Le Blog de ceux qui veulent découvrir le monde par le cinéma. Suivez Cinésium sur twitter: @cinesium, sur facebook:cinesium ou sur le site officiel: www.cinesium.fr
En 1965, Gérard Oury, jeune réalisateur, mettait en scène
Bourvil et Louis de Funès dans un film qui allait créer un des duos comiques
préférés des Français et qui allait triompher un an après dans La grande vadrouille. Ce n’est pas la
première fois que les deux comédiens partagent l’affiche. Il s’était affronté
en 1956 dans le film de Claude Autant-Lara La
traversée de Paris. Mais de Funès n’y tenait qu’un rôle secondaire quand
Bourvil partageait la vedette avec Jean Gabin. Ainsi est-ce la première fois que
les deux acteurs comiques partagent l’affiche tout au long du film, de Funès
réussissant à s’imposer à égalité avec Bourvil après le succès du Gendarme de Saint-Tropez et de Fantômas en 1964. Ainsi, Le corniaud partait avec tous les atouts
pour réussir sa carrière sur grand écran. Mais celui-ci s’appuyait aussi sur un
scénario qui transpirait la France du cœur des Trente glorieuses et du
gaullisme triomphant !
BANDE ANNONCE
Sorti le 24 mars 1965, le film ouvre sur une promesse, celle
de vacances. Et il faut dire que la promesse est belle ! Antoine Maréchal
(Bourvil) part pour l’Italie. Et en effet, le film va se transformer en road movie allant de l’Italie jusqu’à la
France grâce aux semaines de congés payés, les Français ayant droit à 3
semaines depuis 1956 et même 4 semaines au mois de mai 1956, soit quelques
semaines après la sortie du film ! Le film s’ouvre cependant sur une
séquence amusante ou Maréchal remplit sa voiture de bagages. La concierge lui
demande s’il va aller à Carcassonne comme chaque année. En répondant qu’il
allait en Italie, il signifie qu’il prend un risque, celui de rompre avec ses
habitudes. Le risque est à l’écran autant que dans les dialogues. Rejoindre
l’Italie en partant de Paris en 2CV était en effet une aventure tant le confort
du véhicule peut sembler spartiate, même en 1965.Et la robustesse tout aussi douteuse comme la
séquence mythique entre Saroyan (de Funès) et Maréchal en atteste ! Mais
cela montre surtout la démocratisation de ce tourisme lointain, facilité par l'accès aux voitures pour tous avec des modèles produits à la chaîne avec des prestations minimales, certes mais permettant aux moins fortunés de posséder un véhicule. Le tourisme est également facilité par l'amélioration des voiries et par la
création d’autoroutes permettant de rejoindre rapidement les territoires
méridionaux.
Ce tourisme démocratisé s’observe d’ailleurs aussi par
d’autres aspects dans le film. Tout d’abord en termes de transport. Maréchal
voyage en voiture – plus en 2CV mais désormais en Cadillac – mais d’autres
pratiquent l’autostop. Plus risqué mais ne coûtant rien aux voyageurs les plus
jeunes. Et si les personnages du film dorment régulièrement à l’hôtel, une
séquence les montre dormir dans un camping dans lequel se retrouvent ceux venus
profiter à bas prix de l’Italie. Or si cette forme de tourisme est bon marché,
c’est pour des raisons objectives. Tout comme la 2CV, les économies se font sur
le dos du confort.
Et Oury de montrer la promiscuité dans les tentes, le manque
d’intimité entre les vacanciers pouvant se parler d’une tente à l’autre. Mais
c’est surtout au moment de la douche que la démocratisation touristique se paye
ici, avec l’existence de douches collectives remisant la pudeur aux oubliettes !
La France du Corniaud, c’est aussi la France du progrès et du rêve américain
permis par la Libération et le Plan Marshall. La Cadillac tout d’abord. Le
modèle DeVille convertible de 1964 fait rêver les Français. En 1961, Robert
Dhéry tournait d’ailleurs La belle américaine et la même
année, dans Le cave se rebiffe de Gilles Grangier, le personnage d’Eric
Masson tenait un garage de voitures américaines et subjuguait le personnage
interprété par Martine Carol. En 1968, Grangier récidivait avec L’homme
à la Buick avec Fernandel. Sans compter la passion de Jean-Pierre
Melville pour l’Amérique qui se retrouvait dans chacun de ses films comme dans LeDoulos
en1962ou dans L’aîné des Ferchaux en 1963. Ce
mythe américain fait tourner les têtes et assoit le statut social de ceux qui
possède ce genre de voiture ! Que représente d’ailleurs cette voiture
américaine ? Le luxe évidemment. La puissance des grosses automobiles
surdimensionnées. Celle des vainqueurs de la guerre. Mais aussi souvent les
gadgets et équipements comme par exemple la présence du téléphone dans la
voiture permettant à Maréchal d’être en contact avec Saroyan.
