le film est d'ailleurs sous cet angle. John ne rebelle pas face au proviseur, Michelle accepte ce que lui dit sa professeur etc. Par cette acceptation de l'autorité des adultes, Gus Van Sant montre par contraste que ces adultes ne se comportent pas forcément bien avec ces jeunes.
Les adultes sont donc peu présents dans le film, pas moqués, pas ridiculisés, les valeurs ou les goûts des jeunes ne sont pas particulièrement valorisés. Mais cela n'a pas permis la transmission d'un héritage culturel commun et structurant, laissant aux plus faibles l'opportunité de se comporter non pas de manière immorale mais amorale. Alex et Eric massacrent et se tuent.
La construction du film est, nous l'avons vu, atypique. Pas d'exposition classique des personnage et de la situation. Pas d'objectif clairement déterminé jusqu'à ce qu'Alex et Eric établissent leur plan. Cela fait déjà plus d'une heure que le film a commencé, soit les 2/3. En réalité, la définition de l'objectif coïncide aussi avec le climax du film, moment paroxystique dont on sait que plus rien ne va pouvoir changer désormais le sens de l'histoire racontée. Une fois l'objectif défini, nous suivons donc les deux personnages massacrer leurs camarades et peu d'obstacles se dressent face à eux. Il reste à conclure le film. Alex tue Eric puis il traque Natan et sa fiancée. Il les trouve et les pointe, chantant une comptine. Lui seul est dans le cadre. Ses victimes potentielles n'y sont plus. Le film se finit. Pas d'épilogue apportant la morale définissant le Bien du Mal.Le réalisateur nous laisse avec ce sentiment terrible que ces jeunes tueurs ne sont que des enfants déstructurés et immatures, la chansonnette de fin en témoignant. Mais des immatures qui ne le sont que parce que la société ne leur a pas permis de s'élever tout en leur laissant l'opportunité d'accéder aux outils de la barbarie.


Conclusion
Pas de morale assénée, sinon que ce qui a permis le massacre dans ce lycée n'est pas le produit d'enfants dérangés ou d'éléments externes à la société. La société américaine engendre sa propre barbarie et est responsable de cela autant sinon plus que ceux qui ont perpétré ces assassinats. Les frustrations de certains jeunes ne peuvent pas être masquées par des discours soit-disant tolérants, comme dans le film à propos de l'homosexualité si à côté les attitudes réelles ne changent pas vis-à-vis des homosexuels. Et ce n'est bien évidemment qu'un exemple. Éduquer, apprendre la musique, comme Alex joue Beethoven au piano, n'empêche pas la barbarie. Le philosophe George Steiner l'a écrit. Kubrick l'avait déjà filmé en 1971 dans Orange mécanique.
Mais le film date de 2003. Et en 2012, il y a toujours des massacres dans les lycées américains.

A bientôt

Lionel Lacour

lundi 26 mars 2012

Les Rencontres Droit Justice Cinéma 2012: le ministère de la justice en parle

Bonjour à tous,

les Rencontres Droit Justice Cinéma 2012 co-organisées par l'Université Jean Moulin Lyon 3 et le Barreau de Lyon ont été un cru d'une très grande qualité, rassemblant près de 2000 personnes dans les salles sans compter les visiteurs de l'exposition Rhône Alpes Cinéma au Palais de Justice.
Nous le devons à nos partenaires cinéma que sont le Comoedia et l'Institut Lumière mais aussi à tous ceux qui nous ont soutenus pour que cette manifestation ait pu avoir lieu.
Cette année, les Rencontres ont été l'objet d'une attention particulière par le ministère de la justice. En effet, Patrick Sèbe, le chargé de communication du ministère est venu couvrir cet événement.
Vous pouvez d'ailleurs écouter le reportage sonore sur le lien du ministère de la justice ci-dessous:
http://www.justice.gouv.fr/histoire-et-patrimoine-10050/coup-de-projecteur-sur-la-justice-et-le-droit-a-lyon-23869.html

Je reviendrai dès que possible pour vous parler des prochaines Rencontres Droit Justice Cinéma 2013.

A très bientôt
Lionel Lacour

jeudi 22 mars 2012

Les lundis du MégaRoyal: mai 2012

Bonjour à tous,

cette année, les lundis du MégRoyal aborderont au mois de mai le thème de la jeunesse à l'écran.
Bien des films étaient possibles pour la sélection tant le cinéma a abordé de manière diverse cette problématique. Films initiatiques, teenage movies, adultes ridiculisés ou familles explosées, tout a été fait et reste à faire.
Comme chaque année, la sélection a donc été dictée par plusieurs critères: des films de toutes les époques, de genres différents et encore distribués.
Ce sera donc dès le 7 mai Du silence et des ombres dont j'ai longuement parlé dans ce blog.
Le 14 mai sera l'occasion de retrouver Sophie Marceau dans La boum.
Le 21 mai, c'est la jeunesse de la banlieue vue par Mathieu Kassovits qui sera montrée dans La haine.
Enfin, une comédie américaine viendra clore ces 4èmes lundis du MégaRoyal avec Little miss sunshine.

