Cet article reprend celui que Jean-Pierre Meyniac avait sympathiquement accueilli sur son site http://www.cinehig.clionautes.org/ .
Il m'a semblé intéressant de le proposer à nouveau sur ce blog car il présentait différents points de droit vis-à-vis du cinéma, notamment pour ce qui concernanit le débat sur le film Le cauchemar de Darwin.
Lors de l’émission « la fabrique de l’Histoire » du jeudi 10 décembre 2009 intitulé « Historiens et réalisateurs face aux documentaires historiques », plusieurs intervenants ont débattu montrant de fait les rapports difficiles entre l’Histoire et une forme de représentation audiovisuelle.
Parmi les invités de l’émission se trouvait Laurent Véray, historien du cinéma et président de l’ « Association française de recherche sur l’histoire du cinéma », qui publie notamment le revue 1895. Laurent Véray est également réalisateur de films documentaires dont L’héroïque cinématographe réalisé en 2003. Olivier Bouzy, directeur adjoint du Centre Jeanne d'Arc, chargé de cours à l'Université d'Orléans et qui intervint régulièrement dans des documentaires sur Jeanne d’Arc, Serge Viallet, réalisateur de documentaires historiques comme Nagasaki réalisé en 1995 et Jean-Marie Salamito, professeur d'Histoire à l’Université Paris IV-Sorbonne et auteur d’une critique de la série documentaire L’apocalypse, série documentaire sur les débuts du christianisme réalisé par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, complétaient la liste des débatteurs.
La question posée par le débat peut se résumer assez facilement autour d’une problématique assez claire : un documentaire est-il ou peut-il être un travail d’historiens ? A cette question, plusieurs points ont alors été abordés. Il ne s’agit pas de reproduire ici l’ensemble des propos tenus mais bien de les résumer et de les commenter.
En effet, depuis plusieurs années, j’ai créé des conférences autour du thème « Histoire et Cinéma » à l’Institut Lumière et rédigé quelques articles sur la nécessité pour les Historiens de s’approprier les sources filmiques comme matériau d’analyse. Mon travail est essentiellement sur le film de fiction que j’analyse comme source de son temps de production ou de projection. Mais le traitement de l’image documentaire n’est pas si différent.
En première remarque, j’insiste sur une affirmation essentielle de Laurent Véray. Un film est un point de vue de réalisateur. Ceci est vrai quelque soit le type de film, de fiction ou documentaire. Ce point de vue obéit à des contraintes propres au genre audiovisuel et peut difficilement accepter les nuances et confrontations des « thèses ». Ce qui a été reproché à Prieur et Mordillat par Jean-Marie Salamito a été de défendre une thèse qu’il qualifie lui-même d’éculée, à savoir la trahison du message de Jésus par ses continuateurs immédiats. Or Jean-Marie Salamito n’a pas pu apporter une quelconque autre anti-thèse bien qu’Emmanuel Laurentin, le journaliste animant « La Fabrique de l’histoire », le lui ait demandé. Non qu’il n’en défende pas une, son livre Les chevaliers de l’Apocalypse, réponse à MM. Prieur et Mordillat le démontrant très bien, mais justement, parce qu’il s’est lui aussi trouvé dans une contrainte liée à la nature du débat radiophonique.
Le cinéma et les productions audiovisuelles ne peuvent faire que travail d’une Mémoire, d’une démocratisation de l’Histoire marquée, Laurent Véray l’a également signalé, par l’historiographie du temps de production. Il ne suffit que de regarder les différentes approches de la Révolution française au cinéma pour s’en persuader ! Quoi de commun dans les thématiques abordées par Renoir dans La Marseillaise en 1937 avec le diptyque de Robert Enrico en 1989, Les années Lumières et Les années Terribles ?
Dans ces deux exemples de films de fiction, on peut trouver une foule d’informations impressionnante. Mais en aucun cas un film, même en plusieurs épisodes ne pourrait rivaliser en volume d’informations avec une thèse, une somme voire un simple manuel d’Histoire. Cette évidence entraîne alors un constat qui rejoint une des questions du débat, à savoir la possible collaboration entre historiens et documentaristes. Or celle-ci ne peut pas exister selon les formes désirées par certains des intervenants, pour la bonne raison que l’historien n’a pas de limite de volume dans son travail qui peut s’adresser à un nombre faible de lecteurs. Il n’en va pas de même pour les films, de fiction ou documentaires qui ont des contraintes de durée et économiques de production.
