Bonjour à tous
Rares sont les films de guerre qui ne racontent pas
un projet mis en œuvre par les protagonistes. En 1963, John Sturges réalise La grande évasion, adapté du livre de
Paul Brickhill relatant des faits réels, même si James Clavell et W.R. Burnett
durent apporter des éléments dramaturgiques permettant un récit
cinématographique plus clair. Le film qui rassemblait trois des 7 mercenaires de Sturges, et toujours avec la musique géniale d'Elmer Bernstein, fut un succès considérable, les
spectateurs se passionnant par l’organisation de l’évasion de masse des prisonniers
d’un Stalag du IIIe Reich, situé en Pologne actuelle, offrant quelques
séquences cultes autour de personnages tous incarnés par d’immenses acteurs. Mais
au-delà de ce récit historique, en quoi les spectateurs, dont la majorité n’a
pas été prisonnier de Stalag, ont-ils pu se retrouver ? Et si cette
histoire n’était qu’une parabole dénonçant l’antilibéralisme ?
BANDE ANNONCE
Un groupe sous contrôle
Un camp de prisonniers est par définition constitué
de deux catégories principales d’individus : les prisonniers et ceux qui
gardent les prisonniers. Ce qui peut apparaître comme une tautologie est
néanmoins à mieux analyser. En effet, ces deux catégories se subdivisent
elles-mêmes en deux groupes. Chez les gardiens, il y a ceux qui commandent, les
officiers, et il y a les exécutants. Chez les prisonniers, cette même
distinction existe, à ceci près que les officiers ne décident de rien mais
bénéficient de privilèges dus à leur grade.
Le film montre ainsi que le groupe des prisonniers
se définit d’abord par la réduction de ses libertés. Bien-sûr celle de
pouvoir franchir les limites du Stalag ou l’impossibilité de pouvoir échanger
avec l’extérieur sans la validation de ceux chargés de les surveiller. Mais à
l’intérieur de celui-ci, ce sont aussi les contraintes de circulation à
certains moments de la journée, le tout rythmé par les sirènes des gardiens,
l’interdiction de certaines activités ou au contraire l’obligation de produire
pour ceux que représentent les gardiens du camp.
À plus d’un titre, certains pourraient y reconnaître
le monde de l’usine, surtout celui de l’avant-guerre. En effet, quelques soient
les compétences des individus, ils sont tous logés à la même enseigne. Si les
officiers ont des privilèges, ils sont astreints aux mêmes privations de
liberté que les autres. En un sens, les compétences individuelles de chaque
prisonnier sont complètement ignorées par le système qui ne demande d’eux que
de se soumettre en admettant la limitation de leur liberté et à ne pas faire
valoir leurs talents spécifiques.
Un groupe est une somme d’individus
Si le point-de vue du film se limitait à celui des
gardiens, toute forme d’individualisme apparaitrait comme une remise en cause
de l’ordre établi. Et donc une rupture dans le projet assigné aux habitants du
camp. Or le film s’attache au contraire à montrer que ce groupe voulu uniforme
et soumis est constitué d’individus ayant soif de liberté et ayant des talents leur
étant propres.
L'autorité des gardiens passe par la soumission des individus en veillant à ce qu’ils ne puissent constituer un groupe solidaire. C'est pourquoi ils isolent les récalcitrants comme le capitaine Virgil Hilts alias « le roi du frigo » qui ne cesse de vouloir s’évader. Les gardiens nazis l’identifient comme un individualiste qui nuit au confort relatif du groupe et de fait à la quiétude du camp. Le début du film montre de ce point de vue que les individus ont des aspirations qui peuvent être communes, recouvrer la liberté, mais des motivations et des objectifs différents. En isolant ceux qui mettent en œuvre leur projet d’évasion individuelle, les gardiens maintiennent donc le groupe dans une logique de division dont le seul point commun pouvant souder le groupe est la soumission aux ordres. Du point de vue du management, cela induit un renoncement des individus à leurs envies propres ainsi qu’à l’usage de leurs talents pour satisfaire un projet collectif imposé par ceux leur ôtant et la liberté et l’expression de leur talent.