Chose banale aujourd’hui
puisque nos sociétés contemporaines sont synonymes de mobilité des communications.
Si la technologie existait depuis la fin des années 1940 aux USA, elle est
évidemment quasi impossible en 1965 et extrêmement limitée. Peu importe, cela
permet à la fois de créer un gag – Saroyan parlant au téléphone à quelques
mètres de Maréchal – mais témoigne aussi de ce rêve américain dont on
pressent qu’il est finalement accessible, tout comme le sont les fameuses
cigarettes « américaines » ! C’est enfin le film en tant que
tel. Car Le corniaud est un pastiche
des films de gangsters dans lesquels se retrouvaient Humphrey Bogart ou James
Cagney. Le récit renvoie à la mafia, aux trafics en tous genres, de la drogue en passant par l'or et les pierres précieuses aux dépens d’un "corniaud" utilisé par le syndicat du crime. Le film d’Oury renvoie à
cet imaginaire culturel qui a inondé les écrans français après 1945 et qui a
enchanté tant de cinéastes français, à commencer par Melville.
Pourtant, derrière cette France de
la croissance économique favorisant le tourisme et idéalisant le modèle
américain même dans ses travers, Le
corniaud témoigne aussi des identités des pays européens. Italienne d'abord avec son mode de vie, sa musique avec l'utilisation de la Tarentelle de Rossini dans une séquence hilarante mais aussi les traditions familiales et l'amour à l'italienne! Entre l'Italie et la France, ce sont donc deux cultures différentes, séparées par une frontière certes tournée en dérision
mais qui est pourtant bien présente et accompagnée
de douaniers vérifiant le passage de ceux venant du pays voisin. Pas d’Union
européenne ni d’espace Schengen en 1965. Juste la CEE dont la France et l’Italie font partie depuis 1957. Il ne s’agit bien que d’une communauté économique. L’identité
française passe dans le film notamment par le fait que, bien que parisien, Maréchal soit originaire de province. De Carcassonne plus précisément.
Et le film nous emmène
dans cette cité médiévale qui sent bon les patrimoines historique et gastronomique, dont s’enorgueillissent les Français. Que ce soit celui restauré au XIXe s.
par des architectes comme Viollet-le-Duc ou mis en valeur par les grands chefs des restaurants
étoilés. Pittoresque aujourd’hui, les gendarmes qui aident Maréchal face aux
mafieux italiens correspondent aussi à une réalité des années 1960,
celle dont de Funès fut lui-même l’incarnation. Identifiables à leur tenue à
connotation militaire mais également au recrutement local, tous ont l’accent de
la région, justifiant des solidarités entre les forces de l’ordre et les
habitants puisque tous se connaissent. Une sorte de police de proximité avant l’heure
en quelque sorte. Et là encore, un élément de l'identité française. Loin des banlieues naissantes créant des cités où l’on se
perd et qui constituent de vrais dédales, la séquence à Carcassonne regarde
vers la France traditionnelle, celle sur laquelle s’est construite la France moderne
des Trente glorieuses.
Ainsi, avec ce Corniaud, Oury signe un film qui va
installer le genre de la comédie comme le genre qui attirera désormais les
foules au cinéma, repoussant les grands drames loin derrière. Après ce film, Oury
poursuivra jusqu’à Rabbi Jacob en 1973, dernier de ses grands films à succès et fin de
cette période de croissance économique insolente qu’a connue la France depuis l’après-guerre.
Revoir Maréchal et Saroyan rend forcément nostalgique. Cela renvoie aux
comédies légères d’antan portées par des comédiens rares et complémentaires.