La grande nouveauté sera l'organisation d'un concours de courts-métrages pour les étudiants du BTS audiovisuel de Villefontaine. Les trois meilleurs films sélectionnés seront projetés en avant-programme et soumis au vote des spectateurs de chaque soirée pour désigner le lauréat.
Celui-ci sera désigné le dernier soir et son film à nouveau projeté.

A très bientôt, à Bourgoin, au MégaRoyal!

Lionel Lacour

lundi 19 mars 2012

Le bon, la brute et le truand: la guerre de sécession en accusation

Bonjour à tous,

en 2009, en clôture du festival Lumière organisé à Lyon, Thierry Frémaux avait programmé une version restaurée du chef-d'oeuvre de Sergio Leone: Le bon, la brute et le truand réalisé en 1966. Clint Eastwood, le premier lauréat du prix Lumière avait été très impressionné de voir une salle de plusieurs milliers de spectateurs venus voir ce film. Mais le plus impressionnant était de revoir ce film sur très grand écran. En effet, il est un lieu commun que de dire que le cinéma doit se voir... au cinéma! Or pour un historien qui travaille sur la source filmique, c'est encore plus important. Et pour ce film, celà revêt encore plus d'importance. Car ce film évoque autant la guerre de sécession que l'horreur d'autres guerres, celles que les Européens ont connu durant le XXème siècle.


mardi 6 mars 2012

PARTENAIRES DES 3EMES RENCONTRES DROIT JUSTICE CINEMA

Bonjour à tous,
à un peu moins d'une semaine de la soirée d'ouverture des 3èmes Rencontres Droit Justice Cinéma, vous pouvez consulter ce petit clip mettant en avant les partenaires de cet événement.
Nous vous attendons nombreux pour assister aux débats et aux différentes projections.
Programme complet sur www.univ-lyon3.fr

A très bientôt
Lionel Lacour


vendredi 10 février 2012

Programme des Rencontres Droit Justice Cinéma 2012

Bonjour à tous,

En tant que délégué général, je suis heureux de vous communiquer le programme officiel des 3èmes Rencontres Droit Justice Cinéma qui se dérouleront à Lyon du 12 au 16 mars 2012.
Vous pouvez consulter et télécharger le programme sur le site d'un des organisateurs, l'Université Jean Moulin Lyon 3:

Pour toutes les informations complémentaires, la liste plus précise des partenaires, les surprises, ou si vous avez envie de découvrir plus en détail encore ce que les Rencontres Droit Justice Cinéma vont vous proposer, je vous invite à consulter régulièrement notre page facebook:

Pour information, les places pour la soirée d'ouverture à l'Institut Lumière se feront sur place le jour même, au tarif habituel de l'Institut. Une occasion de découvrir Yves Boisset interrogé par Jean-Jacques Bernard de Ciné+ Classic.

Pour la conférence de clôture en présence de Mathieu Kassovitz, l'entrée est gratuite. Il faudra néanmoins attendre le 5 mars 2012 pour pouvoir vous inscrire sur le site de l'Université Jean Moulin Lyon3.
Attention, les places risquent de partir très vite!

A très bientôt

Lionel Lacour


lundi 30 janvier 2012

L'URSS au cinéma: Histoire, mythe et propagande!

Bonjour à tous,
 
 
S’il est un cinéma qui a participé à la diffusion idéologique d’un parti et d’un Etat, ce fut bien celui qui s’est développé en Union soviétique peu après la Révolution d’octobre. Avant celle-ci, le cinéma russe existait avec notamment Iakov PROTOZANOV. Mais le cinématographe Lumière avait lui aussi permis d’avoir une idée de la société russe sous la domination tsariste. Sacre et mariage de Nicolas II, alliance avec la France et démonstration des cosaques, films de la famille impériale. Ces films témoignaient bien d’un régime autocratique, très lié à l’Eglise orthodoxe et vivant dans un luxe impressionnant. Mais à la chute du régime monarchique puis du gouvernement provisoire, le cinéma fut utilisé par le régime bolchevique de Lénine pour diffuser les idéaux de la révolution d’octobre 1917. Pour certains, le développement du cinéma soviétique marque le véritable début du cinéma. Pour Edgar Morin, dans Le cinéma ou l’homme imaginaire (1956), l’âge du cinématographe se termine avec le cinéma soviétique, passé maître dans l’art du montage et véritable commencement de la compréhension du langage cinématographique. L’objet de cet article n’est pas faire une analyse et une histoire du cinéma soviétique. Mais il n’en demeure pas moins vrai que cette école cinématographique a joué un rôle non négligeable dans la propagation des idées de la Révolution d’octobre et surtout dans les progrès des autres cinémas.
Bien des noms de cinéastes sont devenus emblématiques de cette école. Eisenstein bien sûr, mais aussi Koulechov qui théorisa les principes du montage donnant même son nom au fameux « effet Koulechov », mais aussi Vertov qui réalisa un véritable film manifeste du langage cinématographique : L’homme à la caméra.
Le cinéma des débuts de l’Union soviétique reflète donc l’image de ce jeune Etat dans un vieux pays et, par son ingéniosité et sa réflexion sur le 7ème art, a permis de comprendre ce que pouvait être l’ambition soviétique tout en laissant transparaître les limites de ce régime communiste, limites que les cinémas occidentaux n’allaient pas manquer de caricaturer ou de dénoncer.

