jeudi 22 juillet 2021

"Kaamelott, Premier volet" ou la nostalgie de l’homme providentiel

Bonjour à tous

Alexandre Astier voit enfin son film Kaamelott sortir sur les écrans le mercredi 21 juillet 2021. Après de longs mois d’attente, le film adapté de la série culte est désormais accessible aux spectateurs. Ceux-ci vont donc voir si Arthur, qui a été vendu en tant qu’esclave, va pouvoir reconquérir son royaume contre le tyran Lancelot. Avec un casting hors norme, rassemblant bien sûr les comédiens de la série, des guests habituels (François Rolin, Alain Chabat…) et d’autres encore (Christian Clavier, Guillaume Gallienne… et Sting !), Kaamelott était une promesse de bon moment en voyant se combiner des talents qui assurément se sont plu à jouer dans ce film enthousiaste. Mais un film sur Arthur renvoie forcément à une quête ? Laquelle ?

Attention, l’analyse du film implique forcément des révélations de l’intrigue, aussi mince soit-elle… Et il ne s'agit pas d'une critique de film...

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La série nous avait plongés dans la quête du Graal, ressort obligé de tout récit sur les chevaliers de la Table ronde. Or cette quête semble quasi inexistante dans le film. Elle est évoquée mais comme une sorte d’illusion. J’y reviendrai. En revanche, le film montre une succession d'autres quêtes. Celle d’abord de ceux recherchant Arthur après avoir appris qu’il n’était pas mort mais vendu comme esclave. Puis celle de ceux qui veulent remettre Arthur sur le trône. La quête encore des amoureux de la reine Guenièvre. Enfin la quête d’Arthur, inconsciente, de redevenir le roi pour rétablir la concorde entre les peuples du royaume.

Le royaume de Logres, autrefois dirigé par Arthur, est donc dans un état avancé de ruine et de misère. Lancelot dirige en autocrate, obsédé par la mort d’Arthur son prédécesseur et par la reine Guenièvre qui se refuse à lui. Quant au gouvernement, il est constitué d’anciens conseillers d’Arthur l’ayant trahi et sans aucun lien avec la population qu’ils méprisent au point de pressurer les plus pauvres en ayant recours à des mercenaires saxons. Le retour d’Arthur est donc vu comme celui de l’homme providentiel. Rien de très original en soi. C’est un peu le retour de Richard Cœur de Lion dans la geste médiévale ressuscitée par Walter Scott au XIXe s, propulsant Robin des Bois et Ivanhoé comme héros de la concorde entre Saxons et Normands. Mais à la différence de Richard, Arthur refuse de redevenir roi et de reprendre son trône.

Forcément, le spectateur ne peut s’empêcher de penser à la situation française. Pas la situation sanitaire, le film ayant été écrit et en partie tourné avant la pandémie. Mais plutôt celle d’un pays qui voit ses dirigeants contestés, vus comme des privilégiés pratiquant les taxes touchant essentiellement les classes populaires ne vivant pas proche des lieux de pouvoir. Et de fait, le personnage d’Arthur incarne ce que les Français apprécient le plus finalement. Un personnage providentiel.

Car derrière le roi déchu, volontairement ou pas, se dissimule le chef que les Français aiment avoir autant qu’ils aiment le détester. De Gaulle avant d’avoir procédé à la synthèse entre république et monarchie avait été cet homme providentiel, celui qui avait dit non à la collaboration pour rétablir la république dans un territoire fragmenté, pour finalement claquer la porte en démissionnant en janvier 1946. Son retour au pouvoir en juin 1958 ne fut permis qu’à la faveur d’un soulèvement dans une partie du territoire alors français. Il est à nouveau vu comme le seul capable de rétablir l’ordre et la concorde dans un pays en guerre depuis 1954. De fait, le parcours d’Arthur s’inscrit totalement dans cette mythologie. Et malgré son refus initial de redevenir roi, il change d’avis en voyant l’espoir qu’il suscite auprès de la population de ce qui fut naguère son royaume. Alexandre Astier emploie même le terme de « Résistance » pour justifier les actions de Perceval et de Karadoc, expression plutôt chargée du point de vue historique. La vue d’une table ronde faite de bric et de broc l’émeut car ce sont des humbles qui se rêvent chevaliers, fidèles à l’idéal que représentait Arthur, à sa vision du royaume. Et même si ses soutiens sont de qualité médiocre, ses adversaires, internes ou externes, ne valent de fait pas beaucoup mieux. Reste à Arthur de prouver qu’il est bien l’homme providentiel. Au « Je vous ai compris » répond le retrait de l’Excalibur de son rocher. Il est bien celui qui a été et qui est désormais à nouveau le roi de Longres.

