mardi 23 juillet 2013

Mort de Denys de la Patelliière, le dernier réalisateur du "cinéma à papa"?

 Bonjour à tous,

le dimanche 21 juillet, Denys de la Patellière quittait définitivement notre monde après avoir quitté le monde du cinéma depuis déjà quelques années. Peu d'échos dans les médias quand la naissance d'un possible héritier du trône d'Angleterre agite les journalistes. Pourtant, bien que critiqué par de nombreux cinéastes plus jeunes que lui - mais plus très jeunes aujourd'hui - Denys de la Patellière a tourné avec les monstres sacrés du cinéma français, que ce soit Jean Gabin, Danielle Darrieux, Pierre Fresnay, LinoVentura, Bernard Blier, Fernandel, Michèle Morgan et d'autres encore.

Sa production fut très hétéroclite et compte des vrais "nanars" comme Tempo di Roma, réalisé en 1963 avec pourtant un casting prestigieux (Charles Aznavour, Arletty), La fabuleuse aventure de Marco Polo en 1965 avec rien de moins qu'Horst Buchholtz, un des sept mercenaires, et Anthony Qinn, Elsa Martinelli, Orson Welles, Omar Sharif ou Robert Hossein, excusez du peu! Il y a encore ce Caroline chérie tourné en 1968, qui ne permettait pas de remettre en cause la version originale réalisée en 1951, de qualité déjà médiocre mais dans laquelle avait triomphé Martine Carol. Il y eut aussi cet improbable film Le tatoué durant lequel les deux stars françaises, Jean Gabin et Louis de Funès eurent toutes les difficultés du monde à travailler ensemble. Et il faut bien reconnaître que pour le cinquième film dans lequel ils partageaient l'affiche, les choses avaient bien changées puisque Louis de Funès avait quitté les seconds rôles, voire des rôles plus modestes encore depuis Le gentleman d'Epsom, dernière de leur collaboration en 1962, réalisé par Gilles Grangier, six ans avant Le tatoué. Le comédien avait en effet enchaîné succès sur triomphes, des séries des Gendarmes de Saint Tropez ou de Fantomas en passant par les collaborations avec Gérard Oury et Bourvil, que ce soit Le Corniaud ou La grande Vadrouille. Gabin ne put donc supporter de partager l'affiche avec ce comédien qui n'avait jamais été avant qu'un faire valoir de son talent. Et Denys de la Patellière reconnut lui-même que ce fut l'enfer sur les plateaux, largement dû aux caprices d'un Jean Gabin avec qui il travaillait depuis dix ans et avec qui il allait tourner encore.
Jean Gabin face à Louis Seigner
Car les plus grands succès de Denys de la Patellière sont avec Jean Gabin, ou son héritier, Lino Ventura. Sa collaboration avec Michel Audiard fut également une des raisons de des succès. La combinaison de ces talents permit la réalisation de films populaires, parfois traités de poujadistes, notamment pour le film Rue des prairies réalisé en 1959, dans lesquels les partitions du génie Audiard résonnaient autrement que dans l'humour, certes efficace, mais ouvertement liés à la comédie, des films de Gilles Grangier ou de Georges Lautner.
Ainsi, dans Les grandes familles, adaptation de l'œuvre de Maurice Druon, Audiard met-il tout son talent pour dialoguer les joutes verbales entre Jean Gabin et Pierre Brasseur, ou Jean Gabin et Bernard Blier ou
encore Jean Gabin et Louis Seigner. Les mots font mouche, certains font sourire, d'autres sont d'une dureté infinie. Mais pas une once de comédie ou de farce, genres dans lesquels était associé Audiard. En inventant les mots des gens du monde de la finance, monde qu'il ignorait, Audiard permettait de valoriser le film de Denys de la Patellière, film classique de par son sujet, classique de par son traitement, mais audacieux par ce choix de dialoguiste. Tout le talent de Denys de la Patellière était ici. Assembler une somme de talents où chacun était au service de l'autre. Ou plutôt au service de Jean Gabin, qui trouvait là un rôle de patriarche qu'il affectionnait tant. Revoir ce film aujourd'hui permet aussi de comprendre que le monde de la finance n'a pas tant changé que ça. Certes les actions et les titres boursiers ne s'échangent plus à la corbeille, mais les stratégies pour financer, vendre, spéculer ou pour nuire à des adversaires font frémir tant la violence de ce monde semble extrêmement contemporain!

