En 1954, Reginald Rose écrit une pièce de théâtre
que Sidney Lumet adaptera au cinéma en 1957 sous le même titre, Douze hommes en colère, désigné par l’American Film Institute comme le meilleur film de procès. Il met en
scène le juré n°8, M. Davis (immense Henry Fonda) qui est le seul à voter la
non culpabilité d’un homme accusé de parricide lors du délibéré préliminaire du
jury. Pour le spectateur, l’enjeu du film est évident. Arrivera-t-il à
persuader les autres à voter comme lui et à prendre la décision qui lui
semble la bonne ? Et si oui, comment ? C’est alors ce comment qu’il convient
de regarder et de voir sa transposition à l’entreprise.
BANDE ANNONCE
1. Prendre le temps de la réflexion
Alors que tout semble accuser l’homme jugé, Davis
vote contre sa culpabilité et contredit l’unanimité des onze autres jurés. La
question lui est alors posée : « Le
croyez-vous innocent ? » Il répond : « Je ne sais pas. »
Ainsi, à l’évidence manifeste d’une situation, un
homme prend une décision à contresens d’un groupe, acceptant d’être sous le
regard incrédule de onze personnes dont il ignore tout. Or il aurait été plus
facile d’accepter de se ranger à la décision collective puisque sa
responsabilité dans la condamnation à mort aurait été diluée avec celle des
onze autres.
En votant contre la culpabilité, nous assistons à un
blocage d’une prise de décision. D’ailleurs, on lui demande ce qu’il va se
passer désormais. Et Davis réponds : « J’imagine que nous allons
discuter. »
Cette phrase anodine est pourtant très importante
car elle pousse des individus à qui des faits ont été exposés par le procureur
ou l’avocat sans qu’ils aient pu intervenir et poser des questions. Davis
demande alors de ne pas suivre une logique guidée par d’autres que ceux qui
décident mais de la confronter à l’expérience et à leur raison.
De fait, le juré n°8 se comporte comme un chef d’entreprise
face à un commercial lui vantant les mérites d’un produit, d’une machine ou d’un
service. Ceux-ci sont peut-être en effet très bons pour l’entreprise. D’ailleurs
le discours univoque du commercial est normalement convainquant. Mais c’est au
patron d’évaluer leur nécessité réelle pour l’entreprise.
2. 2. Apporter
des éléments comparatifs
N°8 va apporter alors les éléments de comparaison
pour que la décision soit prise non pas sous le coup de l’émotion mais sous l’angle
de la raison. En effet, comme le commercial joue avec les sentiments de ses
prospects en les faisant rêver d’améliorer les performances et/ou la
rentabilité de l’entreprise, minimisant parfois les contreparties plus
négatives, les magistrats ou avocats doivent émouvoir les jurés pour les amener
à négliger certains faits nuisant à la thèse défendue.
Ainsi, Davis va montrer que l’argument du procureur
faisant du couteau ayant servi au crime une preuve irréfutable de la
culpabilité de l’accusé ne tenait pas. En effet, le manche du couteau serait
unique. Or n°8 dépose sur la table un autre couteau, acheté le jour même, tout
aussi semblable que celui en possession de l’accusé.
Sans lever la voix, n°8 crée donc une interférence
dans le discours émotionnel de ceux qui devaient convaincre le groupe. Il
ramène à la raison certains. Mais son argument n’est pas une preuve de l’innocence
de l’accusé. Mais une preuve de l’invalidité du discours du procureur qui
jouait sur le sensationnel pour convaincre. N°8 a réagi comme un client
démontrant que le produit qu’on essaie de lui vendre n’est pas si exclusif sans
pour autant démontrer qu’il n’est pas efficace.
3.
3. Créer le débatEn ayant démontré que le vote avait pu être suggéré
par le procureur par l’utilisation d’un élément de langage non conforme à la
réalité, n°8 permet alors une relecture de chacun des arguments donné par l’accusation
confronté au réel que connaissent les jurés.
Ainsi certains vont se servir de leur expérience
personnelle pour comprendre que le bruit du métro a couvert les mots prononcés
par l’accusé et n’ont pu être entendus par un des témoins. D’autres font part
de leur expertise dans la manipulation du couteau pour tuer et identifie que le
tueur n’a pas tenu le couteau comme un spécialiste. Or l’accusé est identifié
comme étant un manieur de couteau.
Hormis les éléments factuels, le débat permet
également de montrer le rôle psychologique des jurés dans leur choix. Les
préjugés racistes ont ainsi joué dans le vote de la culpabilité. Or cet élément
n’est pas dû à l’argumentaire du procureur et n’est pas sensible à la raison
objective apportée par les jurés. De même, le plus favorable à la condamnation
à mort projetait dans l’accusé le conflit personnel qu’il avait avec son propre
fils.
4.
4. Associer
tout le monde à la décision
Parce que Douze
hommes en colère se passe au sein d’un jury, la décision se passe par le
vote. L’analogie avec le fonctionnement de l’entreprise pourrait ne pas être
aisée. Cependant, le processus narratif n’est là que pour créer une dramaturgie
au film. Le résultat de chaque vote n’est en soi pas très important tant le
changement de position de chacun des jurés apparaît évident au fur et à mesure
que les arguments de la culpabilité sont démontés rationnellement.
Ce qui est cependant remarquable, c’est de voir que
Davis se comporte initialement comme Dal Carnegie le suggère dans son célèbre
ouvrage de développement personnel How to Win Friends and Influence People (traduit par
Comment se faire des amis) et publié en 1936. Comme l’indique plus
précisément le titre original, Carnegie affirmait que la clé de la communication
est d’écouter les gens, y compris et peut-être surtout ceux qui ne sont pas
d’accord avec vous, d’aller d’abord dans leur sens. En créant un point d’accord,
la contre-argumentation devient plus aisée.
Ce que montre ainsi Carnegie, c’est que la décision
est alors partagée par les deux partis puisque les points de chacun d’entre eux
ont été pris en compte et que la raison est venue ensuite valider la décision
finale, acceptée de tous. Si Davis avait justifié son vote par « l’accusé
est innocent », il aurait braqué les autres jurés. En disant qu’il ne
savait pas s’il était coupable, il crée l’envie chez les autres de le
convaincre. Donc de révéler les éléments discutables, aux sens propre et figuré,
de l’accusation. Parce que n°8 a permis le débat sans crisper ou remettre en
cause personnellement les autres jurés, il en a permis aussi la conclusion
partagée par tous. Et donc son acceptation sans que ceux qui avaient voté « coupable »
initialement se sentent ridiculisés. Au contraire, cette décision collective
leur permet de s’impliquer dans le verdict qui épargne la vie d’un homme. La
comparaison avec le fonctionnement de l’entreprise est-elle à ce point
nécessaire ?
Ainsi, dans cette seule phrase « J’imagine que
nous allons discuter », Davis a réussi à faire ce que n’importe quel
dirigeant doit faire pour prendre une décision pour conduire son entreprise. Il
élimine les éléments émotionnels, favorables comme défavorables. Il valide les
faits à l’aune du contexte de son entreprise et en fonction des expertises de
ses collaborateurs. Il se libère des comportements reposant sur des préjugés ou
des affects personnels pouvant influer négativement sur la manière de conduire
l’entreprise ou un projet. Mais surtout, la décision, partagée et acceptée par
tous S’il y a échec, il sera collectif. Inversement, le succès sera celui de
tous ceux qui y auront contribué.
À
très bientôt
Lionel
Lacour
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