mardi 10 mai 2011

A l'Est d'Eden, ou la demande de pardon d'Elia Kazan

Bonjour à tous,
A l'occasion des 3èmes "Lundis du MégaRoyal" sur le thème de "Cannes en roman", j'ai présenté ce lundi 9 mai 2011 le film A l'est d'Eden d'Elia Kazan de 1955, premier film de James Dean, et seul film qu'il ait pu voir à l'affiche puisqu'il se tua le 30 septembre 1955, près d'un mois avant la sortie de La fureur de vivre et plusieurs mois avant celle de Géant.

Le première chose à dire du film de Kazan est d'abord que c'est certainement le meilleur film de James Dean. Mais c'est surtout et d'abord un très beau film tout court! Certains lui reprochent aujourd'hui une symbolique surchargée, ce qui est vrai. Mais le film est de 1955, pas du XXIème siècle. L'utilisation du cinémascope, procédé développé entre autre pour concurrencer la télévision (voir à ce sujet mon article sur l'avenir du cinéma en relief évoquant le sujet), trouve ici une utilisation qui change de la seule représentation des grands espaces comme nous le verrons dans l'analyse qui suit. La partition musicale, elle aussi datée, reste cependant tout à fait audible aujourd'hui car elle offre un thème répétitif qui vient scander chaque séquence clé du film. Ecrite par Léonard Rosenman, ami de James Dean, c'est sa première intrusion dans le cinéma. Il sera également le compositeur pour La fureur de vivre!
Mais outre la beauté du film, c'est bien le choix de l'adaptation littéraire qui est ici intéressante. En effet, le scénariste Paul Osborn, qui s'était jusqu'alors illustré surtout pour son scénario de Jody et le faon avec Gregory Peck en 1946, adapte l'oeuvre de John Steinbeck. Celui-ci, dont les ouvrages ont souvent été portés à l'écran, dont le sublimissime Les raisins de la colère de John Ford en 1939, avait déjà travaillé avec Kazan en 1952 dans Viva Zapata! Il collabore donc à nouveau avec lui, acquiesçant à l'adaptation proposée qui ne reprend en fait que le dernier quart de son livre.
A bien y regarder, Kazan semble bien se servir du livre de Steinbeck pour délivrer un message tout personnel aux spectateurs américains, et, de manière implicite, à Hollywood et ses anciens amis.

1. Une Histoire des USA en toile de fond, et celle de Kazan en filigrane
L'oeuvre commence par une séquence d'ouverture, comme pour un opéra, signifiant donc aux spectateurs que le film qu'ils vont voir a un aspect lyrique et que ses personnages et leurs actes ont une valeur symbolique.
La première séquence du film semble poser l'intrigue: un jeune homme, James Dean, suit une femme mystérieuse. repoussé, il semble fixer son objectif: lui parler. En réalité, cette séquence vient davantage perturber le spectateur en posant d'emblée une clé - qui est cette femme? - sans pour autant montrer le vrai enjeu du film. A ce propos, il faut remarquer que voir le film aujourd'hui pose un problème de lecture car tout le monde reconnaît James Dean, étoile parmi les étoiles. Mais il est un pur inconnu pour le spectateur américain en 1955!
L'enjeu du film se détermine en fait à la séquence dans laquelle nous apprenons enfin le nom du personnage de James Dean, Cal, situé dans sa famille: son frère Aron, sa petite amie Abra et son père Adam.
Cette séquence fixe tous les enjeux du film: la situation des USA en 1917, à la veille d'entrer dans la guerre en Europe contre l'Allemagne, les USA sont peuplés de pionniers, de créateurs, d'investisseurs, les uns cherchant de nouvelles méthodes de conservation des aliments, le père da Cal, les autres cherchant à investir dans des marchés prometteurs, Cal et Will Hamilton, un ami d'Adam. Enfin, l'ensemble de la séquence montre combien les deux frères jumeaux, Cal et Araon, sont deux personnages radicalement différents, le père étant proche d'Aron et ne comprenant pas Cal. L'enjeu est donc central ici: se faire aimer du père!