Un an après, Gabin retrouvait son rôle de patriarche dans Rue des prairies (voir à ce sujet l'article La famille française des années 1950 à nos jours), patriarche contre-maître d'usine devant vivre seul avec trois enfants dans un appartement trop petit et sans salle de bain. Si l'environnement économique était différent, le rôle de Gabin était cependant furieusement semblable, avec un vocabulaire plus populaire, une vision du monde plus terre à terre pour ne pas dire plus franchouillarde. Mais c'était une vision de la France en mouvement: croissance économique, construction de grands ensembles, émancipation de la jeunesse, tout cela face à une France encore traditionnelle sortant de la guerre, qui se satisfaisait de la baguette et du camembert, et déjà bien heureuse de pouvoir vivre dans un appartement avec l'eau courante, quand bien même fallait-il faire sa toilette dans l'évier!


Mais le film le plus intéressant de l'œuvre de Denys de la Patellière est sans aucun doute Un taxi pour Tobrouk que j'ai déjà évoqué sur ce blog dans un autre article (voir L'ambition européenne se voit-elle au cinéma?). Le film repose sur une recette assez semblable à celle évoquée précédemment: Denys de la Patellière aux manettes, Ventura en lieu et place de Gabin, Audiard aux dialogue. Ajoutez à cela des seconds rôles de qualité, Charles Aznavour, Maurice Biraud et Hardy Krüger. Enfin, un film de genre, le film de guerre, avec des propos favorables à un rapprochement franco-allemand. On est certes dans cette politique gaullienne et l'amitié du Général avec le chancelier Conrad Adenauer, mais le cinéma populaire s'adresse à un public populaire. Et ce cinéma là particulièrement, avec des spectateurs plus âgés que ceux voyant les films de Truffaut ou Godard. Il est donc très important de remarquer que ce thème d'une amitié franco-allemande possible malgré la guerre soit abordé dans un film de 1961, soit la même année que Jules et Jim de François Truffaut (avec un traitement cependant et évidemment bien différent!). Un taxi pour Tobrouk a donc cette particularité de coller vraiment à un courant progressiste, peu courant pour ce genre de production. L'autre caractéristique qui le distingue des films de Denys de la Patellière tournés avec Gabin est une vision plus liée à la camaraderie des personnages. Si celui interprété par Lino Ventura domine l'ensemble, jamais il n'écrase. Au contraire, chacun des protagonistes a son mot à dire, influe sur le cours de l'histoire. Le rôle du capitaine allemand fait prisonnier par les militaires français n'est pas minime. Au contraire. Bien sûr, le sujet du film facilitait un tel traitement des personnages. Mais on aurait pu imaginer un rôle plus dominateur de Ventura dans cette équipée. Le succès du film reposait donc, en plus de la modernité du point de vue, sur une vision moins hiérarchique des personnages. On est en effet loin d'un Gabin affirmant à son fils que dans la famille, le patron c'était LUI - dans Les grandes familles - ou assénant une claque magistrale à sa fille qui osait lui désobéir et lui manquer de respect - Rue des prairies. Cet esprit plus collégial a pu plaire à des spectateurs habituellement plus critiques sur ce genre de films. Mais il pouvait troubler des spectateurs habitués à une structure plus archaïque.



Cependant, le genre du film de guerre permet de retrouver des thèmes plus traditionnels, à commencer par l'amitié virile et militaire. De même, le casting comme les dialogues d'Audiard pouvait finir de rassurer les inconditionnels du "cinéma de papa" si décrié par les thuriféraires d'un nouveau cinéma français. Car à l'instar des films précédemment cités, les dialogues d'Audiard ne s'inscrivaient pas dans une comédie. La fin du film est d'ailleurs doublement tragique. En revanche, le film bénéficiait de nombreux "bons mots" dont certains particulièrement décapant. En effet, entendre Charles Aznavour incarnant le militaire français Samuel Goldmann dire "À quoi cela sert-il d'être juif si on n'a pas un près banquier" est un plaisir d'autant plus grand qu'Audiard joue justement avec les préjugés antisémites prononcés par un juif, sans jamais être interprété comme une adhésion à ces propos racistes. De même, le personnage qu'interprète Maurice Biraud condamne de manière humoristique et pourtant sans complaisance le vichysme de son père:

"Mon père est à Vichy. C'est un homme qui a la légalité dans le sang. Si les Chinois débarquaient, il se ferait mandarin... Si les Nègres prenaient le pouvoir, il se mettrait un os dans le nez. Si les Grecs..."