La quête du film serait donc celle inconsciente d’Arthur pour redevenir roi. Derrière sa figure se rallient à lui des groupes ayant été parfois ses opposants mais qui lui étaient malgré tout fidèles. Car le message d’Arthur imposait une vision pour la société et imposait une éthique pour ses chevaliers que la quête du Graal symbolisait. Une fois encore, la parabole gaullienne peut se lire en filigrane. Le général fut rejoint en 1940 par des hommes et des femmes de toutes obédiences religieuses comme politiques mais qui avaient la défense de la France et de ses valeurs en commun. De la même manière, de Gaulle en 1958 rassemble au-delà des lignes politiques traditionnelles car il propose à la fois un idéal, maintenir la France comme une grande nation, et une ambition, la modernisation d’un pays prospère. Le pouvoir est dénoncé comme autocratique, Mitterrand parla même du Coup d’Etat permanent en 1964 pour un régime conçu par ses fondateurs comme une monarchie républicaine. Le message d’Astier n’est donc en rien révolutionnaire et son « bon » roi s’inscrit pleinement dans la tradition française de se satisfaire d’un homme incarnant les valeurs du pays et son histoire.

Bien sûr, les analogies ne sont pas permanentes au gré du scénario. Pourtant l’alliance objective avec le roi des Burgondes, ennemi ancestral du royaume de Logres, ne manque pas de ressembler à celle entre de Gaulle et la perfide Albion. D’ailleurs, le roi des Burgondes dans le film ne serait-il pas un peu gras comme pouvait l’être Winston Churchill ? Point de discours sur le présent alors ? Peut-être que si… Car les Français n’ont de cesse de se rechercher un chef providentiel. Or cette providence n’était possible jusqu’alors qu’avec des personnages à forte épaisseur historique et incarnant un vrai changement. De Gaulle l’a été évidemment. Mitterrand aussi. Or depuis, les présidents sont régulièrement désavoués. Et si Chirac a fait deux mandats, il a subi deux désaveux cinglants, un en 1997 après la dissolution de l’Assemblée nationale et un autre en 2005 après que le peuple a refusé massivement de soutenir un projet de constitution européenne. Le film d’Astier s’inscrit donc parfaitement dans le sentiment des Français d’être orphelin d’un dirigeant à la légitimité historique et au projet fédérateur et ambitieux.

Un flash-back du film vient pourtant poser question. En effet, Arthur y est montré adolescent dans la légion romaine dans un pays oriental et pas encore musulman évidemment. Deux femmes apparaissent pourtant le visage camouflé, dont une jeune fille dont il tombe amoureux. Celle-ci est alors battue au sang pour avoir eu une relation avec le jeune légionnaire. Battue par son aînée. Sa mère ? Mais Arthur ne le supporte pas et va venger celle qu’il a aimée et qui fut défigurée pour l’avoir aimé elle aussi. Astier fait de cet épisode une des raisons pour lesquelles Arthur ne veut plus tuer ses ennemis, car ce qu’il a fait le hante. Mais le récit qu’il en fait reste étonnant car il montre d’abord que les gardiens de la pudeur et de la pudibonderie d’une société où les femmes sont voilées ne sont pas forcément des hommes. Et que les femmes peuvent faire preuve de violence et de cruauté à l’égal des hommes. Et s’il ne s’agit pas de musulmans pour des raisons chronologiques, l’action se passe au Ve siècle, les spectateurs ne peuvent pas ne pas faire le lien avec certaines pratiques comme le crime d’honneur. D’autant que les comédiennes sont clairement de type oriental et que l’action est censée se passer dans l'Est méditerranéen de l’empire romain. Astier se positionne dans un féminisme universaliste condamnant les sévices infligés aux femmes voulant s’émanciper et mener la vie amoureuse qu’elles souhaitent. Mais les remords de son héros d’avoir tué celle qui avait châtié son amoureuse démontrent qu’il refuse aussi de recourir à la manière forte pour convaincre ceux appliquant ces châtiments au nom de leur morale ou de leurs traditions. C’est d’ailleurs du fait de ce flash-back que Lancelot-du-Lac est finalement épargné mais que le royaume se reconstitue derrière Arthur.

