lundi 6 juin 2011

De plus en plus de films cultes!

Bonjour à tous,

l'expression "film culte" est devenue une sorte de lieu commun et semble désigner des films dont on peut se demander en quoi ils peuvent être justement cultes! En prenant quelques exemples, nous pourrions dresser une liste de films "cultes" allant des films de Capra en passant par Rio Bravo, La mélodie du bonheur, Easy Rider, Star wars en allant jusqu'à La boum, Le cercle des poêtes disparus ou encore Tigres et dragons. Cette liste évidemment non exhaustive intègrerait donc des oeuvres radicalement différentes dans leur forme, dans leur sujet voire dans le public ciblé. Surtout, elle présenterait des qualités artistiques indéniablement hétérogènes, même s'il est difficile de comparer un film d'Howard Hawks avec un de Claude Pinoteau!

1. Une nécessaire définition
Pour bien comprendre ce qu'est un film culte, il suffit déjà de reprendre la définition du mot "Culte". Le caractère religieux du mot renvoie par extension, comme le précise Le petit Robert à "une admiration mêlée de vénération que l'on voue à quelqu'un ou quelque chose." Comme dans un culte religieux, cela s'accompagne de pratiques réglées pour rendre hommage à l'objet ou la personne à qui on voue un culte. Ainsi, un film culte serait un film qui aurait des spectateurs honorant l'objet filmique, le réalisateur ou les acteurs de manière régulière par des pratiques quasi rituelles.

A bien y regarder, rares sont ce genre de films. Pourtant il en existe quelques uns parmi lesquels il faut évidemment citer The Rocky horror picture Show de Jim Sharman en 1975. Dans cette comédie musicale déjantée, les spectateurs se sont totalement appropriés l'oeuvre au point que des dizaines de clubs de fans se sont créés, connaissent le film par coeur, et participent activement dans la salle lors des projections du film. Un tel brosse les dents d'une bouche tournée en gros plans, tel autre mime ou répond aux répliques des personnages, tous dansent les chorégraphies des parties musicales, le tout avec des tenues excentriques reproduisant celles des personnages du film. Une telle dévotion est assez rarement aussi organisée pendant la projection d'un film. De même, l'ensemble des "dévôts" répond à une hiérarchie et à des règles cultuelles bien déterminées. Nul ne peut intervenir quand bon lui semble dans cette cérémonie cinématographique.
Ce film de près de quarante ans répond donc à une partie de la définition du culte. Il y répond encore davantage dans le sens où ce culte se transmet à des générations postérieures à la sortie du film si bien qu'aujuord'hui encore, des clubs de jeunes "mystiques" reproduisent les gestes cultuels de leurs aînés.
Pour garder l'exemple de ce film, le culte ici est indéniable. Mais il ne s'adresse qu'à une toute petite communauté de "croyants pratiquants". La majorité des spectateurs de ce film n'a pas basculé dans l'adoration. Certains autres peuvent aller voir des projections de ce film pour justement assister à la pratique cultuelle comme d'autres vont dans une église évangéliste de Harlem pour assister aux prédications fièvreuses accompagnées de Gospel.
The Rocky horror picture show n'est pas le seul entraînant derrière lui des fans excessifs. Mais il est certainement un des seuls à les impliquer directement en salle. Parmi les autres films suscitant un culte participatif, il y a tous les films de science fiction créant des personnages extraterrestres anthropomorphisés. C'est ainsi que les deux trilogies Star wars ont suscité la création de fan-clubs dans lesquels les adhérents s'identifiaient soit à des héros du film mais aussi à des personnages secondaires voire ne faisant qu'une brève apparition. Ces fans se retrouvent alors dans ce qu'on appelle des conventions dans lesquelles chacun peaufine son déguisement pour les "profanes", sa tenue cultuelle pour les "croyants". Les personnages constituent un ensemble cohérent dans une histoire à portée initiatique voire prophétique pour tous les adeptes. Les relations entre les différents héros, les lieux des diverses aventures, les origines de tous le "bestiaire extraterrestres", les morales de chaque épisode sont maîtrisées par ces fans comme certains pourraient citer par coeur torah, évangile ou coran.

Darth Vader dans L'empir contre-attaque d'I. KERSHNER, 1980
 Dans ces films cultes, un point commun ressort: le monde décrit à l'écran est un monde coupé du réel. Le spectateur peut se projeter dans ce monde car les éléments identificatoires sont évidemment présents. Mais les codes ou les espaces présentés ne sont pas ceux des spectateurs. Les films entraînent alors deux réactions pour les spectateurs. Soit il y a une simple projection identification telle que la définissait Edgar Morin dans Le cinéma ou l'homme imaginaire en 1956, avec une participation affective du spectateur lors de la projection, et dans ce cas, la participation du spectateur s'arrête une fois le film terminé. Soit le spectateur veut vivre cette expérience participative plus fortement, ce qui l'entraîne justement à adopter tenues voire comportements liés au contenu du film, lors de projections ou de conventions de fans. Ce culte, au sens propre du terme concerne alors une partie restreinte du public de ces films avec des extrêmistes pouvant dormir devant un cinéma pendant des jours pour assister à la première de la suite du film ou acheter une fortune un objet issu des produits dérivés. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que ces formes de culte se retrouvent pour des séries télévisées comme Star trek car celles-ci permettent de développer encore plus un univers merveilleux comme pouvaient l'être les récits antiques, que ce soit les récits homériques ou ceux bibliques. Avec comme conséquence celle de vouloir transmettre sa passion, et ici plutôt sa foi, à d'autres adeptes, frères, soeurs, amis ou enfants.

2. Les films cultes sans culte
Comme je viens de le préciser, les films cultes au sens propre du terme sont assez peu nombreux. Il existe pourtant des films "cultes" qui répondent à quelques caractéristiques des précédents, soit pour un aspect particulier soit pour plusieurs.
Ce qui fait que certains films sont dits cultes vient du fait que tout le monde les a vus, et parfois même plusieurs fois chacun. Parmi les plus récents, on pourrait citer Avatar de James Cameron en 2009 ou Bienvenue chez les Chtis de Dany Boon en 2008. L'aspect culte vient dans ce cas là d'une sorte d'oecuménisme puisque ces oeuvres ont pu attirer des catégories très diverses de spectateurs, y compris ceux qui ne seraient jamais allés voir un tel film en salle habituellement. Le cas du film de Dany Boon est un exemple particulèrement frappant. Avec un peu plus de 20 millions de spectateurs, le film a forcément été vu par des spectateurs préférant d'ordinaire des films dits d'auteur, ou disons plus exigeants quant à la réalisation. Pourtant ils sont venus voir une comédie populaire avec des acteurs traînant davantage sur les plateaux des talk-shows pour faire "rigoler" en prime time que dans les émissions culturelles pointues. Le caractère "culte" est donc ici la volonté de spectateurs de voir, et pourquoi pas de comprendre un phénomène de société et de cinéma. Que montrait ce film qui pouvait attirer tant de monde en salle? Et comme chacun cherchait à comprendre la même chose, le succès dura des mois! Certains ont pu expliquer ce succès par le rôle des médias et par une promotion du film particulièrement efficace. Si celle-ci l'a été, elle n'explique en rien un tel phénomène car bien d'autres films ont eu des promotions encore plus matraquées sur tous les supports audiovisuels sans parfois atteindre le 20ème du succès de Dany Boon. Ce succès transforme alors le film en film "culte" puisque tout le monde en France, ou presque, l'a vu, générant même des avatars en Italie et bientôt aux USA. Le succès s'expliquerait alors moins par les dialogues que par le sujet même du film. En effet, s'il y a des bons mots, il y a finalement peu de répliques qui soient directement associables au film. Ce qui a pu faire le consensus, c'est l'opposition entre deux régions et surtout la stigmatisation de l'une des deux par le reste du pays. Ce schéma est reproductible dans tous les pays. Mais il pourrait l'être à l'intérieur même d'une région et pourquoi pas d'une ville! Le succès de Bienvenue chez les Chtis a provoqué un effet presque assimilable au culte religieux. Des formes de pélerinage s'organisent à Bergues, villes où se situe l'action. Des bus entiers de touristes veulent voir La ville, La poste de leurs héros. Ils veulent manger comme les Chtis. Mais le pélerinage fini, il n'y a pas de prologement du culte dans des rituels récurrents.
Thierry Lhermiite dans Le père Noël est une ordure de J.-M. POIRE, 1983
La popularité d'un film touchant toutes les générations, toutes les classes sociales et tous les publics de cinéma peut justifier alors le terme de culte pour ces films. D'autres sont également considérés comme cultes. Ce sont ceux dont on se plaît à donner les répliques à peine le titre est évoqué. Il est assez sidérant de voir combien les dialogues des Tontons flingueurs ou du Père Noêl est une ordure entraînent une compétition entre les personnes évoquant ces films. C'est à celui qui les citera en premier, qui en citera le plus, qui se rappellera d'une phrase plus confidentielle, le tout sans respecter l'ordre de leur apparition dans le film. Pas de procession religieuse, pas de volonté de ressembler à un des personnages - sauf peut-être pour le gilet du personnage interprété par Thierry Lhermitte dans Le père noël est une ordure - mais une vraie récitation des paroles sacrées écrites par Audiard ou par les membres du Splendid. Le caractère culte s'opère comme pour les films cultes identifiés en premier par un visionnage multiple de ces films, soit à la télévision, soit sur des copies VHS ou DVD. On se repasse les extraits préférés, on les voit en famille, entre amis ou seuls. On dit la réplique avant le comédien, on rit avant même d'entendre une centième fois la phrase désopilante.Ce culte se transmet aussi à ses proches à qui on a envie de faire connaître l'objet de notre adoration, et parfois en ne sachant se retenir de perturber le spectacle puisqu'on devance les dialogues! Ce genre de films passant à la télévision continue à faire des audiences fortes alors mêmes qu'ils sont déjà passés bien des fois sur les différentes chaînes. Et ils touchent des spectateurs nouveaux à chaque programmation. Si certains films sont facilement accessibles comme ceux du Splendid, ceux plus anciens sont compréhensibles par un public plus âgé.

