Bonjour à tous,
Le 15 octobre 2014, à 19h00 et à la Villa Lumière, le Festival Lumière proposera le documentaire Edgar Morin, chronique d'un regard de Céline Gailleurd et de Olivier Bohler (achat des places en ligne sur www.festival-lumiere.org). Edgar Morin s'est en effet distingué sur sa réflexion sur le cinéma non en tant qu'art mais en tant que phénomène sociologique dans plusieurs livres. Dans son premier consacré à ce sujet, en définissant
comme « essai d’anthropologie » dans une des préfaces des nombreuses
éditions de son livre Le cinéma ou
l’homme imaginaire[1],
Edgar Morin place d’emblée le lecteur comme étant également spectateur de
cinéma. Il s’adressa donc à lui pour lui expliquer son rapport au cinéma.
Morin insiste
en fait sur plusieurs points pouvant expliquer le succès du cinématographe et
du cinéma. Pour lui, l’attrait du public n’était pas dans le fait de voir
l’arrivée du train mais de voir une image de l’arrivée du train, pas le réel
mais l’image du réel.[2] Son
explication est multiple et commence tout d’abord par le fait que l’image n’est
qu’un double de l’homme, ce qui selon lui, constitue le seul grand mythe humain
universel.[3]
« Autre
et supérieur, le double détient la force magique. Il se dissocie de l’Homme qui
dort pour aller vivre la vie littéralement sur-réelle des rêves. »[4]
L’homme voit
donc sur l’écran des projections de ses angoisses, de ses envies, saines ou
non, parfois meurtrières, projections qui tout en étant réalistes séparent du
réel.
Cette idée de
l’image du réel était d’autant plus importante par rapport à la photographie
qu’outre le fait qu’il y ait mouvement, l’œuvre cinématographique ne pouvait
faire l’objet d’une appropriation privée mais était avant tout adapté au
spectacle collectif.[5]
Quand le
cinématographe devint cinéma, c’est-à-dire avec utilisation de multiples plans,
de différentes échelles de cadrages, puis de mouvements de caméra, ceci permit
de définir le nouveau rapport au temps.
« Le
temps du cinématographe était exactement le temps chronologique du réel. Le
cinéma, par contre, expurge et morcelle la chronologie ; il met en accord
et en raccord les fragments temporels selon un rythme particulier qui est
celui, non de l’action, mais des images de l’action. Le montage unit et ordonne
en un continuum la succession discontinue et hétérogène des plans. C’est ce rythme qui, à partir de séries temporelles
hachées en menus morceaux, reconstituera un temps nouveau, fluide. »[6]
Cette
reconstruction du temps s’opère également pour l’espace, la caméra bougeant,
les plans se succédant, évoquant parfois des lieux différents conduisant de
fait à une certaine ubiquité de la caméra et donc du spectateur.[7] C’est
cette reconstruction d’un temps et d’un espace nouveaux, déconstruits, qui
donne au film une nouvelle dimension et une autre fluidité que celle du
continuum temps espace du réel.
Morin
s’est appliqué ensuite à montrer que l’image, le cadrage, le mouvement, le
raccord donnaient un sens au film : « Les gros plans sont
lyriques : c’est le cœur, non l’œil qui les perçoit. »[8] Cette
analyse conduit en fait à comprendre que ce qui est à l’écran possède une âme
pour peu que ce qui est filmé le soit de manière à lui en donner une. Les
dessins animés représentant les animaux voire des objets qui parlent montrent
notre capacité d’anthropomorphisation des éléments filmés.[9] Le
mouvement étant la vie, donner du mouvement à des objets, c’est leur donner
vie, et donc une âme.[10] Autre
élément participant à l’implication affective du spectateur, la musique semble
s’être imposée au film, élément clé, un besoin du cinéma. « Le cinéma est
musical, comme l’opéra, quoique le spectateur ne s’en rende nullement
compte. »[11]
Les
aspects affectifs nés du cinéma amènent alors à l’idée d’une « âme »
du cinéma. L’idée fondamentale de Morin est celle de la « Projection –
Identification » :
« La
projection est un processus universel et multiforme. Nos besoins, nos
aspirations, nos désirs, nos obsessions, nos craintes se projettent non
seulement dans le vide en rêves et imaginations, mais sur toutes choses et tous
êtres. »[12]
Et de continuer en reprenant
l’analyse de FULCHIGNONI,
« ‘’Nous
attribuons à une personne que nous sommes en train de juger les traits de
caractère, les tendances qui nous sont propres’’[13] –
tout est pur aux purs, et tout est impur aux impurs. »[14]
Morin en
déduit donc qu’ « un premier et élémentaire processus de projection –
identification confère donc aux images cinématographiques assez de réalité pour
que les projections –identifications ordinaires puissent entrer en jeu.