Mais cela renvoie aussi à une période où se côtoyaient une identité française
autour de sa culture et l’espoir dans la modernité synonyme de prospérité. Un
film positif, tout comme l’éclat de rire final entre le trafiquant et le simple
citoyen.
Le 11 janvier 2021, France 5 diffusait Et au milieu coule une rivière réalisé par Robert Redford en 1992. Et le moins que l'on puisse dire est que le réalisateur n'est pas connu pour être un ardent Républicain, bien au contraire. Pourtant, revoir ce film permet de comprendre le pays que sont les États-Unis jusqu'à aujourd'hui. Peut-être même de comprendre les dynamiques politiques actuelles qui font se confronter deux camps visiblement de plus en plus irréconciliables. Enfin réaliser que même le grand Redford serait aujourd'hui certainement cloué au pilori pour ne pas avoir respecté certains critères que certains mouvements "progressistes" veulent imposer au cinéma.
BANDE ANNONCE
L'Amérique profonde
Adapté du livre autobiographique de Norman McLean La rivière du sixième jour publié en 1976, l'action se passe au Montana, État rural et très éloigné des grands territoires industriels du Nord Est américain. L'histoire se situe au début du siècle et l'enfance des héros se passe durant une Première guerre mondiale qui ne semble pas particulièrement affecter les habitants. Les activités sont tournées vers l'exploitation du bois et l'agriculture. Mais surtout, et c'est le cœur du film, le loisir de tout à chacun est la pêche dans des eaux qu'on imagine volontiers... fraîches!
Tout le monde pêche, c'est d'ailleurs ce qui est dit à Neal Burns, un homme ayant quitté depuis longtemps le village et ayant adopté un mode de vie urbain. Redford décrit une société en lien avec la nature, et la pêche en est une sorte de synthèse. Il faut se lever tôt pour pêcher car sinon l'eau est trop chaude et la prise du poisson est impossible. De même il faut s'adapter aux truites, leur offrir certains appâts, savoir les attirer. Puis lutter avec elles parfois en se jetant à l'eau pour réussir à l'attraper et à en triompher. Ce ne sont pas des requins ou des espadons, mais la taille du poisson est tout autant un combat entre l'homme et le monde sauvage. C'est aussi la notion d'acceptation du temps qui est derrière cette pratique. La nature ne se donne pas aux hommes. Il faut être patient, recommencer sans cesse le même geste jusqu'à ce que soudain, le succès soit au bout de l'effort.
Magnifiquement filmées, les séquences où le père et les fils font tournoyer leurs lignes et leurs appâts au-dessus et à fleur de rivière sont des paraboles sublimes de ce que représente la dure vie dans ces contées reculées de l'Amérique. Loin du tumulte de la ville.
Cette connaissance de la nature est partagée par toute la population. Et quand Neal joue le fanfaron pour séduire Rawhide, une marginale, celle-ci ne tombe pas dans son récit de mythomane dans lequel il prétend s'être retrouvé en montagne face à une loutre! C'est que les "citadins" sont vite débusqués dans le Montana. Et quand Norman, le narrateur interprété par Craig Sheffer retourne dans sa ville natale des années après avoir vécu sur la côte Est, son frère Paul (Brad Pitt) s'étonne qu'il n'ait plus jamais pêché. Mais cet étonnement n'est pas juste une interrogation. Il est plutôt une remarque faite à son frère sur le fait qu'il s'est coupé de la vraie vie, celle qui lie l'homme à la nature.
Les valeurs américaines
L'Amérique décrite par Redford est aussi une Amérique blanche et chrétienne. Le père de Norman, interprété par Tom Skerritt, est un pasteur. Il est celui qui a éduqué ses fils en les emmenant à la pêche, en leur montrant que l'on doit respecter la nature, qu'il faut être humble face à elle. Mais surtout, il faut accepter de toujours progresser. Une séquence est d'ailleurs à ce titre significative. Paul est devenu de l'aveu même de Norman un artiste de la pêche à la mouche, vouant sa vie à cette pratique matinale. Pourtant, à l'occasion d'une sortie, Norman ne cesse de sortir des truites quand son virtuose de frère reste bredouille. Si bien que Paul, après des efforts répétés, en est contraint à demander comment Norman fait pour être tant en réussite. Humilité et progrès permanents.