La souffrance d'une mère dont l'enfant a été la victime des soldats du Tsar
I.                    LE COMMUNISME, UNE IDEOLOGIE A APPLIQUER

1. De la Russie à l’URSS : le refus de l’autoritarisme
Dans Le cuirassé Potemkine, Sergei EISENSTEIN réalise en 1925 un film dont l’action relate le soulèvement des matelots de ce fameux cuirassé au large d’Odessa en 1905. Dans des séquences mémorables, Eisenstein saisit les spectateurs d’effroi en filmant en gros plan de la viande avariée sur laquelle grouille des vers et qui sert de nourriture aux marins dont on comprend qu’ils sont issus du peuple. Ceux qui symbolisent l’autorité (officiers, médecin, prêtre) ne sont pas du côté des soldats puisqu’ils nient l’évidence et assurent que la viande est tout à fait comestible.. Les matelots deviennent alors des mutins devant l’intransigeance et la morgue des représentants de l’autorité. Ce soulèvement réussi se fait en parallèle à celui du peuple d’Odessa. Ainsi, peuple et marins se retrouvent car ils font partie d’une même classe sociale. Et la mort d’un des marins est reprise par le peuple d’Odessa car elle est montrée comme analogue à leur propre mort, à leur condition misérable : « morts pour une bouchée de pain ».
Pas un représentant de l’autorité n’est épargné et jusqu’au bout, officiers, médecin et surtout le pope orthodoxe affichent leur mépris pour les matelots.
Si la mutinerie est soutenue par les habitants d’Odessa, y compris d’ailleurs par la classe bourgeoise, la répression est quant à elle terrible : armée, véritable rouleau compresseur de soldats sans visage, représente le pouvoir autoritaire, qui tue sans humanité, même les mères et leurs enfants. Eisenstein étire le temps sur cette répression qui se passe sur des escaliers qui semblent ne jamais en finir. Il joue sur toutes les cordes de la sensibilité. Aux soldats sans visages, véritables robots organisés et méthodiques, le cinéaste oppose une foule massive, désorganisée, mais avec des gros plans permettant d’identifier presque chaque individu des cette masse, permettant à chaque spectateur de s’identifier à un de ceux qui va se faire massacrer par les représentants du pouvoir autoritaire. Mais surtout, le soulèvement du Cuirassé montre un précédent : le peuple s’est allié aux soldats, ce qui ne fut pas le cas historiquement. En réécrivant l’histoire, ce film montrait que lorsqu’il y a solidarité de classe, les soldats (le peuple) l’emportent sur les officiers (les aristocrates, les bourgeois). La fin du film illustre aussi la solidarité de tous les marins puisque ceux des navires de guerre qui devaient couler le cuirassé ont refusé de tirer du canon sur le Potemkine. Mieux, les marins saluèrent les mutins. Le film d’Eisenstein, en travestissant l’Histoire, permettait de conforter la mythologie bolchevique consistant à affirmer que l’armée avait rejoint les révolutionnaires en octobre 1917. Mieux. Les images du film passèrent jusqu’à être des images documentaires de la révolte d’Odessa !

Dura Lex
Cette idéologie de la lutte des classes s’appuyait donc sur un combat de ceux qui n’ont rien contre ceux qui ont tout. Cela devait passer par la critique du système précédent. Ainsi, dans Dura Lex, Lev  KOULECHOV représentait en 1926 la cause et les représentations du mal. Des chercheurs d’or venant de différents pays en trouvèrent au bord d’une rivière canadienne. Cette découverte de l’or déclencha alors l’envie, l’appât du gain. Alors que ces différents personnages s’entendaient bien, la découverte du métal précieux, synonyme d’enrichissement rapide allait rapidement créer des dissensions entre chacun. Koulechov symbolisa d’emblée le mal que l’or allait apporter au groupe par l’ombre d’une main sur le tamis où se trouvaient les pépites d’or. Cette main représentait la cupidité et la volonté de s’accaparer pour soi les richesses aux dépens des autres. La cupidité développerait les intérêts personnels avant ceux de la collectivité.