Les tontons flingueurs, G. Lautner, 1963
avec de gauche à droite
Lino Ventura, Francis Blanche, Robert Dalban, Bernard Blier et Jean Lefèbvre
Les dialogues d'Audiard ont un niveau de langue et un phrasé peu accessibles à des générations SMS. Mais lorsque ces films sont compris par les plus jeunes et surtout appréciés, cela fait office de rite de passage pour ces nouveaux spectateurs qui peuvent alors partager les répliques de Lino Ventura ou de Bernard Blier avec ceux des générations précédentes!
Car c'est bien un des aspects de ce qu'on appelle films cultes. La transmission des films est un processus essentiellement lié à un "fournisseur" de cinéma. A une époque où le magnétoscope n'existait pas, les enfants connaissaient tous John Wayne et Gary Cooper parce que les western passaient à la télévision et que "Papa" regardait les westerns.
La mélodie du bonheur, Robert Wise, 1965
Mais quand Maman regardait La mélodie du bonheur ou Autant en emporte le vent, c'est toute la famille qui regardait ces films, y compris les garçons. Cette transmission générationnelle reste aujourd'hui un aspect fondamental dans la culture cinématographique. Or parmi les films que les parents du XXIème siècle souhaitent que leurs enfants voient, il y a ceux que leurs propres parents leur ont montré, des Temps modernes de Chaplin aux Vikings de Richard Fleisher en passant par Les chevaliers de la table ronde, Les aventures de Robin des bois, Tarzan l'homme singe, West side story, Ben Hur, Soleil vert, Les quatre cents coups, Certains l'aiment chaud, M le maudit, Fanfan la tulipe et tant d'autres.
Cette transmission pluri-générationnelle des films participe à la qualificiation de certains films comme films cultes. Ces oeuvres sont connues de tous mais elles comportent aussi des icônes: Marilyne Monroe, Johnny Weissmuller, Robert Taylor, George Chakiris, Charlton Heston, Ava Gardner mais aussi Brigitte Bardot, Jean Gabin, Alain Delon, Gérard Philippe...


 Les télévisions ont participé longtemps à la "cultification" de ces films. La séquence du spectateur montrait de larges extraits de ces films mythiques. Eddy Mitchell imposa dans les années 1980 une émission elle aussi devenue culte car composée de films hollywoodiens présentés comme on présenterait un texte de l'évangile. Lui, le prêtre du cinéma, faisant son sermon cinéphilique et cathodique avant de proposer des films avec Spencer Tracy ou Gregory Peck! Depuis les années 1990, la multiplication des écrans de télévisions dans les foyers et des chaînes accessibles, la transmission générationnelle est de plus en plus difficile à établir. Et paradoxalement, c'est avec les années 1980 que l'expression "film culte" s'est propagée, avec un sens finalement plus restrictif et beaucoup moins culte!

3. Film culte, film événement, film générationnel: une expression de comm!
En 1989, Peter Weir réalisait Le cercle des poètes disparus. La publicité de ce film en France le présentait come un film "déjà" culte. Or, au regard des explications précédentes, ce film ne pouvait pas être déjà culte puisqu'il n'avait justement pas encore les critères pour être ainsi désigné: pas de visionnages multiples, pas de répliques encore connues, pas de règles cultuelles appliquées pendant le film ou aux nouvelles projections ou diffusions, et pas de transmissions générationnelles.
En réalité, en qualifiant ce film de "culte", les agents de la promotion indiquaient aux spectateurs potentiels qu'il y aurait dans ce film tous les éléments pour qu'il le devienne: un monde passé et révolu dans lequel chaque jeune pouvait pourtant se reconnaître, un rejet de l'autorité, des comportements transgressifs... Le film s'adressant clairment à un public jeune, une telle promesse était tentante. Et le contenu pouvait les satisfaire: se mettre sur la table pour mieux comprendre le monde sous un autre angle, voilà quelque chose que les jeunes lycéens ou étudiants ne pouvaient que trouver génial! Et ils pourraient le transmettre plus tard à leurs enfants car la morale du film convient justement à un public adolescent: se rebeller contre l'ordre établi par les adultes! Quoi qu'il en soit, le film fut un réel succès et a touché la génération souhaitée par les distributeurs du film, celle de 1989. Qu'en est-il de l'effet "culte" depuis? Ceux ne l'ayant pas vu s'en souviennent à peine. Les autres encore moins. Quant à la transmission, étant donnée la morale du film, il est assez compréhensible que les spectateurs de 1989 qui sont les parents d'aujourd'hui aient a priori peu envie de montrer un film dont le message serait de contester leur autorité! Il ne peut donc y avoir a priori de film culte avec un tel message en ne centrant que sur les adolescents. Ceux de chaque génération auront leur film contestant l'autortié adulte.

Quand Dennis Hopper réalisait Easy Rider, ce n'était pas une contestation de  l'autorité des anciens mais celle du système. Même La boum de Claude Pinoteau est davantage un film culte que Le cercle des poètes disparus bien qu'étant aussi un film générationnel. C'est que La boum montre trois générations d'une famille dans laquelle chacune a sa place. Chaque spectateur peut alors se projeter et s'identifier dans les personnages dont il se sent le plus proche, puisqu'aucun n'est montré que sous un aspect ridicule ou entièrement dominé par l'autre. C'est entre autre ce qui différencie La boum  de l'ignoble LOL, avec Sophie Marceau comme seul point commun. De ce fait, La boum qui n'apparaissait initialement que comme un film générationnel est beaucoup plus culte que bien des films se prétendant cultes alors qu'ils  ne sont que générationnels.
L'analyse est pourtant simple, derrière "film culte", il faut entendre film adressé à un public jeune qui serait censé se reconnaître dans les personnages et les propos. Cet habillage marketting vaut pour tous les cinémas. "A grand spectacle" renvoie souvent à film familial et "intimiste" au cinéma d'auteur pour une élite cinéphilique. Chaque type de film a un type de promotion particulier, créant plusieurs films "événements" par semaine selon les catégories de films proposées aux spectateurs. dans le langage marketting, le film "culte" est donc une manière de signifier aux adolescents et jeunes spectateurs qu'ils seont isolés des autres s'ils n'ont pas vu "LE" film culte de leur génération, comme autrefois Le grand bleu de Luc Besson, ou plus anciennement encore La fureur de vivre avec James Dean. La vente de ces films "cultes" repose d'ailleurs sur le succès des films cultes précédents. Chaque film de rebellion propose son nouveau James Dean comme Matt Dillon a pu l'être dans les années 1980. C'est oublier que James Dean n'est devenue cette icône planétaire que par sa mort à moins de 25 ans! Autre élément qui démontre que l'annonce d'un film "culte" à sortir n'est que du marketting pour les spectateurs de 15 à 30 ans est le fait que d'autres films peuvent être aussi destinés à une génération ciblée sans pour autant d'être classés a priori comme culte. L'aventure c'est l'aventure de Claude Lelouch s'adressait bien à des quarantenaires. Mais il ne devint culte que par la suite, au gré des rediffucions à la télévision. En jouant sur le terme de culte, cela induit aussi la nécessité de s'approprier le film, de le voir et de comprendre les enjeux typique de ces films qui sont soit des films de rebellion, soit d'initiation. Le cercle des poètes disparus cumule les deux aspects. Or pour pouvoir s'approprier un film, il faut aller le voir plusieurs fois, ce qui fait autant d'entrées supplémentaires avec un seul spectateur!
Cependant, la multiplication des films cultes annoncés a aussi un inconvénient: cela vise la même génération qui ne peut se vouer à autant de cultes ue ce qui est sur le marché! L'expression "film culte" est donc devenu une formule commerciale qui était d'emblée un mensonge et qui est devenue d'autant plus galvaudée que les promesses de films cultes, comédies cultes et autres catégories cultes étaient le plus souvent tout sauf culte!