C'est une Amérique de la famille, celle qui lie les parents à leurs enfants, et les frères entre eux, les époux à leur épouse. Pourtant, le film montre combien les États-Unis sont aussi le pays qui rompt ce lien de par les distances du territoire américain. Quand Norman devient adulte, il quitte le Montana pour la côte Est. 4 500 km le sépare de sa famille. Et il est précisé qu'il ne retournera pas "chez lui" pendant plusieurs années. Car en ce début de XXème siècle, on ne fait pas 4 500 km (soit 9 000 km aller-retour) si facilement puisque le trajet s'effectue en train. Derrière cette distance, c'est bien la notion de temps qui s'impose aux sociétés américaines. Le temps qui sépare les familles. Et celles des États montagneux se fracturent quand les enfants sont conduits à partir pour les grandes métropoles de l'Est ou plus tard du Sud Ouest. Cette séparation physique entraîne forcément par la suite des changements de mentalités pour ceux qui partent et une incompréhension pour ceux qui restent quand parfois ils voient revenir les enfants prodigues.
L'Amérique décrite est donc aussi une Amérique qui se moque des prétentieux, de ceux qui n'ont plus de racines, qui ne savent pas qui ils sont et d'où ils viennent. Si Norman n'a rien renié de qui il était, même s'il n'a plus pratiqué la pêche pendant des années, ce n'est pas le cas de Neal, le frère de sa fiancée Jessie. Neal, devenu tennisman professionnel, est célébré à son retour au Montana. Or il n'est qu'un vaniteux affabulateur et n'ayant surtout aucun respect pour les autres ou pour lui-même. Si Paul est un joueur et un alcoolique, au moins sait-il se respecter quand il s'agit d'accomplir sa passion. De même Neal séduit une marginale qu'il ramasse dans un bouge mais il n'est qu'un minable. Il n'assume rien. Paul au contraire est avec une marginale, une indienne, mais en assume les conséquences.
Redford montre bien cette rupture entre ces deux Amériques. Une profonde, rurale, qui se méfie de ce que la ville fait aux hommes, les coupant des valeurs essentielles. Une autre citadine, industrielle, se sentant supérieure et méprisant finalement ces ploucs des campagnes.
Une Amérique des minorités
Revoir Et au milieu coule une rivière est aussi un choc pour la bien-pensance actuelle. En effet, où sont les minorités ethniques dans ce film? À l'heure des quotas qui s'imposent progressivement à Hollywood pour répondre au mouvement woke, le film de Redford pourrait-il prétendre à être sélectionné aux Oscars, lui qui fut nommé à plusieurs statuettes, Philippe Rousselot décrochant celle méritée de la meilleure photographie?
Or Redford ne cherche pas à filmer une Amérique des années 20 avec les impératifs moraux du XXIème siècle mais montre une Amérique profonde dans laquelle les communautés ne se mélangeaient pas. Pas de noirs donc au Montana. Car la vérité est qu'il n'y en avait quasiment pas, l'État n'étant connu ni pour ses plantations ni pour son industrie sidérurgiques, activités employant abondamment la main-d'œuvre noire. En revanche, ceux-ci se trouvaient sur la côte Est. Et Norman le signale lorsqu'il essaie de séduire Jessie à leur première rencontre. Alors qu'un orchestre de Jazz anime un bal, lui vante le Jazz joué par des noirs, celui qu'il a vu à New York, se moquant de ce Jazz fade interprété par des orchestres blancs. Jessie qui n'a jamais quitté le Montana lui réplique que sa mère aime ces orchestres.
Oui, il n'y a pas de noirs dans le film de Redford. Le Montana, mais d'autres États similaires, ceux qui ont toujours la même démographie, sont des États peuplés par des blancs allant au temple tous les dimanches. En revanche, il y a des Indiens. Et Mabel, la fiancée de Paul, en est une. Et Redford ne fait pas l'économie de rappeler le racisme qui prévalait vis-à-vis de ces populations. Alors que Paul veut entrer dans un club avec Mabel, accompagné de Norman et Jessie, le patron lui indique que sa fiancée ne peut entrer. Paul ne négocie pas et entre quand même. Une fois assis, la serveuse prend la commande de tous, sauf de Mabel. Celle-ci ne se fait pas discrète et réclame une consommation. Le racisme ordinaire existe pour les Indiens. La ségrégation aussi. Et Redford de filmer Paul et Mabel comme un couple comme un autre, suscitant dans un premier temps un dégoût chez les autres consommateurs, de la réprobation mais au final une acceptation. À commencer par Jessie qui complimente Mabel pour la beauté de ses cheveux. Remarque anodine mais fondamentale. Le non-racisme ne commence-t-il pas par ne pas juger l'autre sur des aspects physiques?