 

Toutes les quêtes du film semblent avoir trouvé une réponse. Y compris celle de l’ex/nouveau roi qui découvre que Guenièvre lui a été fidèle, suscitant chez lui, et peut-être pour la première fois à son égard, un amour lui faisant escalader le mur d’un donjon ! La quête du Graal reste donc la grande oubliée. Mais le chef Saxon, ex allié de Lancelot, désormais seigneur d’une île du royaume de Logres et vassal d’Arthur, demande à faire partie de la Table ronde. Et de fait, appelle à repartir en quête du fameux calice christique. Car le retour de l’homme providentiel, c’est-à-dire reconnu par le peuple comme tel, ne suffit pas. Faut-il encore qu’il donne une direction, une ambition et une morale à son royaume. Astier s’en défendrait certainement. Mais la morale de son film est très gaullienne pour ne pas dire gaulliste. Et les images de fin ne viennent que confirmer cela. Lui, formant un couple uni avec son épouse, ses fidèles et le peuple derrière lui… Pourquoi voudrions-nous qu’il commence une carrière de dictateur ? Il n’a pas abattu le royaume, il l’a rétabli…

À très bientôt

Lionel Lacour

vendredi 7 mai 2021

« La grande évasion » : ou l'apologie du libéralisme économique ?

Bonjour à tous

Rares sont les films de guerre qui ne racontent pas un projet mis en œuvre par les protagonistes. En 1963, John Sturges réalise La grande évasion, adapté du livre de Paul Brickhill relatant des faits réels, même si James Clavell et W.R. Burnett durent apporter des éléments dramaturgiques permettant un récit cinématographique plus clair. Le film qui rassemblait trois des 7 mercenaires  de Sturges, et toujours avec la musique géniale d'Elmer Bernstein, fut un succès considérable, les spectateurs se passionnant par l’organisation de l’évasion de masse des prisonniers d’un Stalag du IIIe Reich, situé en Pologne actuelle, offrant quelques séquences cultes autour de personnages tous incarnés par d’immenses acteurs. Mais au-delà de ce récit historique, en quoi les spectateurs, dont la majorité n’a pas été prisonnier de Stalag, ont-ils pu se retrouver ? Et si cette histoire n’était qu’une parabole dénonçant l’antilibéralisme ?

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Un groupe sous contrôle

Un camp de prisonniers est par définition constitué de deux catégories principales d’individus : les prisonniers et ceux qui gardent les prisonniers. Ce qui peut apparaître comme une tautologie est néanmoins à mieux analyser. En effet, ces deux catégories se subdivisent elles-mêmes en deux groupes. Chez les gardiens, il y a ceux qui commandent, les officiers, et il y a les exécutants. Chez les prisonniers, cette même distinction existe, à ceci près que les officiers ne décident de rien mais bénéficient de privilèges dus à leur grade.

Le film montre ainsi que le groupe des prisonniers se définit d’abord par la réduction de ses libertés. Bien-sûr celle de pouvoir franchir les limites du Stalag ou l’impossibilité de pouvoir échanger avec l’extérieur sans la validation de ceux chargés de les surveiller. Mais à l’intérieur de celui-ci, ce sont aussi les contraintes de circulation à certains moments de la journée, le tout rythmé par les sirènes des gardiens, l’interdiction de certaines activités ou au contraire l’obligation de produire pour ceux que représentent les gardiens du camp.

