Bonjour à tous. Quand Edouard Molinaro réalise L’emmerdeur en 1973, il associe ces deux monstres sacrés après le succès de L’aventure c’est l’aventure un an auparavant. L’un est devenu un champion du box office dans des comédies de Lautner tout en alternant avec des films d’action et dramatiques. Le second a été le maître de la chanson française et s’est lancé dans une carrière cinématographique en tant qu’acteur mais aussi réalisateur. Le scénario de Francis Veber constitue ce qui allait devenir sa marque de fabrique en faisant s’affronter deux personnages aux personnalités opposées, l’un étant pénible et l’autre une forte personnalité. Le film fonctionne d’autant mieux que Ventura joue le rôle de Ralph Milan avec autant de sérieux que Brel joue François Pignon avec fantaisie. Ce duo mal assorti est écrit dans une période particulièrement bénéfique pour le pays et tout le film va illustrer cela avec tous les rêves que trente ans de croissance économique ont permis aux Français
Le monde des VRP
Avec François Pignon, c’est le monde de la France qui
travaille telle que les années d’après-guerre l’ont développé. Des activités
industrielles, ici le textile, envoient leurs représentants de commerce vendre
les collections dans les magasins. L’ère de la voiture bat son plein, nous y
reviendrons, et les Voyageurs Représentants Placiers, les fameux VRP, l’utilise
pour sillonner tout le pays.
Là est l’ingéniosité de Francis Veber, le scénariste. S’ils
sont de caractères différents, si leurs missions ne sont pas les mêmes, leurs
professions recouvrent en fait les mêmes caractéristiques
Ainsi François Pignon est un VRP qui vend des chemises. Il a
son stock avec lui et propose même à Monsieur Milan de lui en offrir une en
vérifiant s’il en a à sa taille. En bon VRP, il connaître son produit, les
gammes, identifie le modèle qui lui siéra. Milan est également en quelque sorte
un VRP. Il doit honorer un contrat, identifier son client, adapter son matériel
à lui… puis l’éliminer. Milan est un tueur à gage.
Ces deux VRP ont le même fonctionnement. Leurs activités
nécessitent de trouver du confort sur les trajets qui les amènent à leurs
clients. Les hôtels bien sûr, comme celui où Pignon et Milan se retrouvent,
mais aussi les stations essences proposant de la restauration rapide afin de
pouvoir reprendre la route. C’est ainsi que Milan se retrouve dans un de ces
snacks-station essence pour prendre un café, bloquant un chauffeur-routier avec
son véhicule. Par cette séquence, c’est tout un symbole de l’activité des flux
économiques que Molinaro met en scène. Les stations essences pour remplir les
réservoirs des automobiles sont des lieux de convergences des différents
professionnels sillonnant les routes.
Un pays libéral
Autour d’une simple séquence, le film montre combien la France
est passée des restrictions d’après-guerre à une société de consommation.
Ainsi, alors que Pignon conduit Milan en voiture, celui-là réalise qu’il n’a
plus d’essence. Pourtant, il va passer devant plusieurs stations sans s’arrêter.
Milan lui demande de s’arrêter mais Pignon refuse car il ne prend que de la
Fina. Derrière cette bêtise sans nom se cache une logique. Pignon fait la
collection des santons en plastique pour son petit neveu et ceux-ci se trouvent
donc dans les stations Fina.
En quelques secondes, le film entre en connivence avec les
spectateurs. Sans rien leur expliquer puisqu’ils savent déjà. On ne reconnaît
que ce qu’on connaît. Ainsi, la multiplication des marques de distributeurs d’essence
montre que l’économie française est concurrentielle, une des caractéristiques
des économies libérales. Cette concurrence joue donc sur une guerre des prix –
ceux-ci sont affichés à l’extérieur de la station et visibles de la route – par
une identification aux marques par leurs logos, et par des pratiques
commerciales de fidélisation de la clientèle. Ici, des cadeaux offerts aux
clients pour tout plein d’essence effectué. Cette stratégie de fidélisation
peut paraître archaïque mais elle est encore pratiquée aujourd’hui par les
entreprises de tous les secteurs, y compris dans le numérique !
L’objet de la fidélisation est également intéressant puisqu’il
s’agit de santons en plastiques. Cela montre d’abord une industrialisation de
produits qui autrefois étaient des objets en terre cuite ou céramique. Comme l’essence,
ils sont fabriqués à partir de produits pétroliers importés. Le pétrole est
donc transformé par les raffineries pour en faire du carburant ou dans des
usines de plasturgie pour en faire du plastique que des usines mouleront pour
les transformer ici en santons. Cette production de masse réduit les coûts
unitaires et démocratisent des objets qui étaient souvent conservés
précieusement et transmis de génération en génération.
Cette fidélisation montre enfin que la France reste encore,
en 1973 du moins, un pays foncièrement chrétien. Mais il s’agit d’un
christianisme culturel où les objets religieux se vendent ou se gagnent dans
des commerces sans aucun lien avec le culte. La crèche que réalise le neveu de
Pignon a peu de chance d’être conservée. Il ne la fait que parce qu’elle est
devenue objet de consommation et non de piété. Ces santons en plastique
montrent également le peu de valeur conférés par ceux qui les collectionnent.
Par une dévaluation des valeurs chrétiennes et de ses symboles, devenus objets
de marketing !
Une France de la promotion soc iale
Enfin, le film met en avant ce qui caractérise les Trente
glorieuses. Certes la femme de Pignon (Caroline Cellier) le quitte pour un
notable neurologue (Jean-Pierre Darras) ce qui ressemble quand même à une
ascension sociale plus classique par mariage. Mais l’idéal de Pignon est bien de
pouvoir offrir à sa femme un pavillon individuel, symbole de la réussite
sociale pour ceux qui n’étaient que des employés et à qui la croissance économique
a permis d’accéder au statut de propriétaire. Cette ascension sociale se
caractérise donc par des signes extérieurs de richesse qui passent par la
voiture mais aussi par la maison.
Cette promotion sociale est aussi celle que permet l’école.
Pignon veut des enfants pour qu’ils occupent un métier plus prestigieux que le
sien, un avocat ou un pharmacien. Il y a cette idée que chaque génération peut
progresser par rapport à la précédente. Loin des stéréotypes des décennies
précédentes dans lesquelles les fils poursuivent le métier de leur père, Pignon
n’envisage donc pas que son fils soit lui aussi un VRP. Cela est dû au fait qu’il
n’est certainement qu’un employé. Il n’est pas artisan et n’a donc pas de
succession patrimoniale en lien avec son métier à transmettre. IL est d’ailleurs
curieux que les métiers qu’il cite soient à la fois des métiers intellectuels
plutôt prestigieux mais également des professions libérales, donc
indépendantes. Cette période ne fait donc pas la part belle aux métiers manuels
mais au contraire aux métiers intellectuels à forte valeur ajoutée. Ceci s’explique
entre autre encore une fois par la substitution des productions artisanales par
la production industrielle qui démocratisent les produits, concurrencent les
artisans et où les travailleurs se trouvent au bas de l’échelle sociale.
Avec L’emmerdeur,
c’est une sorte d’instantané des derniers instants d’une confiance absolue des
classes moyennes dans la prospérité. Cette même année allait éclater la
première crise pétrolière qui allait secouer toutes les certitudes du film. L’industrialisation
connaîtra un déclin du fait du renchérissement de l’énergie pétrolière, le
chômage gagnera et rendra aux artisans leur prestige progressivement et l’école
cessera également d’être cet ascenseur social dont se glorifiait les gouvernements
successifs.
À très bientôt
Lionel Lacour