A partir de cette séquence, Kazan va alors construire son film sur le développement de la situation des USA en 1917. La guerre est montrée régulièrement, annoncée dans les journaux, représentée par les défilés après la déclaration par la vente des bons pour la liberté, par l'entraînement des hommes prêts à partir en Europe, parmi lesquels on trouve des hommes jeunes et plus âgés, et même Gustav Albrecht, un Américain d'origine allemande. C'est un patriotisme fier qui est présenté à l'écran, le drapeau américain flottant ou étant symbolisé par les ballons bleus et rouges lâchés par les enfants et passant devant l'église, témoignant des valeurs chrétiennes qui animent ce pays.


Kazan montre aussi combien ce pays s'est construit sur les valeurs du libéralisme économique. Adam investit tout son argent pour développer un procédé de réfrigération des salades. Un incident va l'amener à la ruine mais il le prend avec fatalisme: j'ai essayé, mais j'ai échoué que par incompétence. Kazan insiste ainsi sur la prise de risque que les Américains savent prendre pour entreprendre. Ainsi, tout le film évoque la société capitaliste et productiviste américaine, de cal qui invente sous nos yeux le travail à la chaîne pour conditionner les laitues à l'investissement dans la production de haricots qui seront vendus aux armées avec un gros bénéfices, en passant par le système du crédit à l'investissement, celui accordé par Kate à Cal!
Mais Kazan insiste aussi surtout sur certaines contradictions du modèle américain: le puritain Adam investit de l'argent pour son projet soi disant sans vouloir faire de bénéfice mais l'échec le conduit à la ruine. Il refuse l'argent provenant de la spéculation sur la guerre mais en gagne en envoyant les jeunes justement à la guerre! Mais surtout, le patriotisme américain naît sur l'idée d'un peuple de migrants constituant le fameux melting pot. Or celui-ci n'est qu'illusion puisque Gustav Albrecht est persécuté par les habitant des Salinas car il est allemand. Pourtant celui-ci participait à l'entraînement des hommes pour partir à la guerre!

Derrière Gustav Albrecht, il y a un peu d'Elia Kazan, né Kazanjoglou, turc d'origine, qui en 1955 sort d'une période difficile, celle du Maccarthysme qui l'a conduit à dénoncer certains de ses amis lors de ses interrogatoires devant la commission d'activités anti-américaines en 1952. Il reconnut avoir été communiste et livra les nom de quelques autres dont son ami Arthur Miller. IL dut montrer qu'il était un bon Américain comme Gustav qui devait prouver qu'il était Américain avant d'être allemand. Et en prouvant qu'il était un bon Américain, donc anti-communiste, il devint un mauvais Américain pour certains...

2; La figure centrale de la mère
Cette figure apparaît en fait dès la première séquence du film. Mais nous ignorons en fait qu'elle est la mère à ce moment. Elle ne peut d'ailleurs être mère telle que Kazan la représente: elle est habillée sombrement, elle n'a aucun des critères habituels d'une mère: elle est autoritaire, peu sympathique, elle manie de l'argent et elle semble tenir une maison de passe, ce qui est confirmé quand Cal vient la voir le soir et que nous apprenons à ce moment, alors qu'il est frappé par un homme de main, que Kate est donc sa mère (l'actrice Jo Van Fleet obtiendra en 1956 un oscar pour le meilleur second rôle féminin pour la composition de ce rôle).
Elle est donc une figure du mal, celle que Cal croit avoir hérité tandis que Aron, le frère jumeau idéalise le rôle de la mère qu'il croit morte. A plusieurs reprises, soit lui, soit par Abra sa petite amie, l'idéalisation de la bonne mère est présentée aux spectateurs: elle est parée de toutes les vertus. Elle est douce et aimante. Cet idéal semble inaccessible, même pour Abra. C'est l'image du Bien contre celle du Mal que représente Kate dont on apprend qu'elle a abandonné ses enfants après leur naissance et qu'elle a même tiré sur son mari!
Au travers du personnage de la mère, Elia Kazan montre donc deux visions opposées, celle de l'idéal et celle de "l'anti-mère". Pourtant, ce personnage réel se dévoile progressivement. Elle révèle à Cal les raisons de son départ. Le spectateur, surtout de 1955, ne peut accepter sons. Du moins propose-t-elle une autre version. Elle n'est pas le Mal absolu. Son départ est dû à une quête de liberté, à sa volonté de se défaire du puritanisme de son mari, Adam. Son portrait évolue donc. En devenant une tenancière de maison close, elle semble être passée du côté du Mal absolu. Or elle rappelle que ceux qui fréquente son établissement font partie de la plus chic des clientèles, dont des élus, qui y viennent en se cachant tandis qu'elle se montre en plein jour. Par cette révélation du vrai personnage, Kazan présente aux spectateurs que le Mal et le Bien ne sont que des visions manichéennes qui empêchent de comprendre la réalité des choses. Ironiquement, c'est Kate, le Mal, qui aidera Cal à renflouer les pertes de son père, le Bien.