La volonté de ne pas forcément être narratif dans l’approche historienne telle que Olivier Bouzy l’a exprimée est elle aussi peu en adéquation avec les impératifs de la production filmique qui reste un « spectacle » devant lequel le spectateur essaie de s’instruire tout en y trouvant un certain plaisir de divertissement. Pour l’historien, la chronologie est un canevas sur lequel va reposer l’analyse historique selon une méthodologie qui a d’ailleurs varié régulièrement. Pour le spectateur, de cinéma ou de télévision, la maîtrise de la chronologie est déjà en soi une certaine maîtrise du sens de l’Histoire. L’analyse que le documentaire peut apporter doit le plus possible avoir une progression chronologique. Une collaboration entre historien et documentariste ne peut donc en aucun cas aboutir à un résultat pleinement satisfaisant pour un travail d’historien en ce sens où les nuances disparaîtraient ou s’effaceraient forcément face aux nécessités du récit filmique qui peut difficilement être polysémique. Ainsi, Le chagrin et la pitié est contestable en soi si on le prend comme objet unique d’une Histoire qui se voudrait globale. Il a eu néanmoins le mérite de montrer certaines vérités jusque là dissimulées de la mémoire française. Il y a eu pourtant bien des coupes des interviews, du montage, des informations connues du réalisateur mais qu’il a sciemment occultées pour servir son propos. Ce documentaire doit-il pour autant être invalidé au regard des manques, des coupes, des points de vue d’Ophüls ? Quel sentiment les spectateurs ont-ils pu avoir à la sortie du film sinon que la majorité des Français avait collaboré ou accepté l’occupation sans grand mal ? Ophüls nous a raconté « une » Histoire de la France pendant l’occupation. Mais elle n’est qu’un aspect de cette Histoire de France. L’impression qui en ressort est exagérée par le support filmique qui assène sans laisser beaucoup de temps aux spectateurs de réagir au message du film. Tous les documentaires ayant recours à des coupes d’informations voire à leur évacuation pour des raisons en effet de point de vue de l’auteur, la seule solution serait-elle alors que les Historiens réalisent des documentaires ?
Ce qui m’amène à un point important du débat. Jean Marie Salamito a réagi à cette idée en ne voyant pas pourquoi il devrait utiliser le support audiovisuel pour faire de l’Histoire.
Faire de l’Histoire doit se prendre ici selon deux acceptions. Pour la première, il s’agirait de substituer au livre comme support de la pensée un support audiovisuel. On peut comprendre certaines réticences de faire de l’Histoire ainsi car cela peut en effet poser des problèmes, tant du point de vue de la maîtrise de la forme audiovisuelle que de la durée d’un documentaire qui respecterait scrupuleusement la méthode historienne de confrontation de toutes les sources disponibles. Mais faire de l’Histoire avec des « images qui bougent », c’est aussi prendre le film comme source de l’Histoire. Plusieurs des invités ont rappelé les vœux restés pieux d’un enseignement de ce langage audiovisuel à l’Université. Ils ont regretté que les travaux de Marc Ferro et notamment ses émissions d’analyse des archives n’aient pas été assez continuées par d’autres historiens. Mais la réaction de Jean-Marie Salamito relève surtout d’un ultra-conservatisme des historiens à l’égard du matériau audiovisuel, matériau à la fois comme support de pensée et comme source historique. Laurent Véray affirmait justement qu’un film ne s’analysait pas comme un texte ou une image fixe. Le langage cinématographique n’est pas très élaboré mais il impose néanmoins une formation pour établir une lecture différente de la simple liste des détails visuels. Et l’écriture textuelle de ces observations ne permettra jamais au lecteur de comprendre l’impact de l’image. Sorlin parlait de « l’effet cinéma » dans Sociologie du cinéma.. Cela devrait imposer une nouvelle approche de l’étude du XXème siècle, et ceux à venir, en utilisant le mode « multimédia » car l’Histoire se fait de plus en plus avec des documents audiovisuels. Nous pouvons prendre des exemples symboliques mais qui pourraient se multiplier sur des cas plus modestes. Ainsi, l’assassinat de Kennedy a eu d’autant plus d’impact sur nos contemporains que l’image a été diffusée jusqu’à aujourd’hui, parfois jusqu’à l’écoeurement. Désormais, l’Histoire se construit aussi avec des documents qui participent immédiatement à la construction de la mémoire collective. Plus récemment, les attentats du 11 septembre 2001 ont été l’occasion de la production d’une masse de documentaires réalisés avec des milliers de documents amateurs. On est loin des gravures représentant l’assassinat d’Henri IV qui étaient les seules représentations de cet événement et qui construisaient une mémoire sur un support autant artistique qu’historique !
Enfin, le genre documentaire pose de vrais problèmes aux historiens pour des raisons fondamentales. L’accès aux sources est de plus en plus facilité par la numérisation des différents supports, livres, enluminures, archives etc. Les ouvrages d’historiens sont eux aussi plus facilement consultables car internet permet à certains passionnés de mettre sur leurs sites des bibliographies quasiment exhaustive sur des thèmes pointus. Cette appropriation de ce savoir n’est pas sans problème scientifique car elle permet le meilleur comme le pire. Le meilleur étant la démocratisation, apparente, du savoir. Le pire étant la non maîtrise des sources, leur non hiérarchisation et les erreurs d’interprétation et d’analyse. Appliqué aux documentaires, ce recours aux archives offre une possibilité plus grande aux réalisateurs qui peuvent alors mettre en forme selon leur point de vue leur vision de l’Histoire. Ce qui pose problème aux historiens est alors évident. L’abondance, apparente, des sources de ces documentaires, la maîtrise du langage cinématographique, le montage notamment, et l’intervention d’experts reconnus semblent faire de ces documentaires de véritables travaux d’historiens. A juste titre, ceux-ci, formés à l’université, estiment que la méthodologie historienne manque pouvant même trahir le discours historique.