Le spectateur sait bien que le modèle critiqué est celui contre lequel les Russes ont lutté, d’abord contre le régime tsariste, puis celui bourgeois de la révolution de février 1917. Dans un film à la gloire des bolcheviques intitulé La fin de St Petersbourg Vlesovod POUDOVKINE montra en 1927 que la Révolution d’octobre était la seule qui avait pris en compte les aspirations du peuple. Le film dénonce l’entrée en guerre de la Russie tsariste en 1914, moyen pour le régime de mettre fin aux revendications du peuple en jouant sur la fibre patriotique. Mais il critique également la révolution de février 1917 qu’il décrit comme bourgeoise et au seul profit des entreprises. En effet, le gouvernement provisoire continue la guerre au nom de la patrie. Or Poudovkine, par un montage parallèle montre que c’est le peuple qui meurt tandis que les bourgeois vivent dans le luxe et la futilité. Les Bolcheviques appellent à cesser la guerre qui n’est pas la leur mais celle des patrons. Ils ne s’identifient pas à la notion de « patrie » telle que la défend le capitalisme. Cet appel à ne plus combattre se concrétise en octobre 1917 par le ralliement des troupes russes aux Bolcheviques malgré les menaces des officiers et des représentants du gouvernement provisoire de la 1ère révolution. Le déclenchement de la Révolution d’octobre commence par la prise de la capitale des Tsars, St Petersbourg, le tout sur la musique de L’Internationale, Saint Petersbourg qui devient alors la ville du chef de la Révolution, la ville de Lénine : Leningrad.

Les cinéastes ne se caractérisent pas par le respect de l’Histoire mais relatent la légende de la Révolution d’Octobre. Ils se servent de la maîtrise du récit et du montage pour que les spectateurs s’identifient au peuple tout en acceptant la version officielle donnée par les Bolcheviques.

2. Une société transformée par le communisme, guidée par Lénine
Le cinéma soviétique n’a pas fait que justifier la Révolution d’octobre. Il a fallu ensuite montrer ce que le peuple russe avait gagné à ne plus vivre sous la domination du Tsar. C’est un réalisateur favorable au régime tsariste, Iakov PROTOZANOV qui réalisa peut-être un des plus surprenants films vantant les effets de la Révolution. En 1924, il réalisa en effet Aelita, film de science fiction qui illustrait la nouvelle société russo-soviétique : l’ancienne société bourgeoise n’a pas renoncé à son mode de vie mais doit désormais se cacher en portant des tenues vestimentaires populaires et en se réunissant de manière secrète. Mais c’est surtout ce qui est visible que PROTOZANOV montre aux spectateurs : les grands chantiers transformant la ville par l’aménagement de routes ou des quais grâce à l’utilisation de machines puissantes. L’idéologie communiste est en œuvre : l’homme peut adapter la nature à ses besoins. Ces grands travaux mettent sur un pied d’égalité l’ingénieur et l’ouvrier. On est donc loin des marins du Cuirassé Potemkine ! Aux fêtes religieuses chrétiennes se substituent désormais des fêtes populaires célébrant la Révolution avec défilé militaire et foule enthousiaste.
Le film apporte une dimension futuriste en envisageant une exportation de ce modèle soviétique au-delà de la Terre, sur Mars, avec la création  d’une « Union des Républiques Socialistes de Mars » qui serait liée à l’U.R.S.S. En effet, PROTOZANOV  fait naître cette république martienne sous la symbolique soviétique puisqu’il fait graver la date du 25 octobre 1917, date de la révolution bolchevique, accompagné du marteau et de la faucille, symbolisant l’union des prolétaires, et dans ce cas là, des prolétaires martiens !