3. Une vision du Bien et du Mal
C'est donc bien cette opposition entre ces deux notions que Kazan insistera durant tout le film.
Cette opposition, cristallisée autour de la figure de la mère commence pourtant d'emblée entre une opposition entre Adam et son fils Cal. Lui pense être "mauvais". Il est d'ailleurs présenté ainsi: il agit mal, respecte peu le père et ses préceptes. A l'intérêt du progrès du père, cal semble penser aux bénéfices. Lors d'une scène mémorable, Cal lit la Bible à la demande de son père. Des décadrages en champ/contre-champ renforcent l'opposition entre les deux personnages, accentué encore par les provocation de Cal. Cette incompréhension entre le père et le fils évoquée dès le début du film s'amenuise pourtant jusqu'à ce que le père refuse l'argent que Cal a gagné pour lui. Le décadrage reprend alors, montrant que rien ne pourra rapprocher cal de son père. Cette tension atteint son paroxysme lorsque Cal, sur une balançoire, s'adresse à son père. La caméra suit les mouvements de Cal créant un réel malaise pour le spectateur. A la droiture supposée du père répond au contraire l'instabilité du fils "mauvais". Pourtant, le père s'est lui aussi comporté de manière mauvaise vis-à-vis de son fils, refusant de l'argent pour un prétexte moral, alors que lui gagne justement sa vie en travaillant dans le bureau de recrutement de l'armée. Au cadeau d'anniversaire de son fils Cal, il préfère celui d'Aron, qui lui offre une "belle vie" puisqu'il annonce ses fiançailles avec Abra. Aron est manifestement le fils préféré d'Adam.
L'enjeu du film se retrouve justement en cette compétition entre les deux frères. Si au début du film, Aron semble aimer son frère, c'est parce qu'il sait être celui préféré de son père. Cal ne représente pas une menace pour lui. Les prénoms ont d'ailleurs un grand intérêt, le père, Adam, prénomme ses fils Cal (Caïn?) et Aron (Abel?). Plusieurs signes confortent cette analogie. Cal observe Aron dans la glacière. Il prétend ne pas être le gardien de son frère, en reprenant un passage de l'Ancien Testament, évoquant justement ce que Caïn était sensé être. Ce conflit entre les deux frères semble se manifester à mesure que Cal se rapproche de son père, entraînant des sarcasmes d'Aron à son égard. En réalité, la menace de Cal se fait davantage sur la personne d'Abra. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il déclare ses fiançailles en guise de cadeau d'anniversaire, moins pour offrir "une belle vie" à son père que pour garder près de lui Abra qui risquait de lui échapper pour Cal.

Le climax du film est donc bien ce moment où tout bascule, où Cal se rend compte qu'il a tout perdu, l'amour de son père et peut-être celle qu'il aime. Le crime de Caïn/Cal sera à la mesure du film. Dans un plan formidable dans lequel Aron sermonne Cal, tournant le dos à la caméra et masquant entièrement le corps de son frère. Les deux personnes n'en font qu'une. On ne sait qui parle à l'autre. Pourtant, Cal sort de cette unité visuelle pour "assassiner" son frère, non par le meurtre, mais par la révélation de l'existence de sa mère.