Conclusion
Qu'est-ce finalement qu'un film culte? Un film connu même par ceux qui ne l'ont pas vu comme pouvaient l'être Le pont de la rivière Kwai ou Il était une fois dans l'ouest et que nos parents nous racontaient voire nous frendonnaient l'air de leur bande son.
C'est aussi un film qu'on a envie de voir, quitte à ne pas l'aimer, pour justement pouvoir en parler avec ceux que l'on estime et qui eux l'ont vu. Un film culte segmente - c'est le cas de The horror picture show - ou rassemble - comme Bienvenue chez les Chtis. Mais dans tous les cas, il devient culte par le tamisage des spectateurs, au-delà de la promotion qui en a été faite en amont de la distribution.
Un film culte est donc un film qui fait référence sous toutes ses acceptions, tant quantitatives, le box office, que qualitatives, que ce soit par la valeur de la réalisation ou du jeu des comédiens ou par les thèmes abordés. Cette notion de référence implique aussi et surtout une notion de durée. Cette référence est un point de repère temporel. Revoir un film "culte", c'est aussi se référer à ce point de repère. C'est apprécié les défauts qu'on voit à chaque visionnage. C'est apprécier l'évolution des jeux des acteurs depuis. C'est aussi accepter que le film n'est pas aussi bon que ce qu'on croyait mais continuer à le regarder pour les qualités qu'on continue à lui reconnaître et que l'on transmet aux autres.Un film proclamé culte par anticipation peut difficilement répondre à cette définition!

A bientôt

Lionel

mercredi 25 mai 2011

Le cinéma américain après la chute de l'URSS

Bonjour à tous,

pendant des décennies, le cinéma américain s'est nourri des tensions avec le bloc communiste pour ses films avec plus ou moins de bonheur quant à la qualité proposée. Du Troisième homme en 1949 jusqu'à Octobre rouge en 1991, le cinéma a épousé l'état des relations diplomatiques entre les deux puissances. Or, en 1991, la chute de Gorgatchev et avec lui de l'U.R.S.S. a provoqué un véritable choc pour Hollywood. Etait-ce donc la fin d'un genre? Quel ennemi les Etats-Unis allaient-ils pouvoir combattre pour prouver aux spectateurs combien ils étaient toujours les champions du monde libre?

1. Se trouver de nouveaux ennemis à la hauteur des USA
Les maîtres du monde étaient désormais sans contestation possible les USA. En 2000, R. Zemeckis ne montrait-il pas son héros incarné par Tom Hanks dans Seul au monde en train d'apprendre le système productiviste du capitalisme américain à des employés désormais russes pour le compte de Fedex? Voir des camions flanqués du logo de cette multinationale américaine sur la place rouge de Moscou, face au Kremlin montrait à quel point les USA avaient véritablement triomphé de leur ancien ennemi dont l'idéologie continuait d'engluer le pays dans son retard économique, comme le prouvait un gros plan sur un sabot immobilisant un camion fedex, sabot aux couleurs de l'ex U.R.S.S.!

En 1996, deux films aux réalisateurs aux antipodes esthétiques sortent pourtant sur les écrans avec un thème très proche. Roland Emmerich tournait Independence day tandis que Tim Burton adaptait sur grand écran Mars attacks! Dans les deux cas, des extra-terrestres menaçaient le monde, et comme toujours, essentiellement les USA! Dans les deux cas, les humains triomphent des "méchants extra-terrestres" mais avec une mise en valeur intentionnelle ou de fait, de la puissance américaine. Dans le film de Emmerich, la centralité des USA est sans aucun doute possible. Les quelques images de la présence des extra-terrestres sur les autres continents ne cachent pas le rôle majeur du président américain dans cette guerre. La destruction des symboles de la puissance américaine, notamment la Maison Blanche, provoque un état de sidération tant pour les spectateurs américains que pour ceux des autres pays. Jusqu'au titre du film, tout montre que cette guerre est une nouvelle victoire des USA pour rendre libre le monde.
D'autres films ont ensuite montré que sans menace sur Terre, les USA n'avaient plus d'autres adversaires que des ennemis venant d'ailleurs, d'au-delà de la planète. C'est ainsi que Barry Sonnenfeld tourna en 1997 Men in black, avec comme dans Independence day Will Smith. Armageddon de Michael Bay en 1998 montrait une autre menace extra-terrestre, celle d'une météorite géante. Ces deux films apportaient quelques compléments à ceux de 1996. Les extra-terrestres n'étaient pas en soi des menaces pour la Terre, comprenez les USA, puisque certains vivaient depuis longtemps avec l'assentiment des autorités. Mais le film montre la nécessaire surveillance des contingents extra-terrestres, quand ce n'est pas l'obligation d'éliminer ceux qui voudraient mettre fin au monde merveilleux dans lequel nous vivrions.

Pour Armageddon, le titre est tout aussi important que le contenu. La menace n'étant plus celle de l'U.R.S.S, elle ne peut plus être qu'extra-terrestre, mais aussi d'ordre moral. L'ultime combat à mener est bien celui de Bien contre le Mal. Les sacrifices des hommes envoyés sur cette météorite pour la détruire montre combien la technologie américaine est puissante. Mais le fait de voir associé à ce dernier combat un ancien soviétique, prêt lui aussi à se sacrifier témoigne encore davantage du triomphe des valeurs américaines.
Cette foi en l'hyper puissance américaine comme défenseur de l'humanité trouve en quelque sorte son apogée dans une comédie hilarante d'Ivan Reitman en 2001: Evolution. Alors que des extra-terrestres sont en train de se propager dans une petite zone de l'Arkansas, une scientifique annonce au gouverneur de l'Etat que son territoire sera sous le contrôle des créatures en quelques jours, et qu'en un peu plus d'une semaine, la race humaine sera "éteinte". Ainsi, sauver les USA des bêbêtes extra-terrestres, c'est sauver la planète!

2. Une menace pourtant bien réelle
La chute de l'U.R.S.S. suivait celle du mur de Berlin en 1989. A partir de ce moment, l'influence soviétique n'était plus celle d'avant. Ainsi, lorsque les USA en appelèrent à l'ONU pour "libérer" le Koweit de l'invasion irakienne, les citoyens occidentaux furent méduser de voir le soutien de Moscou à cette intervention essentiellement américaine. Or celle-ci fut manifestement une guerre avec au moins autant d'intérêts économiques, la récupération des puits pétroliers du Koweit, que d'intérêts humanitaires. En 1999, D. Russel réalisait Les rois du désert avec Matt Damon et George Clooney. Dès la séquence introductive, le réalisateur montre non une libération mais une vraie occupation militaire, une exportation violente des valeurs américaines sur un territoire et sur des peuples aux coutumes et valeurs radicalement différentes. L'assassinat d'un soldat irakien brandissant un drapeau blanc puis les photos prises le montrant comme un trophée de guerre alors même qu'il se vidait de son sang illustrent à eux seuls toutes les rancoeurs que pouvaient nourrir ce peuple contre les Américains, et au-delà d'eux, contres leurs alliés occidentaux.