Cette transformation de la Russie sous le gouvernement bolchevique s’observe dans d’autres films. La même année, en 1924, Lev KOULECHOV réalisait une comédie au titre extravagant : Les extraordinaires aventures de Mr West au pays des Bolcheviques. Dans ce film, le modèle soviétique était décrié et moqué par les Américains, s’appuyant sur les préjugés caricaturaux de Mr West sur le faciès sauvage et barbare des Bolcheviks, préjugés diffusés bien évidemment par la presse américaine. Sur un rythme digne d’un western, Mr West découvrait pourtant que le prestige culturel de la Russie tsariste avait été conservé mais en le mettant désormais à la portée du peuple et plus seulement à celle des élites aristocratiques et bourgeoises. Ainsi, le théâtre du Bolchoï continuait d’exister et les universités arborait sur leur fronton une devise évocatrice : « la science aux travailleurs ». KOULECHOV enfonçait encore le clou en faisant défiler devant les yeux de cet Américain typique les soldats de l’armée rouge sur la Place Rouge, soldats venant des confins du pays. Alors qu’il est sur un balcon du Kremlin, on peut voir Trotski, qui semble être à ce moment là de l’Histoire soviétique l’héritier de Lénine, Staline n’apparaissant pas à l’image (il démettra Trotski de ses fonctions en 1925 !).
Le film de KOULECHOV a pour objectif de montrer la vocation universelle de l’idéologie communiste : ce film de propagande et humoristique présente donc un Américain (Mr West !, donc élevé au capitalisme libéral) qui à la fin de son aventure russe loue les mérites du communisme et réclame un portrait de Lénine dans son bureau américain ! Cet universalisme et cette ambition d’exporter le communisme sont symbolisés par le télégramme communiqué par la radio du peuple disposant d’un émetteur géant pouvant joindre le monde entier !
L’ambition d’expansion du communisme est cependant moins marquée quelques années après avec l’arrivée au pouvoir de Staline. En effet, en 1928, dans Tempête sur l’Asie, POUDOVKINE, montre que l’U.R.S.S. s’est étendue sur toute l’Eurasie et que son chef est Lénine. Si le modèle soviétique a touché les populations des confins de la Russie, l’ambition affichée est de maintenir en vie l’U.R.S.S. face aux ennemis de l’extérieur. En rappelant que la capitale est Moscou et en voulant d’abord défendre l’Union soviétique plutôt que de prôner l’expansion du communisme, le film témoigne simplement de l’évolution des idées qui prévalent à la tête du pays. Moins que l’universalisme du début, l’idéologie qui domine est celle d’un nationalisme soviétique.
Ce nationalisme passe d’abord par la réussite totale dans l’U.R.S.S. des réformes communistes. En 1929, Dziga VERTOV réalisait alors un film manifeste du langage cinématographique tout en montrant comment le pays s’était transformé grâce au communisme. Ainsi, L’homme à la caméra mettait en avant la transformation des villes et des campagnes, la modernisation de la production industrielle et agricole que ce soit par les machines employées que par les méthodes de productions collectivistes, l’évolution des mœurs par la désacralisation des corps. Les femmes pouvaient faire du sport à l’égal des hommes. Elles pouvaient se mettre seins nus sans que cela ne soit contraire à la morale. VERTOV alla très loin dans les images n’hésitant pas à montrer un accouchement de manière très crue. Mais surtout, VERTOV déstabilisa les spectateurs en ne racontant pas d’histoire mais en faisant un film expérimental de montage. Ainsi, pour montrer la libéralisation du mariage rendu plus simple puisque coupé de son poids religieux, VERTOV accompagnait l’acte administratif par une image de deux trams suivant la même route en parallèle. Le divorce ressemblait à une démarche administrative tout aussi simple mais monté cette fois avec deux trams s’éloignant l’un de l’autre. Certes ces exemples illustraient la fin du caractère sacré du mariage tel que les Chrétiens le concevaient, mais la manière de le mettre en image troublaient les spectateurs. Le cinéma de VERTOV perdait la force narrative et le souffle des films d’Eisenstein ou des autres maîtres soviétiques..
Staline voulait un cinéma plus compréhensible par les spectateurs pour une propagande plus efficace.
Affiche de La nouvelle Babylone