Dans une scène d'une rare intensité émotionnelle, Kazan fait se rencontrer Aron et sa mère, lui effondré de la découverte du mensonge de son père, elle détruite par l'acte cruel que vient de commettre Cal. Repoussant Aron dans les bras de sa mère, le cadre de la porte semble devenir les contours de l'antre du Mal. Cal referme la porte, seule la musique du bordel résonne, et son image apparaît en contre jour, lui précédé de son ombre maléfique. Le crime est finalement indirect et double puisqu'Aron fuit pour s'enrôler dans l'armée et donc voué à une mort probable, tandis que son père est saisi d'une attaque cérébrale.

L'objectif de Cal d'être aimé de son père a échoué. Il a conduit de fait à la destruction de sa famille. La clé du titre est alors donnée par le shérif: "Quand Caïn a tué son frère, il a dû partir vivre sur les terres de Nod, à l'Est d'Eden", comme Kate l'avait fait également.

Epilogue du film et conclusion
Cette partie du film apparaît aujourd'hui comme la plus "mielleuse" dans son traitement ultra classique et attendu puisqu'il s'agit d'un happy end dans le sens où le père, bien que terrassé par cette attaque cérébrale le rendant impotent, pardonne à son fils ce qu'il a fait après que Abra lui avait demandé de sauver Cal du Mal qui le poursuivrait pour ce qu'il avait fait. Au pardon suit la rédemption nécessaire.
Cet épilogue s'impose d'autant plus que Kazan a lui aussi des choses à se faire pardonner auprès des siens, c'est-à-dire des artistes qui lui reprocheront son attitude en 1952. En présentant de manière magistrale que le monde n'est pas manichéen, que les purs comme Adam peuvent se tromper dans leur appréhension du monde, mais aussi pardonner à ceux qui ont fauté, Elia Kazan présente une véritable plaidoirie pour ce qu'il a commis. Cal ne nie pas ses fautes. Kazan non plus. Le maccarthysme a été une sorte de course à la pureté, à démasquer les vrais Américains de ceux qui ne l'auraient pas été. Kazan a payé le prix de cela.

En 1999, Kazan fut récompensé d'un oscar d'honneur. Nombre d'acteurs ont refusé de se lever pour l'applaudir. Warren Beatty, issu de l'Actor studio fondé par Kazan en 1947 et qui avait joué avec Kazan dans La fièvre dans le sang en 1961, fut parmi ceux qui acclamèrent le réalisateur.
Kazan mourut en 2003, laissant quelques chefs-d'oeuvre comme Sur les quais, Un tramway nommé désir ou encore L'arrangement. Il fut surtout celui qui révéla au monde James Dean dans A l'est d'Eden.



A très bientôt

Lionel Lacour

lundi 2 mai 2011

Le feu follet à l'honneur dans le Progrès de Lyon

Bonjour à tous,

juste un petit papier pour montrer que le travail des passionnés du cinéma paie. En effet, le GRAC avait fait un choix audacieux dans cette programmation de 1er semestre 2011, avec notamment Le feu follet de Louis Malle (voir à ce sujet mon article précédent).
Le succès fut au rendez-vous dans bien des cinémas de la banlieue lyonnaise avec, comme en témoigne cet article des débats qui durèrent parfois plus d'une heure!

Les deux derniers films de ce 1er semestre 2011 seront Les moissons du ciel de Terrence Malick (1978) et Les monstres de Dino Risi (1963).

Que tous les amoureux du cinéma de la région Rhône Alpes se ruent dans les salles pour voir ces deux chefs-d'oeuvre!


A bientôt
Lionel Lacour

Le cinéma en relief a-t-il un avenir?

Bonjour à tous,

un fait s'impose aujourd'hui dans les salles et demain sur nos écrans domestiques, téléviseurs, ordinateurs et smartphones: l'image en relief!
Le moindre film en 3D devient un film en relief, comme récemment le film Rio. Même le grand Wim Wenders a succombé à ce procédé dans son dernier film Pina en l'hommage de la grande chorégraphe Pina Bausch morte il y a peu.
Pourtant, le procédé du relief porte bien des interrogations en lui, et pas seulement techniques.