Un an plus tôt, Edward Zwick réalisait Couvre feu. De manière assez saisissante, ce film au casting impressionnant (Denzel Washington, Annette Bening, Bruce Willis et le Français Sami Bouajila) montrait combien les USA avaient finalement fabriqué par leurs actions menées au Proche Orient un rejet d'une rare violence associant comme revendications les aspirations à une identité nationale palestinienne et une affirmation des valeurs musulmanes. Celles des USA, ces valeurs chrétiennes si souvent proclamées sont dénoncées par un Palestinien, ancien agent américain au Proche Orient. Menaçant l'agent interprétée par Annette Bening, il oppose la foi des USA que le pouvoir serait dans l'argent tandis que pour lui, le vroi pouvoir est dans la foi, la croyance. Tarantino dans Pulp Fiction en 1994 avait déjà raillé cette idée que certains Américains se réfugiaient derrière la Bible pour justifier leurs actes ignobles, et avant Tarantino, bien d'autres encore. Mais pour la première fois, et alors que des tentatives d"attentats avaient déjà été commis à New York, un film montrait l'exaspération des peuples musulmans se sentant méprisés par les "apôtres" de la liberté. Cette exaspération va dans le film jusqu'à un attentat d'une rare violence faisant plus de cents morts. Le film est de1998.

3. Les leçons du Vietnam oubliées
La guerre du Vietnam avait été un signal fort pour les USA. Leur super puissance n'avait pas pu vaincre dans ce petit pays d'Asie du Sud Est, à défaut de pouvoir utiliser la Bombe Atomique! En 1987, B. Levinson en donnait une raison évidente. Dans une séquence de Good morning Vietnam, l'animateur radio Adrian Cronauer interprété par Robin Williams court après un jeune Vietnamien, Tuan, auteur d'un attentat dans un bar à Saïgon. Alors qu'il lui reproche d'être devenu son ennemi après lui avoir permis d'entrer dans ce bar pourtant réservé aux Américains, Tuan lui hurle sa douleur, lui rappelant que toute sa famille, ses amis, ses voisins sont morts suite aux agissements menés par l'armée américaine. Surtout il lui fait comprendre que l'ennemi n'est pas lui, lui qui vit dans ce pays, mais eux, les Américains qui occupent et veulent imposer leur ordre.
Ce film ne clôt pas la réflexion des cinéastes sur le désastre américain au Vietnam, mais il illustre ô combien les Américains avaient déjà cru que leur puissance militaire et leur foi dans le fait que tous les hommes rêvaient de vivre comme des Américains suffisaient pour s'imposer partout dans le monde. Après le Vietnam, ce fut au tour de l'U.R.S.S. de s'embourber dans un pays dans un conflit long face à une population aussi faible que celle des Vietnamiens mais avec des combattants tout aussi prêts à se sacrifier pour libérer leur pays.

Rambo en Afghanistan
En 1988, Peter McDonald réalisait Rambo III dont la qualité cinématographique ne lui permet pas vraiment de faire partie des meilleurs films de l'histoire du 7ème art! Pourtant, l'intérêt historique est indéniable. On y voit des Américains soutenir l'effort de guerre des mudjaidins contre l'occupant soviétique. Plus que cela, Rambo va même discuter avec eux pour mener à bien sa mission pour libérer le colonel Trautman. Or parmi ses interlocuteurs se trouvait un certain Commandant Massoud, dont le nom ne fut vraiement connu du grand public qu'après son assassinat en septembre 2001.
La défaite du Vietnam semblait alors être une sorte de péripétie puisque l'U.R.S.S. était elle aussi défaite en Afghanistan, à cette différence près que cette super puissance ne s'en releva pas, au contraire des USA!
C'est donc de cette certitude d'être désormais la seule puissance d'influence planétaire porté par des valeurs de liberté et de démocratie qui conduit les USA à intervenir partout dans le monde pour imposer leur ordre.

Une intervention américaine musclée dans La chute du faucon noir, R. SCOTT, 2001
C'est ainsi que les USA interviennent une première fois pendant la guerre en Yougoslavie en 1994 puis en 1999 sous le drapeau de l'OTAN. Mais c'était seuls qu'ils avaient mené la mission Restore hope au début des années 1990 en Somalie, intervention qui fut l'objet d'un film de Ridley Scott en 1991, La chute du faucon noir. Pourtant, à l'héroïsme américain répondait un autre réalité. Alors qu'un pilote américain est prisonnier des partisans du dictateur somalien, un des chefs veut négocier avec lui. Le pilote ne peut négocier. Le chef de guerre montre alors toute l'incompréhension entre les deux mondes: "tu as le droit de tuer mais pas de négocier, chez nous, pouvoir tuer, c'est pouvoir négocier". S'en suit une réflexion sur l'illusion américaine de pouvoir imposer les chefs politiques contre la volonté des peuples ou des principales forces du pays. Loin de libérer le pays et de "restaurer l'espoir", le nom de la mission montrant au passage bien le rôle que veulent désormais jouer les USA dans le monde, c'est au contraire une crispation contre les Américains qui naît suite à leur intervention militaire sans aucune compréhension de la culture du pays qu'ils veulent "aider".


Ainsi, entre 1991 et 2001 les USA se sont-ils sentis les maîtres du monde, forcés de se trouver des ennemis à la hauteur de leur puissance: les extra-terrestre ou le Mal tout entier! Pourtant le cinéma américain de cette décennie a aussi montré toutes les tensions que cette hégémonie américaine faisait naître, du fait justement de leur comportement jugé d'avantage comme une invasion, une agression que comme une libération. Ces tensions se sont alors libérées non dans une cause "nationale" mais comme le dit G. Bush, dans une cause civilisationnelle. Des Musulmans se sentant agressés et opprimés ont alors rejoint des mouvements islamistes radicaux et terroristes, porteurs et rassembleurs de toute la haine anti-américaine. Contrairement à ce que montrait Couvre feu, la menace ne venait pas d'un pays, mais bien de populations vivant aussi bien dans les pays musulmans que dans ceux de l'Occident. En 2001, comme dans Independence day, des symboles de la puissance américaine étaient visés, certains même détruits. Ce n'était pas des extra-terrestre surpuissants. Des avions américains détournés par quelques individus avaient suffi. La chute du faucon noir était déjà tourné. Sa distribution fut retardée. Les Américains venaient de se trouver un nouvel ennemi: l'islamisme; et le cinéma en trouva même deux: les islamistes et les Français à partir de 2003 après que leur président avait refusé d'entrer en guerre contre l'Irak pour officiellement y imposer encore une fois la démocratie. Nous sommes en 2011. Les USA sont encore en Irak et ne savent plus comment en sortir.
Les leçons du Vietnam n'auront servi à rien. Et le cinéma non plus!

A bientôt

Lionel Lacour

mercredi 11 mai 2011

La Première guerre mondiale au cinéma: l'illusion de la der des der?

Bonjour à tous,

le samedi 14 mai, je presenterai à Cernay, près de Mulhouse, pour l'association "Abri Mémoire",  une conférence sur la représentation de la Première guerre mondiale au cinéma. Mon parti pris est de ne partir que des films tournés avant l'arrivée du nazisme au pouvoir, à une exception américaine près. En effet, la représentation de ce conflit allait changer quand Hitler devint Chancelier de l'Allemagne. Il n'est qu'à voir le discours patriotique du film de Renoir La grande illusion de 1937. Beaucoup voulurent en faire un film pacifiste, voire un film qui montrait que ce qui importait le plus étaient les classes sociales. Renoir montrait pourtant que justement, l'officier français noble, le capitaine de Boeldieu, interprété par Pierre Fresnay,  préférait aider le lieutenant Maréchal, un "gars du peuple" interprété par Jean Gabin dans son évasion plutôt que de rester fidèle à son geôlier, le capitaine allemand von Rauffenstein incarné par Erich von Stroheim.
Ainsi, le cinéma d'avant 1933 se caractérise-t-il par son absence de toute interprétation liée au nouveau visage de l'Allemagne et par une approche commune: le pacifisme. Ce qui n'empêchait pas de montrer la guerre telle qu'elle fut et ses conséquences.