II.   LA PROPAGANDE STALINIENNE : LE COMMUNISME IDEAL !

  1. Un peuple soviétique libre et heureux

En 1929, dans La nouvelle Babylone Grigori KOZINTCHEV racontait sa version de la Commune de Paris au printemps 1871.Il y montrait la corruption des élus par les industriels ainsi que l’idéalisme du gouvernement révolutionnaire de la Commune de Paris contre celui de la République bourgeoise né de la défaite de l’empereur Napoléon III. Alors que la Commune de Paris est soutenue par l’ « Association internationale des travailleurs », l’armée, dont Kozintchev montre qu’elle est constituée essentiellement par des soldats issus du peuple,  décide de suivre les détenteurs du pouvoir légal, la bourgeoisie et attaque les communards lors de la semaine sanglante du 22 au 28 mai 1871, mettant fin au premier gouvernement prolétarien.
Le message est alors très clair. Une révolution ne peut réussir qu’avec le soutien de l’armée. De fait, le film est le pendant inverse du film d’Eisenstein qui montrait dans Le cuirassé Potemkine que l’armée avait été soutenue par le peuple. Pour réussir la Révolution, aussi belles que soient les idées défendues et permettant le bonheur du peuple, il faut donc que cette Révolution soit accompagné d’un soutien inconditionnel de l’armée qui deviendrait non plus l’armée du pays mais l’armée du peuple afin de le rendre libre.
C’est donc cette liberté qui serait le mot clé pour définir l’Union soviétique. Et les films ne vont pas manquer de témoigner des nouvelles libertés permises par le Parti communiste. Dans Les dentelles Sergei  YUTKEVICH montre en 1928 que la liberté d’expression existe dans tous les lieux, et notamment dans les usines, ici dans une manufacture textile dans laquelle existe un journal. Cependant, le film montre qu’il existe aussi de faux communistes qui nuisent à la Révolution communiste par ambition personnelle. Le personnage principal est décrit comme proche de Trotski et trahissant la cellule du parti communiste et le journal dans lequel il est pourtant rédacteur en chef. Son ambition personnelle le conduit à donner un dessin destiné à son journal à un journal plus important, Krokodil, journal pseudo-contestataire d’U.R.S.S. Plus grave, il fait accuser un jeune homme certes un peu fanfaron mais qui s’avère être un bon travailleur. La liberté d’expression est un fait. Mais ceux qui en abusent doivent être éliminés, du journal, de l’usine et… de l’écran !
Le message du film est donc double. Il montre l’étendue des libertés accordées au peuple mais ceux qui nuiraenit au modèle communiste seraient éliminés radicalement. En faisant disparaître le traître de l’écran, le réalisateur justifie le principe des purges sur les communistes ambitieux !
Car le communiste doit se fondre dans un moule. Dans Fragment d’un empire, Fridrikh ERMLER réalise en 1929 un film montrant la transformation de la Russie, et notamment Saint Petersbourg après la Révolution bolchevique de 1917. Le cinéaste imagine un soldat russe de la Première guerre mondiale ayant perdu la mémoire et découvrant Saint Petersbourg bien après la Révolution dont il ignore l’existence. Si le nom de la ville a changé, c’est aussi la statue de Lénine qui a remplacé celle du Tsar. Les gens semblent heureux car les ouvriers plaisantent dans les transports en commun avec les forces de l’ordre, les femmes s’habillent de manière beaucoup plus frivole et surtout elles travaillent. La ville s’est dotée d’infrastructures et d’immeubles dignes de gratte-ciels qui contrastent avec le paysage de St Petersbourg avant la guerre  et son paysage de bourgade.
Quant aux relations entre ouvriers et contremaîtres, c’est un véritable bouleversement culturel !  A l’usine, le contremaître, une femme, preuve de l’égalité entre les sexes y compris dans les usines, veille à la sécurité de ses ouvriers, à leur bien-être.
 « Qui est le patron ? » hurle alors le soldat amnésique ne comprenant pas que l’autorité ne soit pas aussi sévère voire injuste qu’avant. ERMLER réalise alors une séquence de pur montage dans lequel le spectateur est interpellé pour qu’il comprenne avec le héros que le patron, c’est désormais le peuple, les prolétaires, ouvriers et paysans, à l’égal des contremaîtres. Le film indique alors qu’il faut combattre tout ce qui reste de l’empire tsariste qui pourrait empêcher le triomphe du communisme et donc, le bonheur du peuple. Ainsi, toutes les valeurs bourgeoises, que ce soit le confort et le luxe comme le recours à la religion doivent disparaître de l’U.R.S.S. Même le mariage comme acte sacré est montré comme une valeur bourgeoise car il empêche l’émancipation de la femme !


2. L’établissement du culte du chef

La prise de pouvoir par Staline s’est donc manifestée du point de vue cinématographique par une utilisation des films comme véritable outil de propagande à sa politique et à sa conception de la Révolution bolchevique.
Tchapaiev de Sergei et Gueorgui VASSILIEV, réalisé en 1934, correspond pleinement à l’orientation que Staline voulait donné au cinéma soviétique. Tchapaiev est un héros de la Révolution d’octobre qui lutte contre les Russes blancs voulant rétablir le régime tsariste. Tchapaiev est un homme issu du peuple qui est montré comme un vrai chef, un combattant, sachant être intransigeant voire brutal mais sachant aussi être reconnu comme un grand leader que l’on peut suivre car il est courageux et lutte pour le succès de la Révolution qu’il incarne de fait. Un tel personnage n’est pas sans évoquer, même physiquement, celui de Staline. Et si Tchapaiev tue sans jugement des soldats de son propre camp, c’est parce qu’ils sont des traîtres, ce que le film confirme. L’analogie entre Tchapaiev et Staline étant évidente, de là à justifier les purges du chef Staline, il n’y a qu’un pas !
Ainsi, Tchapaiev, montré souvent en contre-plongée le rendant encore plus grand devient une image forte du chef. Et quand il descend de son cheval, c’est pour exercer son autorité à ceux qui sont sous ses ordres, non en tant que chef impitoyable comme pouvaient l’être les officiers du Tsar, mais comme un des leurs, pour le triomphe du bien commun.
Même le grand EISENSTEIN a entretenu cette idée du chef que l’on suit parce qu’il serait celui qui amènera à la paix et au bonheur du peuple. Dans Alexandre Nevski, en 1938, EISENSTEIN renforce l’autorité du chef soviétique en lui donnant un modèle russe, celui d’un Prince le plus populaire de l’Histoire de la Russie, combattant les Européens voulant conquérir le territoire russe. Dans le film, l’ennemi est représenté par les chevaliers teutoniques catholiques, symbolisant les Allemands qui menacent l’URSS en 1938. Ces chevaliers teutoniques sont filmés en venant de la gauche de l’écran (l’ouest)  vers la droite (l’est) pour combattre les Russes. Si les Chevaliers sont montrés avec leurs casques couvrant toute la tête, les soldats russes sont montrés avec leurs visages découverts. Comme dans Le cuirassé Potemkine, EISENSTEIN utilise le même registre. Les chevaliers teutoniques sont des êtres sans humanité, sans visages (des robots) tandis que les Russes  sont représentés comme des hommes vivant, réagissant émotionnellement devant l’attaque adverse. Quant à leur chef, Alexandre Nevski, il apparaît lui aussi au sommet d’une colline, soutenu par l’Eglise orthodoxe, nouvel allié en ces temps de menace germanique à la fin des années 1930 et surtout symbole de l’identité russe après avoir été si longtemps pourchassée. Nevski établit une tactique, sereinement. Il est présenté comme un chef compétent pouvant mener son peuple à la victoire et donc à l’indépendance.