Encore du relief!
Le cinéma en relief ne date pas des années 2000. Le kinétoscope, qui n'est pas à proprement parlé du cinéma, proposait déjà des images en relief. En 1922, The power of love de Nat G. Deverich et de Harry K. Fairall était tourné en noir et blanc mais en relief, le premier film en relief exploité en salle. Même L'arrivée du train en gare de la Ciotat a eu droit en 1935 à une version "en relief". Il faut dire que ce film avait déjà fait peur aux premiers spectateurs voyant un train foncer sur eux, et ce sans relief!
Les procédés se sont améliorés et dans les années 1950, les studios américains ont produits de nombreux films en relief nécessitant le port de lunettes spéciales permettant de voir ce fameux relief de films tournés en stéréoscopie.
Les spectateurs français se souviennent sûrement que dans les années 1980, lors de l'émission d'Eddy Mitchell La dernière séance avait été programmé L'étrange créature du lac noir réalisé par Jack Arnold en 1954.  Ce film réalisé en stéréoscopie avait alors suscité la vente de lunettes aux verres rouge et bleu permettant aux spectateurs de voir foncer sur eux la fameuse créature. Les spectateurs des années 1980 ne furent pas particulièrement époustouflés par ce qu'ils voyaient. Pas plus que ceux des années 1950. Et bon nombre des films tournés en relief furent exploités surtout en format classique, à commencer par Le crime était presque parfait d'Alfred Hitchcock en 1954.
Ce procédé fut en fait rapidement abandonné. Même Jack Arnold, qui fut le grand réalisateur des effets spéciaux, tourna sans relief L'homme qui rétrécit en 1956. Usant d'effets spéciaux dépassés aujourd'hui et pourtant encore spectaculaire, on imagine combien le combat du héros avec la mygale aurait pu être impressionnant en relief. S'il ne le fit pas, n'est-ce pas que le procédé n'était finalement pas assez au point ou que les spectateurs s'en détournaient?
En tout état de cause, il aura fallu attendre les années 1990 pour revoir un procédé en relief utilisé par les studios, surtout dans les parcs d'attraction, puis, avec le développement des films en image de synthèse ou le recours aux effets spéciaux numériques, dans les salles.