1. Le mythe de la fleur au fusil
La recherche historique semble montrer aujourd'hui que ce départ enthousiaste pour la guerre relèverait du mythe. Les sources cinématographiques viennent cependant dire sinon le contraire, du moins avérer l'envie d'en découdre contre l'autre, au moins du côté des dirigeants. Les nombreux films des opérateurs Lumière témoignent des élans nationalistes de tous les pays. L'Allemagne célèbre sa nation lors de fêtes comme le montre Cortège des anciens Germains. Vue prise à Stuttgart lors d’une fête donnée dans cette ville projetée pour la première fois à Lyon le 18 Août 1896. La liste serait longue de tous ces films de moins de une minute tournés en Europe relatant les visites de chefs d'Etat dans d'autres pays afin de concrétiser des alliances militaires ou les défilés militaires, en Russie, Allemagne, Italie, France, Espagne, Autriche et ailleurs encore. L'Europe se préparait à la guerre et les populations subissaient déjà une campagne de communication en ce sens. Les nationalismes ont été exacerbés par tous les moyens. Le cinéma en était un nouveau et combien efficace!

Les films d'après la guerre ne montrent pas autre chose d'ailleurs. Abel Gance tourne J'accuse! en 1918 avant de le présenter en 1919 aux Français. Le point de départ de son film évoque bien l'attente des Français, et notamment des vétérans de 1870, pour la revanche contre l'Allemagne. "Mon Alsace Lorraine" trône en noir sur une carte de France, comme amputée à la patrie. La mobilisation se fait à coups de "hourra" et de drapeaux tricolores. Gance s'attarde bien sur le regard d'une mère qui comprend ce que la guerre signifie aussi: la perte de proches, père, mari ou fils.

Toujours en France, Raymond Bernard réalise en 1932 Les croix de bois qui reprend la même interprétation que Gance près de 15 ans plus tôt. Les jeunes Français font la queue pour pouvoir s'enrôler. L'élan patriotique est immense et les gares témoignent du soutien populaire à cette guerre.
Même vision patriotique chez les Russes. Dans son film La fin de Saint Petersbourg en 1927, Vlesovod Poudovkin présente d'ailleurs ce soutien populaire représenté par l'agitation du drapeau russe et les décorations florales ajoutées à la statue du Tsar Pierre le Grand comme un moyen pour le régime tsariste de mettre fin aux contestations sociales qui agitent le pays. Le patriotisme russe manipulé aux fins du tsarisme autoritaire, l'interprétation est bien entendu celle d'un cinéaste soviétique qui vient fustiger l'idée même de nationalisme. L'enthousiasme russe se voit également dans d'autres films comme Okraina en 1933 par Boris Barnet. Mais il se combine aussi à la tristesse des femmes de voir partir leurs époux, leurs fiancés ou leurs fils.

scène de tranchée dans Les Croix de bois
2. Une représentation de la guerre de tranchée identique
Que ce soit les films américains, français ou russes, tous montrent la guerre de tranchée comme un élément constitutif du particularisme de la Grande guerre. Des premières tranchées creusées rudimentairement dans La fin de Saint Petersbourg ou dans J'accuse à celles plus élaborées dans Charlot soldat de Chaplin en 1918 ou dans Les croix de bois. La description des tranchées est la même: espaces étroits, insalubres, humides. Tous montrent combien l'eau et le froid ont été d'autres ennemis des soldats, Chaplin multipliant d'ingéniosité pour faire rire avec l'eau de pluie s'accumulant au fond des tranchées. C'est bien évidemment aussi la promiscuité, le manque d'hygiène et la prolifération des animaux parasites dont aucun des films ne fait l'économie de la description, des Croix de bois à Charlot soldat. La promiscuité entraîne également le manque d'intimité, notamment lors de la réception des courriers de l'arrière. Ceux-ci semblent d'ailleurs être un élément fondamental du soldat de la Première guerre mondiale, lui donnant une raison de combattre plus grande que celle pour laquelle il est parti. Un des personnages des Croix de bois a beau être montré prêt à monter à l'assaut contre les Allemands sur image de bas relief de l'Arc de Triomphe de Paris, c'est bien parce qu'en fait il reçoit un courrier lui apprenant que son épouse a été capturée par les Allemands qu'il part à "l''abordage" de la tranchée allemande. Globalement, c'est la grande solidarité entre soldats des tranchées qui ressort, contrastant d'ailleurs avec l'autoritarisme ridicule des officiers imposant un protocole et une étiquette de plus en plus en décalage avec ce que vivaient les soldats, comme en témoignent de nombreux extraits.  Dans Les croix de bois, un officier reproche lors d'une inspection de soldats que ceux-ci aient les souliers sales!

Curieusement, et ceci est lui aussi un aspect particulièrement représenté dans les films, plus que les plans sur le matériel puissant mis en oeuvre dans cette guerre - il y a néanmoins des séquences ou des plans sur l'artillerie lourde - c'est bien la proximité de l'ennemi et l'éloignement de l'arrière qui est présenté, comme si les adversaires étaient plus proches entre eux, dans tous les sens du terme, que ceux de leur arrière. Dans un gag hilarant, Charlot reçoit un camembert qui manifestement vient de très loin et qui se transforme en projectile qui atterrit sur le visage d'un sous officier allemand particulièrement caricatural, petit et autoritaire. En un gag, Chaplin illustre bien l'éloignement de l'arrière (le camembert arrive très "fait") et la proximité avec l'ennemi. Cette proximité s'observe d'ailleurs dans les relations que les soldats de tous les camps ont vis à vis des autres. Quand l'assaut est donné par les Français dans un village, les Allemands hissant le drapeau blanc sont traités avec humanité. Dans La grande parade de King Vidor, un soldat américain aide un soldat allemand à mourir. Plus intéressant encore, dans A l'ouest rien de nouveau de Lewis Milestone, en 1930, les héros du films sont des soldats allemands. Le film renverse la notion même du camp des bons et de celui des méchants. En présentant ces soldats comme ceux jusqu'alors présentés, c'est-à-dire ceux des futurs pays vainqueurs, Milestone démontrait combien ces soldats avaient vécu le même enfer.

Cinématographiquement, cette guerre donne lieu à des représentations classiques de la guerre, l'ouest à gauche de l'écran, l'est à droite, notamment pour des films initialement de propagande comme Charlot soldat ou idéologiquement marqué comme J'accuse! d'Abel Gance. Mais très vite, ce code va exploser pour justement montrer que dans cette guerre, ceux qui combattent ne représentent pas un camp du bien et du mal. Dans Les croix de bois, il est très difficile de savoir d'où viennent les attaques et où sont les différents camps.



Dans A l'ouest rien de nouveau, les Français attaquent bien de gauche à droite, mais à la fin de l'assaut, quand ils débouchent sur la tranchée ennemie, ils arrivent par la droite de l'écran, comme si les Allemands étaient devenus symboliquement les Français. Ce renversement de représentation est d'ailleurs renforcé par des plans sidérants. Le spectateur se retrouve en effet tantôt face à la mitrailleuse allemande, comme les soldats français se faisant tuer "industriellement", puis le plan change radicalement d'angle, mettant le spectateur en lieu et place des soldats allemands devant faire face à l'assaut massif et sauvage des soldats français.