Le sens des deux films est donc assez évident par la mise en avant du chef par un véritable culte de la personnalité. Mais surtout, les deux films montrent une évolution du régime au travers du personnage de Nevski : Staline, qui contrôle la production cinématographique soviétique, modifie les principes de la révolution russe en faisant appel au patriotisme russe pour lutter contre les Allemands, par l’utilisation d’une bataille historique de 1242, signe de l’abandon de mener la révolution hors de l’U.R.S.S. Mais il se rapproche également de l’Eglise orthodoxe car il pressent l’imminence d’une guerre contre l’Allemagne. Or Nevski, en plus d’être russe, est un saint de l’Eglise orthodoxe.



III.    PEUT-ON CRITIQUER LE REGIME SOVIETIQUE ?

1. Une critique interne de plus en plus difficile

Le cinéma soviétique de l’immédiat après Révolution ne se contentait pas de magnifier la Révolution et ses résultats. Même parmi les films vantant le régime bolchevique, des critiques pouvaient se manifester ça et là. Ainsi, dans Les extraordinaires aventures de Mr West au pays des Bolcheviques dont nous avons déjà parlé, KOULECHOV n’hésite pas à critiquer, certes par la farce, les procès menés par les Bolcheviques en les montrant  expéditifs ou les juges sont aussi témoins et jurés. On dénonce le simulacre d’un procès équitable. Le procédé est drôle, corrosif mais les spectateurs reconnaissent les limites de cette justice menée par certains révolution naires qui s’arrogent des droits pour prouver qu’ils sont plus communistes que communiste, quitte à faire fi du respect des lois.
Mais le film date de 1924 et la critique du régime est acceptée dans le sens où finalement, c’est bien la Révolution qui est magnifiée. En revanche, dans Dura Lex, KOULECHOV propse quasiment la même critique que dans Les extraordinaires aventures…, mais avec un nouveau paramètre. En effet, c’est désormais Staline qui dirige le pays et la censure stalinienne ne permet plus de critique directe, même sous l’angle de la dérision, du modèle soviétique. C’est pourquoi KOULECHOV adapte une nouvelle de Jack London dont l’action se passe au Canada. Il n’y a pas d’assimilation possible avec l’U.R.S.S. Quand celui qui a tué les chercheurs d’or est fait prisonnier par les deux survivants, il est jugé par eux qui sont à la fois témoins, juges et bourreaux. Comme dans les procès bolcheviques. Mais tout ceci se passe sous l’autorité de la Reine d’Angleterre – le  Canada est sous autorité britannique. Le portrait est régulièrement montré à l’écran comme pour bien signifier aux spectateurs que l’histoire montrée ne concerne en aucun cas l’U.R.S.S.  Mais le procédé est évidemment factice car tous les spectateurs lisent le film à leur présent. Et le présent des Russes et des Soviétiques est bien de subir une justice expéditive au nom d’un chef dont le portrait domine tous les lieux officiels, y compris les tribunaux.
Dans Les dentelles, YUTKEVICH dont on a vu à quel point il accompagnait la propagande stalinienne n’hésite pas à critiquer certains aspects de l’Union soviétique, soit en critiquant le Komsomol (jeunesse communiste) par la bouche d’un artisan qui prétend que le Komsomol apprend à être fainéant, soit en témoignant des limites de la productions russes pour ce qui concerne les machines ou appareils en tout genre. Les balances sont suédoises, les horloges françaises, le tout avec des gros plans suffisamment longs pour que les spectateurs voient bien l’origine de ces objets. Le constat est clair et confirme la dépendance de l’U.R.S.S. dans certains secteurs industriels, notamment du matériel de précision.

Cependant, les critiques deviennent de plus en plus difficiles dans le cinéma soviétique stalinien qui se transforme surtout un cinéma de propagande servant au culte de la personnalité de Staline, avec des histoires simples et de vrais héros facilement identifiables. La nuance n’est plus vraiment de mise car suspecte.