Pourquoi des films en relief?
Si les premiers films des années 20 peuvent s'expliquer par une frénésie de "réalisme" qui verra l'avénement du parlant puis de la couleur, les films en relief des années 1950 s'expliquent davantage pour des raisons économiques. En effet, la télévision se développant de manière fulgurante dans les foyers américains, les studios ont donc vu une concurrence importante se présenter à eux, captant la clientèle familiale mais aussi la jeunesse. C'est le début des séries télévisées qui reprennent certaines recettes du cinéma, offrant des personnages récurrents qu'il est bon de retrouver semaine après semaine.
Les studios ont alors cherché à proposer un spectacle cinématographique que les postes de télévision ne pouvaient pas reproduire, sauf à s'adapter à l'image cinématographique.
Ainsi, les studios utilisèrent des procédés de plus en plus spectaculaires comme le cinémascope, permettant de projeter des images très larges avec un ratio longueur / largeur initialement de 2,35:1. Ainsi, La tunique de Henry Koster fut présenté en 1953 par la 20th century Fox tandis que d'autres majors utilisèrent d'autres procédés équivalents comme le Vistavision de la Paramount.
Ainsi, des films très larges ne pouvaient pas être diffusés à la télévision sauf à amputer les marges latérales du film où à réduire l'image pour qu'elle tienne à l'écran. Les postes des années 1950 n'ayant pas les diagonales de ceux d'aujourd'hui, les films étaient donc extrêmement réduits à l'écran, encadrés par les fameuses barres noires! De même, les productions réservées pour la télévision ne pouvaient prétendre à concurrencer celles tournées en cinémascope.
Les films en relief répondent à la même logique de réponse au développement de la télévision prenant de fait des spectateurs aux salles de cinéma. L'effet de relief était d'autant plus saisissant que le spectateur se trouvait face à un grand écran tandis que l'effet sur un petit écran était bien moins spectaculaire car moins "enveloppant".
Comme aujourd'hui, l'effet relief avait une autre particularité, celle à la fois de créer une émotion collective d'une image qui ne semblait pourtant ne concerner que soi! Comment le rocher se dirigeant droit sur un spectateur pouvait en même temps menacer celui de l'autre bout de la salle!
La réapparition du cinéma en relief des années 2000 et 2010 semble répondre encore à une concurrence, non plus seulement de la télévision mais désormais celle de tous les autres moyens de regarder les films sur différents supports. Les problèmes de diagonales ont été réglés depuis longtemps avec l'adoption du standard 16/9ème des téléviseurs. L'arrivée du DVD et désormais du Blu Ray ont transformé notre rapport à l'image. Elle est désormais numérique. Cela signifie qu'à l'heure de l'ultra haut débit avec des ordinateurs de plus en plus puissants, les films peuvent être vus sur des écrans de tailles diverses, du smartphone à l'ordinateur 21", de manière légale ou illégale. A la différence des copies de VHS dont la qualité se déterriorait à chaque génération de copie et surtout à chaque usage de la cassette, la copie numérique ne s'use ni à la génération suivante, ni à l'usage.
L'ère du numérique pour les spectateurs est alors aussi devenue celle du numérique pour les réalisateurs et distributeurs, proposant sur grand écran des copies en parfait état et ne s'usant pas. Le surcoût de l'équipement en projecteurs numériques s'est accompagné de la programmation de films qui ne pouvaient pas être proposés ni à la télévision, ni sur les appareils numériques classiques. S'appuyant sur l'expérience des multiples parcs d'attraction proposant des films en relief, que ce soit l'ensemble des parcs Disney ou en France à Vulcania, pour ne prendre qu'un exemple, les producteurs ont alors soutenus la production de longs métrages en relief, comme ils étaient autrefois passé des courts métrages en image de synthèse aux longs métrages avec le premier d'une désormais longu liste Toy Story en 1995 réalisé par John Lasseter pour les Studios Pixar produit et distribué par Disney.

Le recours au relief dans les salles devint alors une manière de capter des spectateurs à d'autres salles, aux autres spectacles et de s'affranchir du risque d'être copié par les joujoux de haute technologie ne pouvant proposer une vision en relief. Surtout, la nouveauté permettait la vente de nouveaux produits pour les salles: les lunettes pour voir le relief. Le surcoût par séance pour chaque spectateur semblait justifié par la promesse de sensations nouvelles au cinéma.



Le succès fut immédiat car il bénéficia pour cela de poids lourds de la production cinématographique. Ainsi, Toy story 2 sortit en 1999 dans certaines salles américaines en 3D, c'est-à-dire en relief. Mais c'est surtout avec le champion toute catégorie du Box office que le cinéma en relief allait connaître un nouvel essor. James Cameron, le réalisateur de Titanic en 1997. En 2009, c'est avec Avatar qu'il propose un film mêlant tournage traditionnel et séquences en images de synthèse, le tout en relief.Le succès fut colossal et entraîna derrière lui la fin de résistance de certains qui refusaient jusqu'alors à repondre aux sirènes du relief. Depuis, c'est presque un film en relief par quinzaine qui est proposé dans les salles.
Le cinéma semble alors reconquérir ses spectateurs perdus.

La déjà fin du film en relief?
A cette présentation plutôt porteuse d'espoir dans le cinéma en relief, plusieurs bémols doivent cependant être apportés.
Tout d'abord, le spectacle en relief génère à la longue un inconfort visuel car le cerveau doit constamment travailler pour lire et assimiler les images que chaque oeil perçoit. C'est le cerveau qui transforme ce qui est montré à l'écran en image en relief. Cette fatigue est donc un handicap non négligeable sur des films longs. A ceci se rajoute un assombrissement de l'image en relief par le port des lunettes. Enfin, pour ceux voulant voir les films en VOST, les sous-titres sont très difficiles à lire car ils sont intégrés en 2D sur un film en 3D. L'inconfort est pour certains spectateurs vraiment insupportable!