Si Et au milieu coule une rivière ne fait pas la promotion des valeurs du Trumpisme, il est pourtant un témoin assez saisissant de cette Amérique qui a voté Trump. Parce que la démographie et la sociologie des ces États remportés par Donald Trump n'ont pas beaucoup changé depuis un siècle. La même défiance vis-à-vis de ceux de la ville qui croient tout connaître et qui veulent imposer leur mode de vie à ceux qui vivent dans des petites villes enclavées, soumises aux aléas d'une nature à la fois nourricière et hostile. La photographie que Redford a réalisée sur plusieurs années de cette petite ville du Montana du début du XXème siècle pourrait certainement être refaite aujourd'hui, avec peu de modifications profondes. Si ce n'est un rejet accru de ceux qui sur la côte Est ou en Californie viennent leur expliquer qu'ils sont des moins que rien, que leur mode de vie ancestral est un danger pour la planète, que leurs valeurs sont obsolètes et que leur culture doit être effacée. On peut balayer ça d'un revers de la main. On peut aussi s'interroger sur le fait que cette population soit à ce point négligée. Redford le progressiste ne les a pas méprisés. Ne les a pas filmés avec condescendance. Peut-être parce que Redford sait aussi d'où il vient.
Bonjour à tous et meilleurs vœux pour cette nouvelle année!
Le 10 décembre 2020, le chef du gouvernement annonçait que
les salles de cinéma n’ouvriraient pas le 16 décembre. Douche froide pour les
exploitants, mais aussi pour les distributeurs. Derrière cette catastrophe
économique annoncée pour un secteur déjà largement éprouvé, c’est une autre
réalité qui touche le pays. Car la salle de cinéma n’est pas tout à fait la
même chose qu’une autre salle de spectacle. Loin de vouloir opposer ou
hiérarchiser les lieux de culture, il faut néanmoins reconnaître une spécificité
des salles de cinéma relevant du brassage de la société comme nulle part
ailleurs.
Tout commence d’abord par l’œuvre cinématographique.
Celle-ci ne se réduit pas à un artiste et à un ou quelques outils. Elle
s’inscrit dans une logique à la fois créatrice, économique et technologique. En
effet, le film doit d’abord raconter une histoire et relève donc d’une écriture
plus ou moins originale qui trouve sa forme finale par le talent du réalisateur
qui décide des positionnements et des mouvements de la caméra, exige telle
lumière, tel environnement sonore, tel décor et fait se mouvoir et parler ses
comédiens selon ses désirs. Même s’il n’est souvent pas celui qui assemble
chaque plan, son découpage technique induit globalement le montage final, du
moins pour la majorité des cas. Mais cette créativité est largement encadrée
par la contrainte économique définie par le producteur. Au talent du cinéaste
répond ainsi le prosaïsme de celui qui finance chaque minute tournée, veille
aux dépenses et s’assure des recettes. Et si les ambitions du réalisateur ne
correspondent pas au budget alloué, alors c’est à l’artiste de s’adapter et de
trouver une solution lui permettant de garder son ambition mais dans un cadre
financier non extensible. Enfin, le film ne peut exister que dans un
environnement technologique donné qui permet au cinéaste d’accomplir son geste
créatif et dont le coût est validé par le réalisateur. Si on peut rire des
effets spéciaux du King Kong original
de 1932, il n’y a aucun doute que celui-ci ne pouvait être produit autrement et
qu’il constituait pour l’époque un trucage formidable correspondant à ce que
l’artiste pouvait le plus espérer. Car depuis le cinématographe Lumière de
1895, les innovations technologiques de la caméra mais également de toutes les
machines participant à la production cinématographique ont ouvert des
possibilités artistiques de plus en plus grandes, permettant des plans aériens
vertigineux, des effets spéciaux de plus en plus réalistes voire époustouflants
et des reproductions du réel à la fois de plus en plus vraisemblables mais
aussi finalement, et paradoxalement, de moins en moins onéreuses.