À plus d’un titre, certains pourraient y reconnaître le monde de l’usine, surtout celui de l’avant-guerre. En effet, quelques soient les compétences des individus, ils sont tous logés à la même enseigne. Si les officiers ont des privilèges, ils sont astreints aux mêmes privations de liberté que les autres. En un sens, les compétences individuelles de chaque prisonnier sont complètement ignorées par le système qui ne demande d’eux que de se soumettre en admettant la limitation de leur liberté et à ne pas faire valoir leurs talents spécifiques.

Un groupe est une somme d’individus

Si le point-de vue du film se limitait à celui des gardiens, toute forme d’individualisme apparaitrait comme une remise en cause de l’ordre établi. Et donc une rupture dans le projet assigné aux habitants du camp. Or le film s’attache au contraire à montrer que ce groupe voulu uniforme et soumis est constitué d’individus ayant soif de liberté et ayant des talents leur étant propres.

L'autorité des gardiens passe par la soumission des individus en veillant à ce qu’ils ne puissent constituer un groupe solidaire. C'est pourquoi ils isolent les récalcitrants comme le capitaine Virgil Hilts alias « le roi du frigo » qui ne cesse de vouloir s’évader. Les gardiens nazis l’identifient comme un individualiste qui nuit au confort relatif du groupe et de fait à la quiétude du camp. Le début du film montre de ce point de vue que les individus ont des aspirations qui peuvent être communes, recouvrer la liberté, mais des motivations et des objectifs différents. En isolant ceux qui mettent en œuvre leur projet d’évasion individuelle, les gardiens maintiennent donc le groupe dans une logique de division dont le seul point commun pouvant souder le groupe est la soumission aux ordres. Du point de vue du management, cela induit un renoncement des individus à leurs envies propres ainsi qu’à l’usage de leurs talents pour satisfaire un projet collectif imposé par ceux leur ôtant et la liberté et l’expression de leur talent.

Faire des individus un groupe pour un projet commun

Une fois les talents de chaque prisonnier identifiés dans le film, celui qui sait creuser, celui qui sait faire des faux papiers ou celui qui analyse les moyens d’évacuer la terre de tunnels creusés, Sturges s’attarde alors sur les talents de manager des officiers qui réussissent à faire de l'aspiration de chaque prisonnier un objectif à réaliser en commun : s’évader du camp.

Au contraire de ce que recherchent les gardiens du Stalag, c’est l’addition de talents que les officiers prisonniers veulent obtenir pour atteindre l’objectif. Cela signifie de faire revenir des individus dans une logique collective. Au « roi du frigo », il s’agit de lui faire accepter que l’évasion organisée en groupe aura plus de chances d’aboutir que toutes celles qu’il a cru réussir avant de se faire reprendre à chaque fois. Pour tous, c’est faire accepter des compromis, des collaborations inhabituelles pour viser un succès commun répondant aux aspirations des individus.

Mais surtout, les officiers doivent accepter de ne pas être ceux qui savent et écouter l’expertise de ceux agissant pour que le projet aboutisse. En terme managérial, le N+1 peut se trouver à obéir au N-2 car lui a la connaissance. Les organisateurs de l’évasion se comportent donc à la fois en directeurs de projet, en promoteur d’alliance-management mais également en manager devant gérer les egos de tous tout en ne nuisant jamais au bon déroulé du projet.

La souplesse libérale face à la rigidité totalitaire

Ce que le film va alors développer est que la suppression des libertés n’empêche pas en soi la fin de l’entreprise même si elle la complique. Aussi, les talents individuels seuls ne restent que théoriques. Additionnés et mis au service d’un projet collectif, ils ne font pas que se conjuguer, ils créent des solidarités et des compréhensions des enjeux de l’autre. Ainsi les tunneliers savent creuser et étayer leur ouvrage mais ils ne savent pas comment récupérer les matériaux dont ils ont besoin, comment évacuer la terre qu’ils creusent ou créer des moyens de se mouvoir en sécurité à l’intérieur du tunnel clandestin. Et celui qui sait où se procurer des étais ne servirait strictement à rien si ses compétences n’étaient pas mises à disposition de ceux en ayant besoin ! Le film montre ainsi l’enthousiasme communicatif chez tous les protagonistes à l’idée que le projet d’évasion réussisse.

