Bonjour à tous,
les deux derniers Festivals de Cannes avaient été l'occasion d'un débat enflammé entre les amoureux des projections des films sur grand écran et ceux qui ne voyaient l'avenir de la production audiovisuelle de moins en moins en salle, de plus en plus sur des écrans personnels. Et de fait, les productions des films par des plateformes audiovisuelles étaient rejetées de la programmation par les premiers tandis que les seconds dénonçaient une forme d'ostracisme anachronique. Or, en septembre 2018, voilà qu'Alfonso Cuarón recevait le Lion d'or au Festival de Venise pour son film
Roma produit par Netflix, qui n'avait pas été sélectionné justement à Cannes. De quoi raviver le débat et mettre un peu plus les choix de Cannes sur la sellette.
Pourtant, un mois plus tard, du 13 au 21 octobre, ce même Alfonso Cuarón est l'un des invités principaux de la 10ème édition du Festival Lumière à Lyon, dirigé par Thierry Frémaux, celui-là même qui dirige le Festival de Cannes. Et les spectateurs lyonnais ont pu alors découvrir en avant-première le film de Cuarón lauréat de Venise. Tout ceci pourrait paraître étrange, une sorte de reculade ou de retournement de veste. Or à bien y regarder, la programmation de
Roma s'insère dans une programmation beaucoup plus subtile qu'il n'y paraît, avec un enjeu à plusieurs volets.
Tout d'abord,
Roma n'était pas le seul film de Cuarón à l'affiche du Festival Lumière qui est un événement faisant la promotion du cinéma classique international. Ainsi, c'est une rétrospective de la filmographie du réalisateur mexicain qui a été proposée aux festivaliers, avec notamment
Gravity ou
Y tu mamá también, ainsi qu'une Master Class lui étant consacrée.
Roma apparaît donc non pas comme une continuité de canal de diffusion des films de Cuarón sur une plateforme audiovisuelle numérique mais plutôt comme une évolution d'exploitation mais aussi de production d'une œuvre filmique chez le cinéaste. J'y reviendrai plus tard.
Ensuite,
Roma ne fut pas le seul film produit par Netflix à bénéficier de la programmation du Festival Lumière. En effet, le film
The other side of the wind, inachevé par Orson Welles, a été finalement produit par Netflix qui en a financé le montage définitif et la promotion. Ce à quoi a été rajoutée la production d'un documentaire au sujet de l'histoire de ce film et intitulé
They'll love me when I'm dead réalisé par Morgan Neville en 2018. Or ces deux films, celui de Welles comme le documentaire, ont été projetés dans des salles combles.
Ce qui se passe en temps réel et sous nos yeux est donc une sorte d'accélération du temps, faisant de Netflix un acteur désormais obligatoire de la production cinématographique, obligatoire et même nécessaire. Le plus drôle vient alors du fait que Netflix ait été conspué à Cannes par des contempteurs qui poussaient le directeur du Festival à ne pas sélectionner un film Netflix puisque son exploitation aurait eu lieu hors salle. Et cet argument est entendable pour qui aime l'expérience cinéma, c'est-à-dire en salle, l'essence même du cinéma depuis ses origines. Mais si Cannes, Festival de films inédits, a repoussé Netflix, c'est à Lyon et au Festival Lumière que la puissante plateforme a projeté ses programmes sur des grands écrans, sans être critiquée ou huée par quiconque. Quel paradoxe que de voir la mutation numérique trouver une sorte de reconnaissance, ou au moins une acceptation, dans un festival de films du patrimoine!
Ainsi, voici Netflix vilipendé à Cannes, récompensé à Venise et adoubé à Lyon. La réalité est que la venue sur la scène de la production cinématographique de Netflix, mais aussi des autres entreprises du secteur numérique, correspond non pas à l'éviction du modèle traditionnel mais à une mutation avec laquelle le cinéma devra faire avec, au risque de bouleverser un équilibre toujours mouvant reposant sur la chronologie des médias. En produisant ses propres films, avec des cinéastes de renommée internationale, Netflix contourne les limites lui interdisant de programmer des films récents avant un certain temps, celui de l'exploitation en salle, puis en DVD/BluRay/VOD, puis sur les chaînes payantes, puis gratuites. Ainsi, Netflix se crée son propre catalogue d'exclusivité filmique, en plus de celui qu'il s'est constitué avec les films du patrimoine, ce qui correspond d'ailleurs à ce qui était le cœur de métier de la plateforme quand elle n'était qu'un loueur de VHS/DVD!
Netflix entraîne avec lui des concurrents mais aussi et surtout des spectateurs de plus en plus nombreux qui consomment des films et des séries sur tablette ou pc. En intégrant des films produits par Netflix au Festival Lumière, Thierry Frémaux entérine de fait une situation qui s'impose dans le milieu du cinéma: Netflix a besoin de contenus audiovisuels pour satisfaire la demande de ses abonnés. Ces contenus passent par des films classiques mais aussi par des nouveautés et des exclusivités. Si on peut comprendre que ce modèle puisse être répulsif pour les anciens acteurs de la production cinématographique comme pour les puristes de la salle, il serait vain de le rejeter définitivement car le sens de l'Histoire du cinéma passe non par la suppression de la salle mais par l'acceptation qu'il puisse y avoir plusieurs modes pour apprécier ou voir des œuvres cinématographiques. Certains continueront à ne voir les films qu'en salle, d'autres préféreront les voir confortablement (ou pas) chez eux, d'autres encore auront une attitude hybride, regardant des films en salle ou par leur abonnement.
Ainsi, l'arrivée de Netflix sur le secteur de la production cinématographique ressemble furieusement à ce qui était arrivé avec l'avènement de la télévision dans les années 1950: la crainte de la baisse de la fréquentation des salles et des réponses techniques (le cinémascope par exemple) pour la maintenir. Depuis bien longtemps, les chaînes de télévision co-produisent ou financent les films de cinéma pour bénéficier d'une première exploitation face aux chaînes concurrentes. Parfois même elles financent leurs propres programmes de prestige, comme par exemple Canal Plus avec par exemple
Le bureau des légendes dont la 4ème saison débute aujourd'hui. Netflix se cale sur le même modèle. À ceci près que ce modèle s'inscrit à la fois dans la technologie numérique et dans une logique transnationale. Netflix fait donc peur par le caractère hégémonique qu'il peut incarner, représentant comme d'autres grandes entreprises, une sorte de symbole de la mondialisation écrasant toute forme d'originalité culturelle.
Vouloir empêcher voire interdire Netflix comme partenaire du cinéma est strictement suicidaire car il dispose des moyens financiers pour attirer à lui les plus grands cinéastes. Mais si les chaînes de télévision qui pouvaient menacer le cinéma pouvaient être contrôlées à l'échelle nationale, la réponse à apporter pour intégrer Netflix dans une chaîne vertueuse de production et d'exploitation des films passe par une réflexion à échelle internationale et sûrement par une redéfinition de la chronologie des médias. Le chantier est donc à la fois ouvert, formidable, terriblement compliqué mais fatalement nécessaire pour que les partenaires historiques de la production de films continuent d'exister et d'apporter leurs spécificités aux spectateurs cinéphiles. Si le Festival Lumière a pu permettre de comprendre cette nécessité, c'est déjà un pas en avant non négligeable.
À très bientôt
Lionel Lacour