2. Un régime caricaturé par les démocraties occidentales
Anatole LITVAK, réalisateur d’origine ukrainienne réalisait en 1937 Tovaritch dans lequel il critiquait la Révolution d’octobre comme une révolution sanguinaire menée par des bourgeois ou tout du moins par l’élite et non par le peuple. La noblesse russe quant à elle sait être fidèle à son tsar pour le bien de la patrie russe, malgré la domination des bolcheviques. Si bien que sollicités par un représentant du pouvoir soviétique, l’héritier du trône du tsar qui travaille comme domestique en France est prêt à donner sa fortune pour sauver le peuple de la famine, due bien évidemment à la politique des Bolcheviques.
Dans Ninotschka, en 1939, la critique d’Ernst LUBITSCH est plus directe encore. En effet, la première partie de son film montre l’U.R.S.S. sous la domination de Staline. Et si les défilés à la gloire du régime et de la Révolution de 1917 exposent encore les portraits de Lénine, c’est bien sûr la personnalité de Staline qui s’impose vraiment avec des tableaux et bustes à son effigie partout dans les défilés. La critique de Lubitsch montre aussi la perte de l’enthousiasme des Soviétiques qui semblent subir ces défilés plus que d’y participer de manière spontanée. Le peuple est à la fois embrigadé, que ce soit par les tenues vestimentaires uniformes que par des gestuelles militaires enlevant toute spontanéité aux défilés ou aux comportements les plus quotidiens. Si les femmes sont libres, elles ne le sont qu’en théorie puisque leur féminité est elle aussi encadrée par ce qu’elles ont le droit de porter ou pas. Surtout, c’est l’absence de liberté d’expression que LUBITSCH montre, avec la crainte d’être dénoncé aux autorités. A contrario, le modèle occidental est présenté comme une vraie terre de liberté et de plaisirs simples !

Clark Gable, journaliste américain va épouser
Heddy Lamar, une bolchevique qu'il ne connaît que depuis
quelques heures!
Mais c’est peut-être le grand King VIDOR qui réalise en 1940 la meilleure critique du régime soviétique dans Camarade X en 1940. Alros qu’un traître semble œuvrer contre le régime soviétique, le chef de la sécurité ôte à tous les journalistes étrangers le droit de publier le moindre article et de se déplacer ou bon leur semble dans le pays. La presse est donc surveillée par la police secrète pour empêcher que l’information sur l’existence  d’un contestataire du régime ne se diffuse, y compris à l’étranger. La preuve de l’absence de liberté d’opposition politique est dans l’obligation de la clandestinité du contestataire. Quant à ceux qui échouent ou ont échoué dans l’arrestation du Camarade X, ils sont éliminés sans procès mais avec des motifs fallacieux, comme un bête accident !
King VIDOR s’amuse alors à compiler les contradictions du régime soviétique avec des répliques drôlissimes comme celle qui affirme qu’il faut éliminer les communistes pour que le communisme continue. La critique est féroce et documentée.  
-         les communistes se sont imposés par la force, donc non démocratiquement ;
-         les communistes au pouvoir sont victimes de purges.
Mais c’est surtout dans la critique des transformations sociales que King Vidor est le plus pertinent. En montrant qu’une femme conduit un tram, il reprend l’idée soutenue par les communistes que les femmes sont les égales des hommes. Mais quand dans Fragment d’un empire, les femmes étaient montrées comme heureuses, le film de King VIDOR les montre plutôt comme harassées. Quant au mariage, King VIDOR reprend ce que VERTOV montrait, en en faisant une simple procédure administrative qui pouvait être défaite aussi simplement qu’un envoi de carte postale. Bref, tout ce qui était présenté dans le cinéma soviétique comme caractéristique du régime communiste est repris et tourné en dérision, de la non croyance en l’existence de Dieu jusqu’aux aveux spontanés des faux traîtres à la cause communiste !

CONCLUSION

Le cinéma soviétique a particulièrement servi à asseoir le régime soviétique naissant. Il a d’abord constitué une mythologie puissante se substituant souvent à l’Histoire. Puis, avec l’avènement de Staline, le cinéma s’est fait davantage œuvre de propagande même si de vrais artistes pouvaient être derrière la caméra. La liste proposée dans cette analyse est évidemment trop courte pour satisfaire une approche exhaustive. Certains auraient pu aimer voir d’autres films d’Eisenstein abordés comme Octobre ou La jeune fille au carton à chapeau de Boris BARNET en 1927 ou encore La terre d’Alexandr DOVZHENKO en 1930. Le fait est que tous ces films ont illustrés la pensée soviétique tout en participant au développement d’un langage cinématographique qui allait influencer le monde entier, y compris Hollywood. Mais surtout, ce cinéma montrait son ingéniosité à accepter les contraintes de la propagande stalinienne tout en réussissant parfois à apporter des critiques, même en filigrane, au régime stalinien.
Mais au moment de la seconde guerre mondiale, le temps pour la critique allait disparaître et c’est tout le cinéma soviétique qui allait soutenir l’effort de guerre. Et même le cinéma américain allait soutenir l’U.R.S.S.. de Staline. Mais ceci est une autre histoire ! A voir dans un des articles de décembre 2011.

A très bientôt

Lionel Laocur