Autrement dit, un mécanisme de projection – identification est à l’origine de
la perception cinématographique. Autrement dit encore la participation
subjective, au cinématographe, emprunte le chemin de la reconstitution
objective. »[15]
Là est la
magie du cinéma pour Morin, celle de s’émouvoir
devant la vision de choses banales mais projetées à l’écran, comme
jusqu’alors on s’extasiait du souvenir figé d’une photographie ou d’une carte
postale. Et c’est « l’absence de participation pratique [qui] détermine
donc une participation affective intense : de véritables transferts s’opèrent
entre l’âme du spectateur et le spectacle à l’écran. »[16]
Morin se sert
de cette analyse pour expliquer comment un spectateur peut aller jusqu’au bout
d’un film niais, affligeant, citant une « formule clé » de la
participation au film : « C’est idiot mais c’est marrant. »[17]
Cette tendance
à se projeter amène alors le spectateur à se projeter dans les personnages les
plus proches de lui : un homme dans un héros masculin, un enfant dans un
héros enfant ou de petite taille ou enfantin…Néanmoins, cette identification
peut très bien se projeter dans son contraire. Et Morin de citer ces bourgeois
qui adorent Charlot le vagabond dont « l’existence réelle est en dessous
même de leur mépris. »[18]
C’est ce que Morin appelle une identification polymorphe et sans limite, nous
permettant de nous projeter dans tous les temps et tous les lieux évoqués par
un film.
Un autre
aspect de la projection est celle des paysages, des ambiances. « De même
que les états d’âme sont des paysages, les paysages sont des états
d’âme. »[19] Ainsi la pluie inspire la
mélancolie, le soleil le bonheur, la joie…
Du point de
vue anthropologique, Morin en arrive à affirmer que plus une société est
habituée à voir des films et plus elle est développée, moins son analyse
s’appuie sur des détails concrets sur la description des images mais plutôt sur
une lecture abstraite et symbolique de celle-ci. C’est ainsi qu’un spectateur
peut accepter beaucoup d’incongruité à l’écran : voix off, musique
d’orchestre post synchronisée soutenant l’action ou l’émotion, « un visage
de vedette invulnérable à la souillure de charbon ». Mais le paradoxe
est :
« [qu’il]
n’admettrait pas une benne qui n’ait pas la forme matérielle de la benne, un
pic qui n’ait pas la forme matérielle d’un pic. »
« La
caméra peut jouer librement avec les formes, mais non le décorateur. » et
encore, « la caméra peut et doit être subjective, non l’objet. Le cinéma
peut et doit déformer notre prise de vue sur les choses, non les choses. Il y a
donc une exigence absolue, universelle du décor ‘’réel’’, d’où, faux paradoxe,
les studios gigantesques, chargés de fabriquer sans relâche les apparences de
cette réalité. »
Pour finir par :
« Les
décors, les objets, les costumes, s’ils doivent être beaucoup plus
vraisemblables qu’au théâtre, peuvent être beaucoup moins véritables. » [20]
Morin
voit également les limites de ce vraisemblable en montrant qu’une
sur-objectivité d’un objet ou d’un lieu leur fait perdre alors toute vérité. Le
travail du cinéaste repose donc sur la maîtrise ou non de cette sur-objectivité.
Morin
rappelle donc que le cinéma est d’abord majoritairement un cinéma de fiction,
touchant un public qui accepte tout à fait d’entendre parler Jésus ou Néron en
français ou anglais, avec une musique accompagnant le tout, comme une
évidence ! Il montre ensuite que les goûts prononcés pour certains genres
de films peuvent se classifier par âge : les enfants de moins de douze ans
aiment le fantastique, les décors légendaires, les dessins animés, et filles
comme garçon aiment les histoires de fantômes. Après douze ans, les enfants
veulent davantage de réalisme, des héros en chair et en os, moins
« enfantins », pour pouvoir s’identifier pleinement. Enfin, Morin
montre qu’arrive un âge où l’on dépasse cette segmentation des genres, pouvant
se projeter dans n’importe lequel.[21]
Mais
dans tous les cas de figure, le spectateur doit avoir « des garants
d’authenticité », pour pouvoir affirmer face à un film « ça pourrait
quand même (m’) arriver. » C’est ceci qui est alors à comprendre. Comment
certains spectateurs pouvaient croire à certaines histoires
abracadabrantes ? Il faut qu’il y ait rationalisation pour que le film
soit réaliste. On peut alors pour illustrer les propose de Morin prendre un
exemple. Amener un monstre à Manhattan est inconcevable pour un spectateur
new-yorkais s’il n’y a pas une explication, non plausible, mais qui le conduit
à croire à l’histoire racontée. « Plus la rationalisation est grande, plus
le film est réaliste. »[22]
Certaines rationalisations peuvent nous paraître aujourd’hui incongrues, car
nous ne nous mettons pas dans le contexte des spectateurs de l’époque du film.
