Bonjour à tous,
Depuis les récits de la Résistance d’après guerre jusqu’aux évocations de la décolonisation de l’empire français, le cinéma français a montré ses difficultés récurrentes à aborder des thèmes douloureux. Peu de cinéastes ont en effet osé évoquer la collaboration ou la guerre d’Algérie sans risquer de se faire critiquer par les politiques comme étant des contempteurs de leur pays. Que ce soit Marcel Ophuls pour Le chagrin et la pitié évoquant avant Paxton une France moins résistante qu’enseignée dans les écoles ou Yves Boisset dans R.A.S., évoquant la guerre d'Algérie, chaque film évoquant le passé proche avec un regard différent de celui qui glorifie les héros nationaux est régulièrement dénoncé par les chantres de la France éternelle et infaillible. Nous sommes donc loin du cinéma américain qui s’empare régulièrement des sujets mettant sur la sellette les Etats-Unis quand les agissements de ses dirigeants deviennent contraires à l’idéal justement prôné par ce pays qui s’impose encore comme un modèle.
Mathieu Kassovitz s’est donc attaqué à un de ces sujets qui fâche. Du moins qui risque de fâcher certains. En 1988, autour de l’élection présidentielle française, des Kanaks tuaient des gendarmes et en prenaient en otages quelques autres sur l’île d’Ouvéa, en Nouvelle Calédonie. Pour la première fois au cinéma, son film
L’ordre et la morale qui sortira le 16 novembre 2011, évoque cette histoire, d’après le livre du capitaine Legorjus La morale et l’action, en mettant en avant les contradictions entre l’histoire racontée aux Français au moment des faits et celle que les témoins de cette prise d’otages ont pu vivre.
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Mathieu Kassovitz dans le rôle du capitaine Philippe Legorjus |
1. Histoire officielle et point de vue de cinéma
L’ordre et la morale raconte la prise d’otage par des indépendantistes Kanaks ayant eu lieu du 22 avril au 5 mai 1988, soit commençant juste avant le premier tour des élections présidentielles françaises et se finissant deux jours avant le deuxième tour dans lequel s’affrontaient le président sortant, François Mitterrand, socialiste, et Jacques Chirac, Premier ministre de cohabitation depuis 1986 puisque il était président du RPR, premier parti d’opposition à la majorité présidentielle. En 1986, il dirigeait le gouvernement après la victoire de la coalition de droite, RPR et UDF, aux élections législatives du 16 mars.
Le film de Mathieu Kassovitz n’est pas en soi une chronique politique. Il part du point de vue exclusif du personnage principal qu’il interprète lui-même, le capitaine Philippe Legorjus qui dirige un groupe du GIGN missionné pour négocier avec les ravisseurs de gendarmes. En commençant le film par une séquence montrant la fin de cette prise d’otage dont on comprend qu’elle fut violente et qui annonce d’emblée qu’elle constitue un échec pour le capitaine, Kassovitz cerne clairement son sujet : il ne s’agira pas de créer un quelconque suspens sur le sort des gendarmes ou des ravisseurs kanaks. Par la voix off de la première séquence et les images montées à l’envers, le réalisateur raconte avant tout l’histoire d’un échec pour tous ceux qui auront participé, de près ou de loin à cette prise d’otage, que ce soient les Kanaks, ceux du FLNKS, les gendarmes, l’armée et les politiques.
En optant pour le point de vue du capitaine Legorjus, Kassovitz propose une représentation très étroite de ce que chef du GIGN perçoit. Legorjus passe d’une réunion avec le général de l’armée, Vidal, à la découverte de la gendarmerie attaquée par les indépendantistes kanaks pour finalement se retrouver dans la forêt d’Ouvéa et se confronter à Alphonse Dianou, chef des rebelles, dans la grotte qui abritaient les otages. Ce qui se passe en dehors de son champ de vision lui est rapporté par des témoins externes, un kanak, le commandant Prouteau à l’Elysée, le ministre Bernard Pons, le général Vidal, une journaliste ou encore la télévision.
Kassovitz constitue donc une mosaïque désordonnée d’informations que le capitaine Legorjus doit assemblée pour pouvoir exécuter ce pour quoi il a été envoyé : négocier la libération des gendarmes de la « grotte d’Ouvéa ».