Les prisonniers se trouvent donc dans une situation d’employés d’une entreprise dont l’activité est empêchée ou contrariée par des normes et restrictions administratives et dont seules leurs capacités à contourner et à jouer avec les règles leur permettent d’arriver à la mise en œuvre du projet. Cette débrouille passe donc par l’utilisation de matériaux de substitution (une pomme de terre pour faire un tampon), d’une logistique surveillant les interventions des autorités, d’une vigilance vis-à-vis de ceux pouvant nuire au succès du dispositif.

L’utilisation des talents malgré les contraintes dans un objectif enthousiasmant entraîne inéluctablement des interactions humaines aboutissant à la sensation de faire partie d’un groupe à préserver et à protéger. Le mode d’action dans le Stalag induit une forte discrétion. Et de fait, cela peut se produire également dans une entreprise devant sinon agir dans l’illégalité du moins en ne claironnant pas sur les toits les modalités mises en œuvre pour réussir à contourner les tracasseries administratives ! Cette discrétion implique donc une vigilance à l’égard de personnes dont il pourrait être à craindre qu’elles ne soient des infiltrés. Dans le cadre de l’entreprise, la sanction peut être évidemment financière et/ou carcérale. Dans le cadre du film, les informations d’un traître peuvent aboutir non seulement à la fin de l’entreprise d’évasion mais également à l’élimination des protagonistes.

De l’absence de concurrence dans les régimes totalitaires

Il y a donc trois territoires dans le film : la zone de production – le Stalag ; la zone de distribution – le Reich ; la zone de consommation – les terres libres. Or si les prisonniers maîtrisent la première malgré les contraintes qui s’imposent à eux et savent qu’une fois dans la troisième, ils seront totalement évadés, ils ne font qu’envisager comment évoluer dans la deuxième zone qui n’est plus celle des contraintes de production du projet mais correspond dans le monde économique à ce qui pourrait ressembler au marché dans lequel les évadés doivent se mêler pour atteindre leur cible.

Paradoxalement, dans une activité au sein d’une économie de marché donc concurrentielle comme aux USA, il y a deux types de produits. Ceux légalement produits et conformes et qui pour atteindre leurs cibles doivent se démarquer pour être identifiés facilement, quitte à se montrer au-delà du raisonnable. Et ceux produits illégalement et qui doivent passer sous les radars d’une administration cherchant à les éliminer. Dans le cas de La grande évasion, les évadés ne sont pas libres et doivent donc à tout prix se faire discrets, se mêler aux autres produits, les habitants, pour ne pas être identifiés comme frauduleux. L’absence de concurrence dans un régime économique non libéral crée une uniformité des produits, tant dans l’aspect que dans les qualités intrinsèques. Pas de concurrence, donc pas de marques en compétition les unes contre les autres.

Ce qui fait la différence entre la vie dans le camp et la période transitoire vers les terres libres, c’est que les évadés évoluent dans un territoire dont ils ne maîtrisent aucun paramètre extérieur autre que ceux qu’ils ont imaginés et auxquels ils se sont préparés. Ils ont donc spéculé sur une évasion massive mais pour laquelle, une fois dehors, le groupe deviendrait un handicap car trop vite repérable. De fait est-il préféré de retourner à l’éparpillement des individus où chacun d’entre eux joue sa partition en solo ou presque. L’intelligence collective dans le camp  disparaît pour des projets individualistes face à un adversaire dont chaque élément connaît le territoire, le contrôle et maîtrise les différentes voies empruntées par les évadés. Cette variété de canaux de diffusion crée autant de signaux différents qu’un régime totalitaire et liberticide est capable d’identifier pour agir et intercepter les fuyards, aussi bien camouflés soient-ils.

La grande évasion ou la parabole du mur de Berlin ?