Or ils commettent finalement une erreur assez grande mais compréhensible. Si les historiens comprennent que la fluidité de l’image audiovisuelle a changé notre rapport au monde, peu d’entre eux accepte de devoir en passer par une autre manière de faire de l’Histoire d’un monde qui a généré tant d’images, en mouvement de surcroît. De plus, quand bien même ils réaliseraient leurs propres documentaires, plus coûteux à réaliser que la publication de livre ou de thèses, ils n’élimineraient pas la production de documentaires, sérieux ou fantaisistes, sur l’Histoire. Dès lors, au lieu de craindre une autre « apocalypse », il vaudrait mieux comprendre que le documentaire, quel qu’il soit participe à la construction d’une mémoire collective. Que le succès ou l’échec d’un documentaire s’explique à la fois par la qualité formelle et par ce que le spectateur est prêt à entendre. Le succès de L’apocalypse de Mordillat et Prieur ne peut s’expliquer que par le questionnement de nos sociétés sur la construction des religions. Cette série témoigne d’une époque. Il est peu probable qu’une telle série eût pu être produite dans les années 1950 !
Mais en réalité, ce qui effraie le plus les historiens, c’est que l’image documentaire semble « vraie ». En cela, leurs frayeurs sont sinon justifiées, en tout cas explicables par l’importance grandissante qu’on accorde aux documentaires comme source de vérité, justement à cause de la véracité des images. Le cauchemar de Darwin est un exemple presque parfait de cela. L’Occident entier s’auto-flagellait après sa sortie et chaque critique y allait de son verbe pour fustiger ce monde libéral néocolonial. C’était oublier que ce film n’était qu’un film, avec un point de vue, avec ses manipulations cinématographiques. François Garçon, premier encenseur du film fut celui qui réagit le plus virulemment ensuite pour démonter le documentaire dans Enquête sur le cauchemar de Darwin, publié en 2006. Poursuivi en justice pour diffamation par le réalisateur, François Garçon perdit ses procès. L’argument motivant sa condamnation à la cour d’appel de Paris le 11 mars 2009 ne manque pas d’intriguer :
« [François Garçon ne disposait] manifestement pas d'une base factuelle suffisante pour formuler à l'encontre du réalisateur une telle accusation de manipulation des enfants et de tromperie sur la réalité des situations qu'il a filmées [Sur la bonne foi, François Garçon qui est professeur aurait dû disposer d'une base factuelle suffisante et tenir compte de la nature de l'œuvre de Hubert Sauper, qui n'est pas un documentaire didactique mais un documentaire de création] »
La justice, par ses attendus, place l’œuvre documentaire comme œuvre de création et non comme œuvre scientifique, entendu ici de sciences humaines. Or la perception des spectateurs n’est en aucun cas celle d’une œuvre artistique. Et la condamnation de François Garçon confirme bien l’ambiguïté du documentaire : œuvre de création (d’invention ?) du point de vue juridique, œuvre scientifique ou politique pour les spectateurs. On comprend alors les inquiétudes des historiens face aux documentaires.
Pourtant, et pour conclure, il faudrait comprendre que le temps du documentaire n’est pas celui de l’historien. Celui-ci peut travailler des années, voire des décennies sur un même thème, y revenir, voire contredire ses premières conclusions au gré de ses recherches ou de sources nouvelles. Le documentariste travaille rarement au-delà de plusieurs mois. Son travail se rapproche davantage du compilateur qui peut avoir dans le meilleur des cas un point de vue. Peu importe la validité historique de ce point de vue. Nous l’avons vu, les contraintes des films, documentaires comme fictions d’ailleurs, obligent presque obligatoirement les réalisateurs à être en phase avec un public cible. Inconsciemment, ces réalisateurs peuvent réaliser des documentaires sur Jésus en 2008 mais constituer une source remarquable pour les historiens étudiant plus tard… le XXIème siècle et ses rapports au christianisme. Ce temps du documentaire est donc en corrélation avec celui de son époque. Le documentaire aura instruit, diverti et sera oublié pour l’essentiel par les spectateurs qui retiendront, pour reprendre L’apocalypse, que le message de Jésus a été trahi pas ses disciples. Jusqu’à ce qu’un autre documentaire apporte une autre thèse, tout aussi simplifiée. Le temps de l’Histoire est un temps long, celui du documentaire est un temps de l’immédiateté du spectateur. Ce téléscopage temporel inévitable fait qu’il y aura toujours ce débat sur les documentaires, œuvres de mémoire qui « trahissent » l’Histoire.
Lionel Lacour
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