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Le ministre Bernard Pons,
interprété par Daniel Martin |
2. Le spectateur : témoin en Nouvelle Calédonie
Par son film, Kassovitz s’adresse à deux types de spectateurs. Ceux qui se souviennent de cet épisode qui faisait la une des journaux entre les deux tours de l’élection présidentielle et ceux qui ignoraient jusqu’à l’existence de ce qui avait pu se passer dans ce territoire d’outre-mer.
Le point de vue adopté permet pour la première catégorie de se mettre alors de l’autre côté du miroir. Jusqu’alors, les seules sources d’informations qui étaient disponibles étaient celles émanant des politiques. La barbarie dont étaient coupables les ravisseurs kanaks ne faisait aucun doute. En reprenant les images télévisées du débat entre les deux finalistes de la présidentielle, Kassovitz rappelle combien l’information était avant tout une information politique. Mieux, en montrant ces images comme nous regarderions la télévision et non en les intégrant directement dans le montage, le spectateur de son film redevient le spectateur de ce qu’il a justement vu il y a 23 ans. Le spectateur se regarde de fait regarder le débat dans lequel Chirac présente la situation comme étant intenable et sans autre solution que le recours à la force.
Pour les autres, ceux n’ayant pas connu cette période, c'est-à-dire les plus jeunes, ils apprennent par ce film combien cet événement a pu marquer l’élection présidentielle en devenant un enjeu lors du débat, Chirac se présentant comme le garant de l’autorité française, où que ce soit sur le territoire français, faisant passer Mitterrand comme un faible face aux rebelles tandis que ce dernier cherchait à faire de Chirac un oppresseur n’ayant aucune volonté d’apaiser les choses.
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Les hommes du GIGN et de Legorjus faits prisonniers par
Alphonse Dianou et ses hommes
sur l'île d'Ouvéa |
3. Un film document, un film de cinéma
En optant pour le point de vue de Legorjus, Kassovitz a donc transféré les spectateurs loin du point de vue hexagonal relayé par les politiques. Les seuls liens avec la France passent par la technologie de communication. Legorjus appelle Prouteau qui lui apprend la position, ambiguë d’ailleurs, de Mitterrand. Et il suit à la télévision le débat entre Mitterrand et Chirac.
Par sa première séquence, le film peut alors se dérouler comme une chronique que Legorjus se charge de raconter aux spectateurs a posteriori. Rythmant chaque séquence par le nombre de jours qui sépare ce qui est à l’écran de l’assaut final, Kassovitz ménage non un suspens quant à l’issue des négociations, mais une interrogation permanente : comment en est-on arrivé là,? Question posée dès le début du film.
Kassovitz a gardé les noms des lieux, des personnages quels qu’ils soient qui ont été partie prenante. Pas d’artifices qui pourrait perturber la lecture du film. Il s’agit bien d’un récit qui se veut précis. Pourtant, son film reste l’œuvre d’un cinéaste qui s’imprègne de son histoire. Dans un discours répété et qui devait être donné à la presse, Alphonse Dianou tient des propos d’un grand humanisme destiné au Président et aux Français, faisant office aussi de pardon pour le sang qui a coulé. Or, de l’aveu même du réalisateur, ces propos ne sont pas d’Alphonse Dianou mais bien de Kassovitz lui-même.
La cohérence est malgré tout évidente entre le propos du film tout entier et le discours de Dianou. Celui d’un grand gâchis.
Car Kassovitz profite de sa chronique pour rappeler le pourquoi de la présence française en Nouvelle Calédonie. Les arguments s’empilent et sont donnés par différents protagonistes. En évoquant la barbarie des ravisseurs, il y a bien sûr, sous-jacent, la vieille illusion coloniale de la mission civilisatrice que la France s’était assignée, avec d’autres puissances européennes, au XIXème siècle. Mais la richesse en Nickel de l’île est également une autre raison pour maintenir la présence française dans ce territoire si éloigné de la métropole. Il y a enfin, et la présence militaire en témoigne, un message lancé à tous les mouvements indépendantistes qui pourraient se manifester dans ces fameux « confettis de l’empire » qui restent français. La grandeur de la France ne peut se permettre d’accepter une nouvelle décolonisation comme elle l’a connue en Algérie.