3. La guerre de mouvement
Ce que montre encore les films, ce sont les inventions sans cesse plus puissantes permettant la destruction du camp ennemi. Les armes devenues classiques se multiplient comme les mitrailleuses et les grenades, mais encore les mortiers et longs canons. Mais c'est également l'utilisation d'armes plus redoutables encore. Les gaz envoyés terrifiaient les soldats, autant ceux à qui ils étaient destinés que ceux qui les envoyaient. Cette terreur est montrée dans une attaque des héros de La grande parade, se hâtant de mettre leur masque pour foncer de plus belle dans l'inconnu. Chaplin représenta aussi le masque à gaz lorsque dans l'extrait sus mentionné, il découvre le camembert aux effluves agressives! Son premier réflexe est de mettre son masque, prouvant à quel point les soldats étaient conditionnés pour réagir face à cette arme, même si elle s'avérait bien peu utile face aux gaz moutarde qui avait surtout pour effet de brûler la peau. Ce gag vient aussi pour dédramatiser la guerre pour les spectateurs américains puisqu'il s'agissait au départ d'un film de commande!
Aux armes de plus en plus puissantes vient s'ajouter un équipement de plus en plus complet. Les croix de bois illustrent le passage du béret au casque, montrant combien la guerre allait durer. Mais c'est surtout dans les transports que la guerre allait évoluer, passant du tractage hippomobile que les films Lumière montraient encore avant guerre à l'utilisation de plus en plus massive des camions. Dans un plan très spectaculaire justifiant son titre, King Vidor présente dans La grande parade l'arrivée des troupes américaines dans une colonne vertigineuse de camions sur une longue route.
L'arrivée des Américains, outre l'apport de soldats "frais" s'accompagna de l'utilisation plus massive de véhicules automobiles et surtout de l'aviation, comme le montre aussi cette même séquence. C'est aussi une autre manière de concevoir le ravitaillement des troupes. Tandis que Les croix de bois montrait la difficulté d'apporter la soupe aux hommes du front, King Vidor filme en gros plan un des apports de l'armée américaine. Pas besoin en effet de l'approvisionner puisque chaque soldat disposait de conserves de Corned Beef. Les soldats pouvaient donc avancer sans attendre. Ce même film montre d'ailleurs aussi l'autre apport des Américains avec l'usage des chewing gums dans une séquence très drôle du héros apprenant à en mâcher un à une jeune Française!
Mais c'est bien sûr dans l'apport des chars que la guerre va définitivement devenir une guerre de mouvement. Dans un film soviétique très étrange, des chars allemands menacent un soldat russe (Débris de l'empire, F. Ermler, 1929). C'est un des très rares films montrant, et ce de manière très fugace, cette nouveauté technologique que représentèrent les chars et qui ont amené à sortir des tranchées. Pour compléter la description de cet extrait, le soldat russe court se protéger auprès d'un crucifix monumental. Or le Christ est lui-même protégé d'un masque à gaz. Et il n'empêchera pas le char allemand de détruire la croix!

Cette guerre de mouvement est donc sous plusieurs aspects, celui du mouvement du progrès technologique pour tuer et l'emporter sur l'autre, celui donc du mouvement au sens propre qui grâce à ces avancées technologiques vont amener les troupes à faire bouger les lignes de front, à l'Ouest comme à l'Est. Mais c'est aussi le mouvement au sein des alliances, les USA entrant en guerre auprès de la France et du Royaume -Uni tandis que la Russie tsariste renversée ne tardera pas à se retirer du conflit.

La grande parade: symbole de la puissance américaine
Pour les USA, La grande parade montre dans une séquence introductive combien la puissance économique américaine est croissante et s'appuie sur une industrie de plus en plus performante. La mobilisation de l'effort de guerre américain est montré dans cette séquence déjà évoquée. En 1925, King Vidor montre la séquence de l'enrôlement jeunes Américains qui présente le même enthousiasme patriotique que les films français! Mais par le biais de Charlot soldat, nous pouvons comprendre combien les USA avaient intégré la nécessité de mobiliser l'ensemble de la nation en présentant la guerre dans cet art populaire nouveau mais de plus en plus prisé de la population qu'était le cinéma.
Du côté russe, les films soviétiques se sont chargés de démontrer la culpabilité du régime tsariste puis de la révolution menchevik de février 1917 dans la conduite de la guerre dans le seul intérêt des puissants et des riches. Dans une séquence selon un montage en parallèle, La fin de Saint Petersbourg présente par analogie deux fronts, celui des tranchées, sur lequel meurent des soldats, russes ou allemands, et celui de la bourse, dans lequel les capitalistes s'affrontent pour vendre et acheter les actions des entreprises liées à la guerre. La classe ouvrière meurt, les femmes travaillent dans les usines et réclament du pain. La bourgeoise s'enrichit et profite de la guerre. De manière très efficace, Poudovkine rappelle que les attaques sur le front étaient réglées à la minute près, comme pour l'ouverture et la fermeture de la bourse. Cette proximité de destin des soldats des deux fronts se manifeste encore dans Okraina où le vrai ennemi du soldat russe n'est pas le soldat allemand puisque les deux meurent sur le front, mais le capitaliste qui spécule sur leur mort. Une séquence émouvante décrit des soldats allemands et russes se retrouvant entre les deux lignes de front en se jetant dans les bras des uns et des autres. Ces solidarités de classe sociale viennent conforter les bolcheviks. Dans une propagande classique, La fin de Saint Petersbourg affirme que la révolution menée par Lénine s'est faite avec le soutien de l'armée régulière qui abandonna le pouvoir "bourgeois". Ce même Lénine est montré dans Octobre de Sergei Eisenstein en 1928 en signant les décrets sur la paix et sur la distribution des terres aux paysans. La Russie sortait de la guerre.

Affiche de La fin de Saint Petersbourg
4. Une guerre sans vainqueurs mais des populations traumatisées
Pas de film montrant la fin du conflit, sauf pour La fin de Saint Petersbourg, à ceci près que ce film montre en fait la sortie de la guerre et le début du régime communiste. Tous les films montrent surtout que la guerre laisse des traces indélébiles pour la société, à commencer par les soldats eux-mêmes. A l'ouest rien de nouveau évoque les millions de morts, les traumatismes des soldats à revenir dans un monde civil coupé des réalités horribles du front. Ces vétérans comprennent combien les beaux discours nationalistes et les lauriers qui leur sont décernés sont des leurres. Tandis que les défilés des (sur)vivants se font en pleine guerre devant des villages peuplés de femmes et de vieillards, les réalisateurs montrent d'autres défilés, ceux des morts, que ce soit dans J'accuse! dans lequel la parade militaire sous l'Arc de Triomphe est doublée par un défilé de fantômes dans le ciel au-dessus de ce même arc, ou dans Les croix de bois avec la même symbolique. Les traumatisés sont amputés, d'un ou de plusieurs membres, ont vu mourir leurs amis qu'ils ont parfois utilisés pour se protéger. Ce rapport à la mort ne pouvait que bouleverser ces millions de soldats. Beaucoup ont compris à leur retour que les civils avaient vécu sans eux, profitant de leur absence pour refaire leur vie ou faire de l'argent sur le dos des familles victimes de la guerre. Le "J'accuse" anti-allemand de Gance devient un "J'accuse" la guerre, les fausses motivations pour la faire et tout ceux qui ont profiter de ce conflit. Aux USA, c'est aussi le cas bien que la guerre ait duré moins longtemps. Dans Je suis un évadé de Melvin LeRoy en 1932 qui décrit un vétéran devenu vagabond, celui-ci n'a plus que sa croix de guerre pour fortune. Dans une séquence poignante, le héros tente de la vendre et réalise qu'elle ne vaut plus rien, la caméra s'attardant sur un bocal rempli de ces mêmes croix de guerres. Dans Les fantastiques années 20 en 1939 (seul film ici d'après 1933), Raoul Walsh commence son récit par des séquences de la Première guerre mondiale avec son acteur principal, James Cagney. Celui-ci retourne au pays après la guerre (au passage découvre que la très belle pin-up qui lui écrivait pour lui soutenir le moral était une très jeune fille!) mais réalise que son emploi a été occupé depuis par d'autres qui ne sont pas partis en guerre. Mieux, ceux-ci lui reprochent d'avoir vécu aux frais du contribuables pendant deux ans!
Tous ces traumatismes, ces retours difficiles à la vie civile, ce désenchantement face à ce pourquoi ils étaient partis combattre se retrouvent, malgré les idéologies divergentes des pays de production, dans tous les films.
Il en ressort un pacifisme parfois naïf mais toujours sincère.