Et Morin d’affirmer :
« Tout
système de fiction est, par lui-même,
un produit historique et social déterminé. Les deux arches apparemment
intangibles entre lesquelles passe le flot mêlé de réalité et d’irréalité
filmique – l’objectivité photographique et la subjectivité musicale – sont
elles-mêmes historiquement déterminées. […] De plus, les cristallisations
filmiques sont sans cesse en mouvement parce qu’elles sont sensibles
précisément aux transformations du monde réel. »[23]
« Parmi
toutes les esthétiques et les visions du monde possibles, les films élisent et
déterminent celles qui leur sont déterminées par les besoins humains actuels.
Une vision dominante, un complexe prépondérant d’irréel et de réel se dégagent.
L’anthropologie nous ramène encore insensiblement à l’Histoire… »[24]
Alors Morin
enfonce le clou. Puisqu’un film est un produit social déterminé, il ne peut pas
être intelligible pour des groupes sociaux qui lui sont étrangers.[25]
« ‘’Les
images seules ne sont rien, seul le montage les convertit en vérité ou
mensonge’’. Il y a des images historiques, mais le cinéma n’est pas le reflet
de l’histoire, il est tout au plus historien. »[26]
Et donc il en
conclut en reprenant les propos de H.
Laugier qui affirmait qu’à travers tous les films s’effectuait un
« déchiffrement documentaire du monde visible ». 3Aujourd’hui, tout
enfant de quinze ans, dans toutes les classes de la société, a vu un grand
nombre de fois les gratte-ciels de New York, les ports de l’Extrême Orient, les
glaces du Groenland… Les romans filmés ont rendu familiers à tous les enfants
tous les éternels néants qu’agitent l’âme humaine, tous les mystères douloureux
de la vie, de l’amour et de la mort. » [27]
« C’est
[donc] parce qu’il est miroir anthropologique que le cinéma reflète
nécessairement les réalités pratiques et imaginaires, c’est-à-dire les besoins,
les communications, et les problèmes de l’individualité humaine de son
siècle. »[28]
Et d’en conclure
que
« Cette
recherche n’est pas terminée, aussi [sa] conclusion ne peut être que
l’introduction à l’étude de ce qui va suivre. Il nous faudra, avant d’envisager
le rôle social du cinéma, considérer les contenus des films dans leur triple
réalité anthropologique, historique et sociale, à la lumière toujours des
processus de projection identification. »[29]
Vous voulez en savoir plus sur la pensée cinématographique d'Edgar Morin, venez au Festival Lumière voir le documentaire Edgar Morin, chronique d'un regard de Céline Gailleurd et de Olivier Bohler le mercredi15 octobre 2014, à 19h00 et à la Villa Lumière:
Réservation des places par téléphone: 04 78 78 18 95
Réservation des places par téléphone: 04 78 78 18 95
Par internet: www.festival-lumiere.org
À très bientôt
Lionel Lacour
[1] Première édition en 1956.
[2] E. MORIN, Le cinéma ou l’homme imaginaire, p. 23.
[3] E. MORIN, op. cit. p. 33
[4] E. MORIN, op. cit. p. 34.
[5] E. MORIN, op. cit. p.42. Sur ce point, les
évolutions techniques ont néanmoins modifié l’analyse de Morin avec la
multiplication des formats d’enregistrements vidéo privés.
[6] E. MORIN, op. cit. p. 64.
[7] E. MORIN, op. cit. p. 69.
[8] E. MORIN, op. cit. p. 73 reprenant Bela BALAZS, Theory of Film, p. 56.
[9] E. MORIN, op. cit. p. 76 et 111. Sur ce point, les
publicités IKEA ont souvent joué sur le rapport affectif que les consommateurs
entretenaient avec leur mobilier, utilisant les principes cinématographiques
pour transmettre ce message aux spectateurs.
[10] E. MORIN, op. cit. p.133 – 135.
[11] E. MORIN, op. cit. pp 86 et 87, puis p. 107.
[12] E. MORIN, op. cit. p.91.
[13] FULCHIGNONI,
« Examen d’un test filmique », Revue
de filmologie, II, 6, p. 172.
[14] E. MORIN, op. cit. p.92.
[15] E. MORIN, op. cit. p.98.
[16] E. MORIN, op. cit. p.101.
[17] E. MORIN, op. cit. p.108.
[18] E. MORIN, op. cit. p.110.
[19] E. MORIN, op. cit. p.113.
[20] E. MORIN, op. cit. p.164.
[21] E. MORIN, op. cit. p.169.
[22] E. MORIN, op. cit. p. 171.
[23] E. MORIN, op. cit. p.173.
[24] E. MORIN, op. cit. p.174.
[25] E. MORIN, op. cit. p.196.
[26] E. MORIN, op. cit. p.207
[27]E. MORIN, op. cit. p. 209 reprenant la préface
écrite par H LAUGIER du livre de G. COHEN-SEAT, Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma.
[28] E. MORIN, op. cit. p.215-216.
[29] E. MORIN, op. cit. p.220.
J'ai pu voir le film au festival Lumière, très bien, je le recommande à tous !
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