Faire des individus un groupe pour un projet commun
Une fois les talents de chaque prisonnier identifiés
dans le film, celui qui sait creuser, celui qui sait faire des faux papiers ou celui qui analyse
les moyens d’évacuer la terre de tunnels creusés, Sturges s’attarde alors sur
les talents de manager des officiers qui réussissent à faire de l'aspiration de chaque prisonnier un objectif à réaliser en commun : s’évader du camp.
Au contraire de ce que recherchent les gardiens du
Stalag, c’est l’addition de talents que les officiers prisonniers veulent
obtenir pour atteindre l’objectif. Cela signifie de faire revenir des individus
dans une logique collective. Au « roi du frigo », il s’agit de lui
faire accepter que l’évasion organisée en groupe aura plus de chances d’aboutir
que toutes celles qu’il a cru réussir avant de se faire reprendre à chaque
fois. Pour tous, c’est faire accepter des compromis, des collaborations
inhabituelles pour viser un succès commun répondant aux aspirations des
individus.
Mais surtout, les officiers doivent accepter de ne
pas être ceux qui savent et écouter l’expertise de ceux agissant pour que le
projet aboutisse. En terme managérial, le N+1 peut se trouver à obéir au N-2
car lui a la connaissance. Les organisateurs de l’évasion se comportent donc à
la fois en directeurs de projet, en promoteur d’alliance-management mais
également en manager devant gérer les egos de tous tout en ne nuisant jamais au
bon déroulé du projet.
La souplesse libérale face à la rigidité totalitaire
Ce que le film va alors développer est que la
suppression des libertés n’empêche pas en soi la fin de l’entreprise même si elle
la complique. Aussi, les talents individuels seuls ne restent que théoriques.
Additionnés et mis au service d’un projet collectif, ils ne font pas que se
conjuguer, ils créent des solidarités et des compréhensions des enjeux de
l’autre. Ainsi les tunneliers savent creuser et étayer leur ouvrage mais ils ne
savent pas comment récupérer les matériaux dont ils ont besoin, comment évacuer
la terre qu’ils creusent ou créer des moyens de se mouvoir en sécurité à
l’intérieur du tunnel clandestin. Et celui qui sait où se procurer des étais ne
servirait strictement à rien si ses compétences n’étaient pas mises à
disposition de ceux en ayant besoin ! Le film montre ainsi l’enthousiasme
communicatif chez tous les protagonistes à l’idée que le projet d’évasion
réussisse.
Les prisonniers se trouvent donc dans une situation
d’employés d’une entreprise dont l’activité est empêchée ou contrariée par des
normes et restrictions administratives et dont seules leurs capacités à
contourner et à jouer avec les règles leur permettent d’arriver à la mise en
œuvre du projet. Cette débrouille passe donc par l’utilisation de matériaux de
substitution (une pomme de terre pour faire un tampon), d’une logistique
surveillant les interventions des autorités, d’une vigilance vis-à-vis de ceux
pouvant nuire au succès du dispositif.
L’utilisation des talents malgré les contraintes
dans un objectif enthousiasmant entraîne inéluctablement des interactions
humaines aboutissant à la sensation de faire partie d’un groupe à préserver et
à protéger. Le mode d’action dans le Stalag induit une forte discrétion. Et de
fait, cela peut se produire également dans une entreprise devant sinon agir
dans l’illégalité du moins en ne claironnant pas sur les toits les modalités mises
en œuvre pour réussir à contourner les tracasseries administratives !
Cette discrétion implique donc une vigilance à l’égard de personnes dont il
pourrait être à craindre qu’elles ne soient des infiltrés. Dans le cadre de
l’entreprise, la sanction peut être évidemment financière et/ou carcérale. Dans
le cadre du film, les informations d’un traître peuvent aboutir non seulement à
la fin de l’entreprise d’évasion mais également à l’élimination des
protagonistes.