L'homme que j'ai tué
Ce conflit a surtout révélé la sauvagerie du conflit mais aussi et surtout sa folie. Dans L'homme que j'ai tué, Ernst Lubitsch présente en 1932 une séquence d'ouverture d'anthologie. L'action se passe en France, le 11 novembre 1919. La commémoration de l'armistice offre des images et des sons aux sens opposés. Alors que la fin des combats est célébrée, tout rappelle la guerre. Ainsi, et entre autres exemples, un prêtre demande à regarder vers l'avenir, mais Lubitsch s'attarde sur un vieillard. Le curé de réclamer d'oublier le passé, mais le vieillard a des médailles de guerre. Lubitsch montre donc qu'en réalité, aucune leçon n'a été tirée du conflit. Seul son héros est meurtri dans l'église et confesse avoir tué un homme, sans raison. Par un fondu, le spectateur se trouve plongé dans une attaque de tranchée et reconnaît le héros français. Il est un soldat. Quoi de plus "naturel" que de tuer pendant la guerre. Mais la différence est là. Tandis que les morts présentés dans les autres films sont des morts anonymes, sans visage, lui a accompagné ce soldat allemand dans la mort, l'aidant à finir d'écrire une lettre à ses parents. Cette séquence est d'une rare intensité et révèle justement la barbarie de cette guerre: le héros réalise qu'il savait lire l'allemand, que ce soldat était tout comme lui musicien et qu'il avait vécu à Paris. Deux hommes de deux nations différentes mais d'une même culture, d'une même civilisation.



Pour conclure cette analyse rapide, le cinéma d'avant 1933 a présenté la guerre sans réels vainqueurs et avec surtout des perdants: les sociétés européennes. De ces films ressortent l'idée du "plus jamais ça". Mais malgré les très nombreux films et livres ayant montré l'atrocité de cette guerre, ils n'ont pu empêcher qu'une autre, plus meurtrière et plus barbare encore n'ait lieu. Une preuve encore que le cinéma ne change rien. Il témoigne de l'état d'une société à un moment donné. Abel Gance allait refaire son J'accuse!  en 1938, un film parlant et cette-fois ci clairement anti-allemand. C'était le même Abel Gance qui filmait les mensonges des discours patriotiques à la fin de son film de 1919. Mais ce n'était plus la même époque, ce n'était plus la même Allemagne...

A bientôt

Lionel Lacour

mardi 10 mai 2011

A l'Est d'Eden, ou la demande de pardon d'Elia Kazan

Bonjour à tous,
A l'occasion des 3èmes "Lundis du MégaRoyal" sur le thème de "Cannes en roman", j'ai présenté ce lundi 9 mai 2011 le film A l'est d'Eden d'Elia Kazan de 1955, premier film de James Dean, et seul film qu'il ait pu voir à l'affiche puisqu'il se tua le 30 septembre 1955, près d'un mois avant la sortie de La fureur de vivre et plusieurs mois avant celle de Géant.

Le première chose à dire du film de Kazan est d'abord que c'est certainement le meilleur film de James Dean. Mais c'est surtout et d'abord un très beau film tout court! Certains lui reprochent aujourd'hui une symbolique surchargée, ce qui est vrai. Mais le film est de 1955, pas du XXIème siècle. L'utilisation du cinémascope, procédé développé entre autre pour concurrencer la télévision (voir à ce sujet mon article sur l'avenir du cinéma en relief évoquant le sujet), trouve ici une utilisation qui change de la seule représentation des grands espaces comme nous le verrons dans l'analyse qui suit. La partition musicale, elle aussi datée, reste cependant tout à fait audible aujourd'hui car elle offre un thème répétitif qui vient scander chaque séquence clé du film. Ecrite par Léonard Rosenman, ami de James Dean, c'est sa première intrusion dans le cinéma. Il sera également le compositeur pour La fureur de vivre!
Mais outre la beauté du film, c'est bien le choix de l'adaptation littéraire qui est ici intéressante. En effet, le scénariste Paul Osborn, qui s'était jusqu'alors illustré surtout pour son scénario de Jody et le faon avec Gregory Peck en 1946, adapte l'oeuvre de John Steinbeck. Celui-ci, dont les ouvrages ont souvent été portés à l'écran, dont le sublimissime Les raisins de la colère de John Ford en 1939, avait déjà travaillé avec Kazan en 1952 dans Viva Zapata! Il collabore donc à nouveau avec lui, acquiesçant à l'adaptation proposée qui ne reprend en fait que le dernier quart de son livre.
A bien y regarder, Kazan semble bien se servir du livre de Steinbeck pour délivrer un message tout personnel aux spectateurs américains, et, de manière implicite, à Hollywood et ses anciens amis.

1. Une Histoire des USA en toile de fond, et celle de Kazan en filigrane
L'oeuvre commence par une séquence d'ouverture, comme pour un opéra, signifiant donc aux spectateurs que le film qu'ils vont voir a un aspect lyrique et que ses personnages et leurs actes ont une valeur symbolique.
La première séquence du film semble poser l'intrigue: un jeune homme, James Dean, suit une femme mystérieuse. repoussé, il semble fixer son objectif: lui parler. En réalité, cette séquence vient davantage perturber le spectateur en posant d'emblée une clé - qui est cette femme? - sans pour autant montrer le vrai enjeu du film. A ce propos, il faut remarquer que voir le film aujourd'hui pose un problème de lecture car tout le monde reconnaît James Dean, étoile parmi les étoiles. Mais il est un pur inconnu pour le spectateur américain en 1955!
L'enjeu du film se détermine en fait à la séquence dans laquelle nous apprenons enfin le nom du personnage de James Dean, Cal, situé dans sa famille: son frère Aron, sa petite amie Abra et son père Adam.
Cette séquence fixe tous les enjeux du film: la situation des USA en 1917, à la veille d'entrer dans la guerre en Europe contre l'Allemagne, les USA sont peuplés de pionniers, de créateurs, d'investisseurs, les uns cherchant de nouvelles méthodes de conservation des aliments, le père da Cal, les autres cherchant à investir dans des marchés prometteurs, Cal et Will Hamilton, un ami d'Adam. Enfin, l'ensemble de la séquence montre combien les deux frères jumeaux, Cal et Araon, sont deux personnages radicalement différents, le père étant proche d'Aron et ne comprenant pas Cal. L'enjeu est donc central ici: se faire aimer du père!

A partir de cette séquence, Kazan va alors construire son film sur le développement de la situation des USA en 1917. La guerre est montrée régulièrement, annoncée dans les journaux, représentée par les défilés après la déclaration par la vente des bons pour la liberté, par l'entraînement des hommes prêts à partir en Europe, parmi lesquels on trouve des hommes jeunes et plus âgés, et même Gustav Albrecht, un Américain d'origine allemande. C'est un patriotisme fier qui est présenté à l'écran, le drapeau américain flottant ou étant symbolisé par les ballons bleus et rouges lâchés par les enfants et passant devant l'église, témoignant des valeurs chrétiennes qui animent ce pays.


Kazan montre aussi combien ce pays s'est construit sur les valeurs du libéralisme économique. Adam investit tout son argent pour développer un procédé de réfrigération des salades. Un incident va l'amener à la ruine mais il le prend avec fatalisme: j'ai essayé, mais j'ai échoué que par incompétence. Kazan insiste ainsi sur la prise de risque que les Américains savent prendre pour entreprendre. Ainsi, tout le film évoque la société capitaliste et productiviste américaine, de cal qui invente sous nos yeux le travail à la chaîne pour conditionner les laitues à l'investissement dans la production de haricots qui seront vendus aux armées avec un gros bénéfices, en passant par le système du crédit à l'investissement, celui accordé par Kate à Cal!
Mais Kazan insiste aussi surtout sur certaines contradictions du modèle américain: le puritain Adam investit de l'argent pour son projet soi disant sans vouloir faire de bénéfice mais l'échec le conduit à la ruine. Il refuse l'argent provenant de la spéculation sur la guerre mais en gagne en envoyant les jeunes justement à la guerre! Mais surtout, le patriotisme américain naît sur l'idée d'un peuple de migrants constituant le fameux melting pot. Or celui-ci n'est qu'illusion puisque Gustav Albrecht est persécuté par les habitant des Salinas car il est allemand. Pourtant celui-ci participait à l'entraînement des hommes pour partir à la guerre!

Derrière Gustav Albrecht, il y a un peu d'Elia Kazan, né Kazanjoglou, turc d'origine, qui en 1955 sort d'une période difficile, celle du Maccarthysme qui l'a conduit à dénoncer certains de ses amis lors de ses interrogatoires devant la commission d'activités anti-américaines en 1952. Il reconnut avoir été communiste et livra les nom de quelques autres dont son ami Arthur Miller. IL dut montrer qu'il était un bon Américain comme Gustav qui devait prouver qu'il était Américain avant d'être allemand. Et en prouvant qu'il était un bon Américain, donc anti-communiste, il devint un mauvais Américain pour certains...