Or toutes ces données, créatrices, économiques et
technologiques, sont dans les mains de plusieurs dizaines d’individus, hommes
ou femmes, jeunes et moins jeunes, grands bourgeois ou simples ouvriers. Comme
l’évoquait Siegfried Kracauer dans De
Caligari à Hitler, une histoire psychologique du cinéma allemand publié en
1947, le film de cinéma est un métissage d’influences sociales diverses, plus
ou moins fortes mais malgré tout sensibles dans le rendu final de l’œuvre
filmique. Celle-ci est donc bien une création de celui qui le signe, le
réalisateur, mais aussi une œuvre collective comme l’attestent les crédits du
générique. Chaque film produit dans des pays démocratiques implique que tous
les paramètres mentionnés plus haut soient respectés, surtout la liberté de
création et la maîtrise d’un budget. Cela correspond alors à une sorte de
synthèse assez proche des sensibilités de toutes les couches de la société,
même si certaines sont parfois sous représentées à l’écran. En tout état de
cause, cela correspond alors de fait à l’état de la société dans lequel le film
est produit. La femme de New York-Miami interprétée
par Claudette Colbert en 1934 n’incarne-t-elle pas ces femmes plus libérées que
celles des générations précédentes ?
Une fois terminé, le film doit être distribué et exploité en
salle. Et le cinéma y démontre à nouveau son caractère universel. En effet,
quelque soit le film, le prix du billet dans
la salle sera le même pour tous, et presque quelque soit la salle, à Paris ou
dans une région éloignée. Car là est la magie du cinéma, le spectacle le plus populaire
qui soit. Les sièges occupés ne dépendent ni du prix ni des qualités des
individus mais de l’heure d’arrivée. Le premier arrivé choisit la place qu’il
préfère. Et ainsi en va-t-il jusqu’à ce que l’ensemble des sièges soit rempli.
Pas de privilèges selon ses revenus ou sa classe socio-professionnelle. Une
fois installés, les spectateurs subissent les mêmes avant-programmes, que ce
soit les publicités locales ou nationales et les bandes annonces des films à
venir. Arrive enfin le film pour lequel chacun a payé sa place. Et une fois
encore, s’il y a des films qui segmentent la clientèle, cela se fait par le
degré de cinéphilie. Et il est vrai que les films d’auteur rencontrent
davantage un public d’étudiants ou de personnes de plus de quarante ans. Mais les
revenus ne sont pas le critère. Des cadres supérieurs peuvent n’aller voir que
des blockbusters quand des ouvriers
vont plutôt voir le dernier Ken Loach. Ou inversement. Quant aux grands films
populaires, leurs succès viennent du fait justement d’avoir su attirer des
publics larges dans toutes les cibles de spectateurs, chacun voulant voir le
film dont tout le monde parle. Or qu’est-ce qu’un succès dont tout le monde
parle sinon le résultat du fameux « bouche à oreille » où les
premiers spectateurs conseillent à leurs proches, leurs collègues ou à
quiconque veut les entendre d’aller voir tel ou tel film. Même s’il est moins
présent aujourd’hui, le phénomène subsiste malgré la rotation frénétique des films
à l’affiche chaque semaine. Les réseaux sociaux constituent désormais une caisse
de résonnance plus puissante qu’auparavant. Pour la réussite comme pour l’échec
du long-métrage, et ce malgré l’intensité de sa promotion, notamment à la
télévision. Ainsi Valérian de Luc
Besson peut avoir fait plus de 3 millions d’entrées en France, cela est loin de
représenter le succès escompté tant le film a coûté cher et nécessitait
d’obtenir plus du triple. Et que dire de son échec fracassant aux USA, retiré
de l’affiche dans la plupart des salles après moins d’une semaine d’exploitation !