Le sort des différents évadés est pour la plupart loin d’être celui qu’ils avaient envisagé. Beaucoup sont repris, d’autres sont exécutés. Du point de vue des spectateurs, cela peut apparaître particulièrement contraire à ce que le cinéma hollywoodien avait habitué ses spectateurs : un happy end. Il est ainsi particulièrement éprouvant de voir « le roi du frigo » ne pas réussir à franchir la frontière de barbelés à moto dans une des scènes les plus célèbres du film voire du cinéma. Pourtant, certains réussissent à s’évader, malgré les difficultés. Ainsi, le faussaire interprété par Donald Pleasence s’en sort, aidé par un autre détenu, et bien qu’ayant perdu largement la vue. Ces quelques succès ne sont pas anodins et pas seulement faits pour satisfaire les spectateurs. En effet, la morale du film est justement dans la valorisation d’un système libéral face aux régimes totalitaires. Le génie du libéralisme est de pouvoir agréger les talents pour mener à bien un projet qu’un régime totalitaire peut certes contrecarrer mais jamais totalement empêcher quand la soif de liberté amène les individus à ne plus craindre les forces liberticides.

Or le film date de 1963. S’il évoque bien sûr le régime nazi, il se regarde au présent des spectateurs. Et ceux-ci ne peuvent pas manquer de faire un parallèle avec une situation leur étant familière puisque en 1961, l’URSS faisait construire le mur de Berlin pour mettre fin à la fuite des Allemands de l’Est vers l’Ouest. Et que cherchaient ces Allemands de l’Est ? La liberté, celle de se déplacer comme celle d’agir, de penser et de consommer.

La grande évasion est donc un des plus grands films de guerre mais il est aussi un des plus intelligents films de propagande pour défendre le modèle libéral et capitaliste défendu en Occident et particulièrement aux USA.

À très bientôt

Lionel Lacour

 

 

 

 

 

 

mercredi 14 avril 2021

"Les Vikings" : manager un groupe, projet collectif ou ambition personnelle?

Bonjour à tous,

En 1958, Richard Fleischer réalise Les Vikings, un film d’aventure époustouflant plongeant dans l’histoire européenne et ses mythes. Il réunit Kirk Douglas et Tony Curtis, deux ans avant leurs retrouvailles dans Spartacus de Stanley Kubrick. Produit entre autres par la Bryna, la société de production de Kirk Douglas (mais non mentionnée au générique), Les Vikings racontent une histoire d’amour autant qu’une histoire de conquête. Mais c’est surtout la question du leadership qui va se poser tout au long du récit.

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Un peuple, trois leaders ?

Au début du film, le leader incontesté est le chef est le Roi Ragnar (Ernest Borgnine). Il est celui qui guide les expéditions de ses Vikings au-delà des fjords jusqu’en Angleterre. Si son fils Einar (Kirk Douglas) est impétueux et prompt à vouloir devenir le chef, il lui reste soumis et obéit à ses ordres. Mais quand Ragnar meurt, il devient le chef de son clan de manière héréditaire, même s’il lui faut s’imposer aux différents hommes qui redoutent justement son côté spontané et personnel. Enfin, Erik (Tony Curtis), est un esclave qui va réussir à se hisser à la hauteur d’Einar en termes d’autorité et de commandement, jusqu’à devoir évidemment s’affronter un jour.

Le concurrent contre qui s’unir

L’objectif présenté dans le film est Morgane (Janet Leigh). Aux mains d’Aella, le roi anglais (Franck Thring), celle-ci est kidnappée par Einar puis libérée par Erik et finalement rendue à Aella. Or celui-ci amputé Erik bien que la lui ayant ramenée et tue Ragnar. Erik décide alors de s’allier à Einar pour récupérer Morgane. Or Einar la désire aussi. Ainsi, l’objectif commun est de mettre en sourdine les différends qui séparent Einar et Erik.

Des ressources humaines mobilisées, une dyarchie efficace

Les deux leaders ont manifestement un enjeu personnel dans leur projet. Et celui-ci mobilise des combattants qui n’ont absolument pas cet enjeu. Comme dans une entreprise, les dirigeants sont motivés par un objectif personnel : l’argent, la réussite sociale, l’image de soi. Or tout ceci ne suffit pas à motiver les employés de l’entreprise. Aussi, Erik et Einar vont jouer sur ce qui fédère le clan. Venger Ragnar, leur roi, ciment de cette société viking tué par l’Anglais. Cet enjeu est également commun pour Einar – Ragnar est son père – et pour Erik, qui a livré Ragnar et n’en a eu comme récompense d’avoir la main tranchée par Aella.