De l’absence de concurrence dans les régimes
totalitaires
Il y a donc trois territoires dans le film : la
zone de production – le Stalag ; la zone de distribution – le Reich ;
la zone de consommation – les terres libres. Or si les prisonniers maîtrisent
la première malgré les contraintes qui s’imposent à eux et savent qu’une fois
dans la troisième, ils seront totalement évadés, ils ne font qu’envisager
comment évoluer dans la deuxième zone qui n’est plus celle des contraintes de
production du projet mais correspond dans le monde économique à ce qui pourrait
ressembler au marché dans lequel les évadés doivent se mêler pour atteindre
leur cible.
Paradoxalement, dans une activité au sein d’une
économie de marché donc concurrentielle comme aux USA, il y a deux types de
produits. Ceux légalement produits et conformes et qui pour atteindre leurs
cibles doivent se démarquer pour être identifiés facilement, quitte à se
montrer au-delà du raisonnable. Et ceux produits illégalement et qui doivent
passer sous les radars d’une administration cherchant à les éliminer. Dans le
cas de La grande évasion, les évadés
ne sont pas libres et doivent donc à tout prix se faire discrets, se mêler aux
autres produits, les habitants, pour ne pas être identifiés comme frauduleux. L’absence
de concurrence dans un régime économique non libéral crée une uniformité des
produits, tant dans l’aspect que dans les qualités intrinsèques. Pas de
concurrence, donc pas de marques en compétition les unes contre les autres.
Ce qui fait la différence entre la vie dans le camp et la période transitoire vers les terres libres, c’est que les évadés évoluent dans un territoire dont ils ne maîtrisent aucun paramètre extérieur autre que ceux qu’ils ont imaginés et auxquels ils se sont préparés. Ils ont donc spéculé sur une évasion massive mais pour laquelle, une fois dehors, le groupe deviendrait un handicap car trop vite repérable. De fait est-il préféré de retourner à l’éparpillement des individus où chacun d’entre eux joue sa partition en solo ou presque. L’intelligence collective dans le camp disparaît pour des projets individualistes face à un adversaire dont chaque élément connaît le territoire, le contrôle et maîtrise les différentes voies empruntées par les évadés. Cette variété de canaux de diffusion crée autant de signaux différents qu’un régime totalitaire et liberticide est capable d’identifier pour agir et intercepter les fuyards, aussi bien camouflés soient-ils.
La grande évasion ou la parabole du mur de Berlin ?
Le sort des différents évadés est pour la plupart
loin d’être celui qu’ils avaient envisagé. Beaucoup sont repris, d’autres sont
exécutés. Du point de vue des spectateurs, cela peut apparaître
particulièrement contraire à ce que le cinéma hollywoodien avait habitué ses
spectateurs : un happy end. Il
est ainsi particulièrement éprouvant de voir « le roi du frigo » ne
pas réussir à franchir la frontière de barbelés à moto dans une des scènes les
plus célèbres du film voire du cinéma. Pourtant, certains réussissent à s’évader,
malgré les difficultés. Ainsi, le faussaire interprété par Donald Pleasence s’en
sort, aidé par un autre détenu, et bien qu’ayant perdu largement la vue. Ces
quelques succès ne sont pas anodins et pas seulement faits pour satisfaire les
spectateurs. En effet, la morale du film est justement dans la valorisation d’un
système libéral face aux régimes totalitaires. Le génie du libéralisme est de
pouvoir agréger les talents pour mener à bien un projet qu’un régime
totalitaire peut certes contrecarrer mais jamais totalement empêcher quand la
soif de liberté amène les individus à ne plus craindre les forces liberticides.
Or le film date de 1963. S’il évoque bien sûr le
régime nazi, il se regarde au présent des spectateurs. Et ceux-ci ne peuvent
pas manquer de faire un parallèle avec une situation leur étant familière
puisque en 1961, l’URSS faisait construire le mur de Berlin pour mettre fin à
la fuite des Allemands de l’Est vers l’Ouest. Et que cherchaient ces Allemands
de l’Est ? La liberté, celle de se déplacer comme celle d’agir, de penser
et de consommer.
La
grande évasion est donc un des plus grands films de
guerre mais il est aussi un des plus intelligents films de propagande pour
défendre le modèle libéral et capitaliste défendu en Occident et
particulièrement aux USA.
À très bientôt
Lionel Lacour
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