Dans une salle de cinéma, les spectateurs votent avec leurs
pieds en se rendant à la séance d’un film, avant de le recommander ensuite,
supplantant les critiques de la presse. À tort ou à raison. Le succès du film
se fait pour des raisons à la fois qualitatives mais aussi pour ce qu’il
représente au moment de sa première programmation en salle. Le succès ou
l’échec de la sortie ne présage pas pour autant du devenir du film dans les
mémoires collectives et bien des films ont pu être loués à un moment et être
oubliés voire méprisés les années passant. Mais l’expérience en salle reste un
moment unique de communion avec des spectateurs qui vont rire, pleurer ou être
effrayés en même temps. Ou pas. Et si prendre conscience que d’autres éprouvent
les mêmes émotions que soit n’est pas l’apanage du 7ème art, aucun autre
spectacle ne permet un tel brassage sociologique pour un tarif finalement
modique. En prenant des maîtres de leurs arts respectifs, combien coûte une
place pour voir un film de l’immense Spielberg comparé au tarif pour assister à
un concert de Bruce Springsteen, un opéra avec Roberto Alagna ou même un
« seul en scène » de Gad Elmaleh ?
Parce qu’au cinéma les sensibilités de tous sont portées à
l’écran, la salle devient l’urne démocratique accueillant un public constitué
de toutes les strates de la société. À cela, les plateformes de SVOD et autres
moyens de regarder des films en petit comité ne peuvent répondre puisqu’ils
constituent une forme de consommation individuelle, sans partage, sans échange.
Sans même pouvoir réaliser qu’un public différent vient voir un autre film que
soi sur un autre écran. La salle de cinéma, c’est se confronter à l’autre, aux
autres. Défendre les salles, c’est défendre une composante de la
démocratie : voir et accepter les différences ou partager les mêmes
représentations du monde avec des parfaits inconnus.
À l’occasion de la rétrospective
consacrée à Michel Audiard, il était tout naturel qu’un documentaire lui étant
consacré soit présenté dans cette édition 2020 du Festival Lumière. Le mercredi
14 octobre à 14h30, Sylvain Perret viendra donc présenter Le terminus des prétentieux réalisé en 2020 à la gloire du
scénariste mais surtout dialoguiste de génie qui a su si bien mettre les mots
dans la bouche des plus grandes stars françaises des années 1950 jusqu’à sa
mort en 1985.
Tous les amoureux du « Petit
cycliste » comme l’appelait affectueusement Jean Gabin auront reconnu la
référence aux Tontons flingueurs dans
le titre du documentaire. Le terminus des
prétentieux est en effet une des répliques cultes prononcées par Bernard
Blier, Raoul Wolfoni, en évoquant Lino Ventura, Fernand Naudin. C’est bien
autour de cette expression que le film de Sylvain Perret va finalement se
construire, car elle fait une synthèse parfaite de ce qu’était le scénariste,
un auteur concis, comme le rappelle Jean-Marie Poiré, un amoureux des mots mais
aussi un personnage qui pouvait aimer la gloire tout en étant d’une modestie
inouïe.
Agrémenté d’extraits nombreux
grâce à Gaumont, producteur du documentaire, Sylvain Perret a réussi à
retrouver des interviews multiples de Michel Audiard mais aussi de très
nombreuses personnalités ayant travaillé ou connu Michel Audiard. Des
producteurs comme Norbert Saada ou des réalisateur comme Philippe de Broca ou
encore des journalistes comme France Roche, tous évoquent avec gourmandise les
mots d’Audiard, son génie mais aussi ses défauts, dont celui de ne jamais
savoir dire non. France Roche livre d’ailleurs une anecdote très savoureuse à
ce sujet.
On pourrait regretter de ne pas
voir d’archives de Gabin ou de Blier évoquant ce génie qui les a si souvent fait
se parler. Mais la réalité est que les amoureux du dialoguiste des Tontons flingueurs connaissent déjà ces
archives par cœur. Le travail de Sylvain Perret a donc été de ne pas justement
tomber dans cette facilité et de nous emporter dans un Michel Audiard plus
intime, travaillant sur plusieurs films à la fois dans un niveau de confort qui
ferait rêver certainement les auteurs d’aujourd’hui.
Oui mais voilà, les dialoguistes
d’aujourd’hui n’ont pas leur nom encadré au générique et comme le dit un des
témoins du documentaire, les spectateurs allaient voir un film rien que parce
qu’il savait que Michel Audiard en avait écrit les dialogues.
Un très beau documentaire donc,
sous forme de portrait sensible, drôle et parfois tragique de celui qui est
aujourd’hui loué parmi les plus grands quand il fut insulté par les critiques
de la Nouvelle Vague.
Mercredi 14 octobre – 14h30 –
Institut Lumière Salle 2
Le
terminus des prétentieux
de et en présence de Sylvain Perret