Mais ce qui fait que les combattants vont suivre leurs leaders, c’est qu’ils leur reconnaissent des compétences. Einar est un chef de guerre hors pair et Erik détient le secret pour se déplacer par brouillard jusqu’aux rives de l’Angleterre. Et il sait surtout où se trouve le château d’Aella.

Une stratégie qui s’appuie sur les qualités des ressources humaines

Quand les troupes vikings débarquent sur les rives du château emprisonnant la belle Morgane, tourné en Bretagne au château de Fort la Latte, ceux-ci déploient leur savoir-faire. Fleischer filme cela comme si chaque geste était industrialisé et où le geste de chaque Viking était automatisé pour pouvoir transporter le bélier géant qui permettrait d’enfoncer les portes monumentales d’accès au château. De la même manière, les vikings s’équipent et se positionnent de manière semblable afin de faire le siège du roi anglais. Seuls les deux chefs sont extraits de cet ensemble où chaque soldat paraît interchangeable. Quand Erik commande, une rangée de Vikings se relève et tire une salve de flèche puis se baisse en se protégeant de leurs boucliers. Et ainsi de suite. Erik montre une qualité de chef que rien ne laissait supposer a priori, lui ancien esclave. Mais il a su mener à bon port les drakkars, ce qui lui accorde toute crédibilité. De son côté, Einar est un leader qui brille par ses caractéristiques individuelles. Il est moins un organisateur qu’un pionnier. Il improvise pour agir, tout en étant en concertation avec les différentes actions de ses hommes. C’est lui qui permet de faire baisser le pont levis et de pénétrer dans la barbacane ave le bélier. Une fois fait, les qualités des Vikings s’expriment face à leurs ennemis qu’ils trucident allègrement. Quant aux deux leaders, l’objectif est à portée de leur main. Erik se charge d’éliminer Aella, Einar de libérer Morgane du donjon.

La fin du mode projet, retour à la normale ?

Une fois les objectifs atteints, vengeance collective du roi par la mort d’Aella, libération de Morgane pour les deux leaders, les Vikings se retrouvent désormais avec deux chefs, dont le scénario révèle qu’ils ne sont jamais que les deux faces d’une même pièce. Ce que montre le film, c’est qu’Einar a pensé d’abord à son intérêt personnel quand Erik s’est occupé de l’intérêt collectif en éliminant le roi anglais, qui détenait certes la femme qu’il aime mais qui était celui qui avait tué sauvagement Ragnar. Tué Aella était la clé pour atteindre les deux objectifs du projet. Erik a donc exécuté la mission pour se retrouver face à celui qui devient désormais son adversaire. Paradoxalement, le scénario va affaiblir Einar en le rendant, le temps d’un instant, moins égoïste. Ce dont profite Erik pour le tuer et donc devenir l’unique chef. Cette mort est une mort symbolique, comme celle d’un leader qui aurait bien fait son travail, mais dont l’intérêt personnel ne peut être une qualité suffisante pour mener un groupe. La fin du film est de ce point de vue édifiante. Par une cérémonie grandiose et spectaculaire, c’est tout le peuple viking qui rend hommage à Einar en brûlant le drakkar mortuaire où se trouve la dépouille de celui qui fut leur chef, sous les yeux d’Erik, leur nouveau roi.

 

Il y a donc continuité du clan, comme il y a continuité d’une entreprise, une fois le projet fini. Et comme dans une entreprise, certains leaders peuvent être promus ou confirmés, et d’autres remerciés mais ne plus pouvoir continuer de diriger le groupe, sans que cela ne remette en cause leurs qualités – d’où l’hommage rendu à Einar – mais qui ne suffisent pas pour autant à mener les hommes dans la cohésion. Au-delà de la mort d’Einar, Les Vikings illustrent parfaitement que l’ambition personnelle n’est pas en soi un problème dans la direction d’un groupe ou d’une entreprise. Mais elle peut mener à la fin de ce groupe si elle est la seule motivation. En guidant les Vikings vers la victoire, Erik leur a permis de réussir le projet collectif tout en atteignant son projet personnel. Son autorité s’est imposée quand celle d’Einar était remise en cause. Erik est donc un manager moderne !

À très bientôt

Lionel Lacour