Dès lors, au jour le jour, Kassovitz- Legorjus découvre que sa mission a de moins en moins de chance d’aboutir alors même que sa négociation semblait triompher. La présence de l’armée de Terre démontre que le pays est en guerre contre ces rebelles. Les politiques, les Chiraquiens d’abord et finalement Mitterrand aussi, n’ont que faire de ces Kanaks. Kassovitz ne cherche pas à épargner les indépendantistes puisque les grands absents de son film sont les dirigeants du FLNKS, ce mouvement indépendantiste kanak. Et s’ils sont absents de l’image, c’est parce qu’ils auraient été absents des négociations et donc d’une sortie possible de crise sans sang versé.
Au carnage relayé par les médias commis par les hommes d’Alphonse Dianou répond celui encore plus important de l’armée de Terre et des hommes du GIGN commandés par Legorjus lui-même. Avant de participer à l’attaque des insurgés dans la grotte, au péril même de la vie des otages, Kassovitz propose aux spectateurs deux séquences justifiant le titre du film, outre le fait que l’idée de rétablir « l’ordre et la morale » soit prononcée par Bernard Pons dans le film. En effet, quand Legorjus se retrouve peu de temps avant l’assaut seul avec le général Vidal, celui-ci lui rappelle ce qu’est un militaire : un homme qui peut ordonner à ses hommes d’aller se faire tuer mais qui n’obéit qu’aux ordres du politique. Le militaire ne peut donc agir selon sa morale mais bien au nom d’une morale supérieure, non en valeur, mais en autorité. Etre militaire, c’est accepter cela. Et tandis que jamais Legorjus ne semble manifester d’émotions face aux ordres ou décisions qui pourraient apparaître comme inefficaces ou contre-productifs, Kassovitz montre à une seule occasion l’humanité de son personnage. Alors qu’il appelle sa femme en France, la caméra le filme de dos devant la cabine téléphonique, ne laissant pas transparaître des larmes qu’on peut imaginer mais qui ne sont pas montrées. Un militaire ne peut pas avoir d'état d'âme, selon la définition de Vidal. Ce qui conduira Legorjus à trahir la confiance que Dianou avait mis en lui et à participer à l'assaut contre les rebelles kanaks.
En effet, alors que l’Elysée et donc Mitterrand semblaient jusque là épargnés par le film, accablant le camp chiraquien, c’est bien par la signature de Mitterrand que l’assaut de la grotte tenue par Alphonse Dianou a pu être donné, alors même qu'ils étaient prêts à se rendre. L'attaque des différents corps d'armée entraîna alors un massacre parmi les ravisseurs rebelles.
Après l’assaut, Kassovitz rappelle alors les conséquences directes et plus lointaines du massacre de la grotte d’Ouvéa : le départ du GIGN du capitaine Legorjus suivant finalement les conseils du Général Vidal, l’amnistie proclamée par Mitterrand après sa réélection, les incohérences entre les témoignages de l’assaut montrant que certains Kanaks ont été tués après l’intervention militaire et non pendant, le processus d’indépendance entamée par le gouvernement Rocard devant se conclure en 2014 par référendum.
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Un Kanak violenté par un soldat de l'armée de Terre |
Conclusion
En abordant un tel sujet, Kassovitz renoue avec un cinéma engagé, en tant que réalisateur ou en tant qu’acteur. Certains pourront voir en Legorjus, du moins durant une partie du film, un lien avec le prêtre qu’il interprétait dans
Amen de Costa Gavras. Nul doute que les critiques iront davantage sur le sujet que sur la qualité du film lui-même. Le film de Kassovitz, bien qu’évoquant un événement ayant eu lieu il y a 23 ans s’inscrit dans un discours de plus en plus présent, celui d’une contestation d’un modèle de civilisation qui s’appuie sur l’exploitation massive, la compétition et sur l’individualisme quand celui des Kanaks s’appuie sur le respect des anciens, l’échange et la communauté. Il est même fort à parier qu’il sera reproché de pousser la Nouvelle Calédonie et les Kanaks à quitter le giron de la France en ravivant les plaies. Les Français ayant suivi ces événements seront être heurtés par la présentation des faits qui semble minimiser ce qui est reproché à Alphonse Dianou et ses hommes, puisqu’ils ont tout de même tué des gendarmes. Mais ils verront aussi que justement, la vision officielle n’est pas la seule vérité possible. Pour les plus jeunes spectateurs, la leçon est double. Celle sur un événement occulté des leçons d’Histoire de collège et de lycée et jamais évoqué dans les médias depuis plus de vingt ans. Mais c’est aussi une leçon de méfiance quant au discours officiel en général qui depuis 1988 a souvent été pris en défaut, en France comme ailleurs.