2; La figure centrale de la mère
Cette figure apparaît en fait dès la première séquence du film. Mais nous ignorons en fait qu'elle est la mère à ce moment. Elle ne peut d'ailleurs être mère telle que Kazan la représente: elle est habillée sombrement, elle n'a aucun des critères habituels d'une mère: elle est autoritaire, peu sympathique, elle manie de l'argent et elle semble tenir une maison de passe, ce qui est confirmé quand Cal vient la voir le soir et que nous apprenons à ce moment, alors qu'il est frappé par un homme de main, que Kate est donc sa mère (l'actrice Jo Van Fleet obtiendra en 1956 un oscar pour le meilleur second rôle féminin pour la composition de ce rôle).
Elle est donc une figure du mal, celle que Cal croit avoir hérité tandis que Aron, le frère jumeau idéalise le rôle de la mère qu'il croit morte. A plusieurs reprises, soit lui, soit par Abra sa petite amie, l'idéalisation de la bonne mère est présentée aux spectateurs: elle est parée de toutes les vertus. Elle est douce et aimante. Cet idéal semble inaccessible, même pour Abra. C'est l'image du Bien contre celle du Mal que représente Kate dont on apprend qu'elle a abandonné ses enfants après leur naissance et qu'elle a même tiré sur son mari!
Au travers du personnage de la mère, Elia Kazan montre donc deux visions opposées, celle de l'idéal et celle de "l'anti-mère". Pourtant, ce personnage réel se dévoile progressivement. Elle révèle à Cal les raisons de son départ. Le spectateur, surtout de 1955, ne peut accepter sons. Du moins propose-t-elle une autre version. Elle n'est pas le Mal absolu. Son départ est dû à une quête de liberté, à sa volonté de se défaire du puritanisme de son mari, Adam. Son portrait évolue donc. En devenant une tenancière de maison close, elle semble être passée du côté du Mal absolu. Or elle rappelle que ceux qui fréquente son établissement font partie de la plus chic des clientèles, dont des élus, qui y viennent en se cachant tandis qu'elle se montre en plein jour. Par cette révélation du vrai personnage, Kazan présente aux spectateurs que le Mal et le Bien ne sont que des visions manichéennes qui empêchent de comprendre la réalité des choses. Ironiquement, c'est Kate, le Mal, qui aidera Cal à renflouer les pertes de son père, le Bien.


3. Une vision du Bien et du Mal
C'est donc bien cette opposition entre ces deux notions que Kazan insistera durant tout le film.
Cette opposition, cristallisée autour de la figure de la mère commence pourtant d'emblée entre une opposition entre Adam et son fils Cal. Lui pense être "mauvais". Il est d'ailleurs présenté ainsi: il agit mal, respecte peu le père et ses préceptes. A l'intérêt du progrès du père, cal semble penser aux bénéfices. Lors d'une scène mémorable, Cal lit la Bible à la demande de son père. Des décadrages en champ/contre-champ renforcent l'opposition entre les deux personnages, accentué encore par les provocation de Cal. Cette incompréhension entre le père et le fils évoquée dès le début du film s'amenuise pourtant jusqu'à ce que le père refuse l'argent que Cal a gagné pour lui. Le décadrage reprend alors, montrant que rien ne pourra rapprocher cal de son père. Cette tension atteint son paroxysme lorsque Cal, sur une balançoire, s'adresse à son père. La caméra suit les mouvements de Cal créant un réel malaise pour le spectateur. A la droiture supposée du père répond au contraire l'instabilité du fils "mauvais". Pourtant, le père s'est lui aussi comporté de manière mauvaise vis-à-vis de son fils, refusant de l'argent pour un prétexte moral, alors que lui gagne justement sa vie en travaillant dans le bureau de recrutement de l'armée. Au cadeau d'anniversaire de son fils Cal, il préfère celui d'Aron, qui lui offre une "belle vie" puisqu'il annonce ses fiançailles avec Abra. Aron est manifestement le fils préféré d'Adam.
L'enjeu du film se retrouve justement en cette compétition entre les deux frères. Si au début du film, Aron semble aimer son frère, c'est parce qu'il sait être celui préféré de son père. Cal ne représente pas une menace pour lui. Les prénoms ont d'ailleurs un grand intérêt, le père, Adam, prénomme ses fils Cal (Caïn?) et Aron (Abel?). Plusieurs signes confortent cette analogie. Cal observe Aron dans la glacière. Il prétend ne pas être le gardien de son frère, en reprenant un passage de l'Ancien Testament, évoquant justement ce que Caïn était sensé être. Ce conflit entre les deux frères semble se manifester à mesure que Cal se rapproche de son père, entraînant des sarcasmes d'Aron à son égard. En réalité, la menace de Cal se fait davantage sur la personne d'Abra. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il déclare ses fiançailles en guise de cadeau d'anniversaire, moins pour offrir "une belle vie" à son père que pour garder près de lui Abra qui risquait de lui échapper pour Cal.

Le climax du film est donc bien ce moment où tout bascule, où Cal se rend compte qu'il a tout perdu, l'amour de son père et peut-être celle qu'il aime. Le crime de Caïn/Cal sera à la mesure du film. Dans un plan formidable dans lequel Aron sermonne Cal, tournant le dos à la caméra et masquant entièrement le corps de son frère. Les deux personnes n'en font qu'une. On ne sait qui parle à l'autre. Pourtant, Cal sort de cette unité visuelle pour "assassiner" son frère, non par le meurtre, mais par la révélation de l'existence de sa mère.


Dans une scène d'une rare intensité émotionnelle, Kazan fait se rencontrer Aron et sa mère, lui effondré de la découverte du mensonge de son père, elle détruite par l'acte cruel que vient de commettre Cal. Repoussant Aron dans les bras de sa mère, le cadre de la porte semble devenir les contours de l'antre du Mal. Cal referme la porte, seule la musique du bordel résonne, et son image apparaît en contre jour, lui précédé de son ombre maléfique. Le crime est finalement indirect et double puisqu'Aron fuit pour s'enrôler dans l'armée et donc voué à une mort probable, tandis que son père est saisi d'une attaque cérébrale.

L'objectif de Cal d'être aimé de son père a échoué. Il a conduit de fait à la destruction de sa famille. La clé du titre est alors donnée par le shérif: "Quand Caïn a tué son frère, il a dû partir vivre sur les terres de Nod, à l'Est d'Eden", comme Kate l'avait fait également.

Epilogue du film et conclusion
Cette partie du film apparaît aujourd'hui comme la plus "mielleuse" dans son traitement ultra classique et attendu puisqu'il s'agit d'un happy end dans le sens où le père, bien que terrassé par cette attaque cérébrale le rendant impotent, pardonne à son fils ce qu'il a fait après que Abra lui avait demandé de sauver Cal du Mal qui le poursuivrait pour ce qu'il avait fait. Au pardon suit la rédemption nécessaire.
Cet épilogue s'impose d'autant plus que Kazan a lui aussi des choses à se faire pardonner auprès des siens, c'est-à-dire des artistes qui lui reprocheront son attitude en 1952. En présentant de manière magistrale que le monde n'est pas manichéen, que les purs comme Adam peuvent se tromper dans leur appréhension du monde, mais aussi pardonner à ceux qui ont fauté, Elia Kazan présente une véritable plaidoirie pour ce qu'il a commis. Cal ne nie pas ses fautes. Kazan non plus. Le maccarthysme a été une sorte de course à la pureté, à démasquer les vrais Américains de ceux qui ne l'auraient pas été. Kazan a payé le prix de cela.

En 1999, Kazan fut récompensé d'un oscar d'honneur. Nombre d'acteurs ont refusé de se lever pour l'applaudir. Warren Beatty, issu de l'Actor studio fondé par Kazan en 1947 et qui avait joué avec Kazan dans La fièvre dans le sang en 1961, fut parmi ceux qui acclamèrent le réalisateur.
Kazan mourut en 2003, laissant quelques chefs-d'oeuvre comme Sur les quais, Un tramway nommé désir ou encore L'arrangement. Il fut surtout celui qui révéla au monde James Dean dans A l'est d'Eden.



A très bientôt

Lionel Lacour