À cette série de propos racistes ou xénophobes correspondait pourtant une différence avec les discours plus officiels, minimisant le pétainisme pour mieux accabler Pétain. Audiard, et donc avec lui Denys de la Patellière, étaient un peu plus critiques puisque ces propos étaient tenus par justement un soldat de la France libre. Et le légalisme de son père, qui était souvent pris pour justification d'après guerre est raillé en bonne et due forme.
Mais la République française en prend aussi pour son grade - et on retrouve bien là l'anarchiste de droite qu'était Michel Audiard. Et c'est encore par le personnage de Maurice Biraud que la critique arrive. À la question du capitaine nazi demandant pourquoi les Français s'allient toujours avec des pays en guerre au lieu de le faire avec des pays neutres comme la Suisse, le soldat français lui répond ceci:

"Mon cher, vous connaissez mal les Français. Nous avons le complexe de la liberté. Ça date de 89. Nous avons égorgé la moitié de l'Europe au nom de ce principe. Depuis que Napoléon a écrasé la Pologne, nous ne supportons pas que quiconque l'écrase à notre place. Nous aurions l'impression d'être frustrés!"

La critique d'une République prête à faire la guerre est évidemment facile, surtout quand on sait ce qu'ont été les accords de Munich en 1938. Au passage, il est malgré tout à remarquer le niveau culturel de base de ce genre de film, qui, je le rappelle, était un film populaire. Évoquer Napoléon, les conquêtes impériales, les principes révolutionnaires dans un film grand public serait aujourd'hui juste inimaginable. Cela ne signifie pas que tous les spectateurs de 1961 connaissaient ce qu'Audiard écrivait. Mais celui-ci ne s'empêchait pas d'écrire en mettant des références sous prétextes que certains ne comprendraient pas...
La fin du film quant à elle dénonce les patriotes des défilés militaires qui mettent la France en bandoulière, accusant, sans savoir qui ils sont, ceux qui auraient l'outrecuidance de ne pas ôter leur chapeau devant le passage des troupes. Le message du film est donc plus complexe qu'il n'y paraît. Pas un film de guerre classique puisque l'objectif des héros est de ramener un prisonnier sans grand coup d'éclat militaire. Pas un film ultra-patriotique puisque les spectateurs s'attachent eux aussi au personnage du capitaine allemand. Pas un film anti-nationaliste car les motivations de chacun des soldats français reposent malgré tout, et malgré ce que chacun dit, sur des valeurs anti-nazies et démocratiques chères à la République française. À sa sortie, chaque spectateur pouvait y trouver un message qui pouvait le satisfaire. Un film complexe et populaire. S'il ne fallait retenir qu'un film de l'œuvre de Denys de la Patellière, c'est sans hésitation celui-ci que je choisirais, parce qu'il embrasse plusieurs messages sans pour autant être incohérent. Parce qu'il est le plus accompli et sûrement le plus authentique à défaut d'être le plus réaliste - on a du mal à envisager qu'une histoire d'amitié puisse naître entre un officier nazi et des soldats français pendant la guerre.

Ainsi, Denys de la Patellière aura fait de nombreux films populaires de qualité très inégale. Mais on aurait tort de mépriser l'ensemble de ses films. Nombre d'entre eux ont correspondu à une période de l'Histoire de France, celle des trente glorieuses, âge d'or d'un pays qui connaissait à la fois une croissance économique forte, des progrès des droit sociaux, une construction européenne inédite, une émancipation progressive des femmes et de la jeunesse, et ce dans des structures politique, économique, sociétale et familiale archaïques. Ainsi, s'il est peu à parier que l'Histoire du cinéma retienne ses films parmi ceux qui ont marqué le 7ème art, les Historiens spécialistes de ces années 1960 devront intégrer dans leurs sources l'œuvre de Denys de la Patellière dont chaque élément constitue un témoignage original de cette période.

Et si vous aimez Un taxi pour Tobrouk, n'hésitez pas à le faire savoir ici!

À bientôt
Lionel Lacour

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