Autre inconvénient, l'intérêt du cinéma en relief réside essentiellement dans le côté spectaculaire des images. Le doigt se tendant vers vous, l'objet lancé sur vous etc. Ces effets procurent une émotion simple, immédiate mais qui ne joue que sur ce que nous pouvons retrouver dans les animations foraines ou même dans certains spectacles des parcs d'attraction. Or le cinéma est justement devenu cinéma quand les réalisateurs ont justement compris que l'émotion simple de voir une image spectaculaire ne suffisait plus. Le cinéma "en 2 D" en Noir et Blanc et, horreur, muet, a continué d'exister après que la nouveauté de "l'image en mouvement" n'était justement plus une nouveauté. Les différentes écoles de réalisateurs ont construit progressivement un langage cinématographique qui dépassait la seule émotion primaire. L'utilisation du noir ou du blanc pour évoquer le mal ou la vertu, l'utilisation de la plongée et de la contre-plongée pour écraser ou magnifier un personnage sont autant de procédés qui ne jouent pas sur la seule magie de l'image en mouvement mais qui confère un sens à l'image. Or, à ce jour, les films en reliefs n'ont pas encore permis de mettre en évidence un développement du langage cinématographique. Même si Avatar joue autant sur ce qui surgit que sur le relief de profondeur, les spectateurs ayant vu le film en 2D n'ont pas manqué grand chose quant au sens du film. Il n'en est évidemment pas de même pour les films qui utilisent certaines couleurs de manière intense pour accentuer certains sentiments. De même, certains films sans le son des dialogues perdraient définitivement du sens et de l'intérêt. Il suffit pour cela d'imaginer Manhattan de Woody Allen en 1979 sans dialogue!
La question est donc d'emblée d'ordre cinématographique: le cinéma en relief a-t-il un intérêt cinématographique hormis le caractère spectaculaire de certaines scènes? On sait que le cinéma pornographique s'est déjà penché sur ce procédé et on imagine ô combien ce type de cinéma a un intérêt à y recourir. Mais pour les autres?

Cette question semble déjà tranchée par les spectateurs. Aux USA, les recettes des derniers films en relief sont en chute libre et c'est en Europe qu'ils font les meilleurs résultats. C'est le cas du film Les voyages de Gulliver réalisé en 2010 par Rob Letterman, qui a fait un flop aux USA et qui a multiplié par 5 ses recettes en Europe! La réponse à apporter peut être assez simple. Le film en relief doit d'abord être un film! Et les Américains ont connu le relief bien avant les Européens. Ils sont donc rassasiés des ces images certes spectaculaires mais qui n'apportent désormais rien de nouveau. Les Européens semblent continuer à aller en salle pour ce type de films. Mais il faut juste rappeler que c'est vraiement avec Avatar que le cinéma en relief s'est imposé en France et en Europe. Un processus de reflux est donc inéluctable, réduisant forcément le nombre de production en relief pour éviter une saturation de l'offre. En attendant, comme dit plus haut, que ce porcédé n'entraîne un vrai discours cinématographique.

Un autre bémol enfin sur le succès du film en relief à terme est le fait que contrairement à l'époque du cinémascope, le relief d'aujourd'hui est une technologie de l'ère numérique qui a pour caractéristique de toucher presque aussi rapidement le milieu professionnel que celui des particuliers. Quand Michael Jackson proposait un morphing dans son clip Black or White en 1991, clip réalisé par John Landis, il s'agissait là d'un véritable effet spectaculaire et une des premières fois où il était proposé ainsi à des spectateurs. Or aujourd'hui, n'importe qui peut acheter un logiciel permettant un tel effet spécial! Et la technologie se démocratise de plus en plus vite. Ainsi, les téléviseurs permettant de voir des programmes en relief existent déjà, à défaut des programmes! Même des smartphones proposent déjà cette possibilité! L'avance des cinémas est déjà anéantie par la technologie mise à disposition des consommateurs qu'on a habitué depuis près de 20 ans à voir les mêmes images chez eux qu'en salles!


Pour conclure, il apparaît donc que le cinéma a très tôt cherché à apporter une troisième dimension à son image. On a pu un temps imaginer que la technologie était un frein au développement de l'image en relief. Ce n'est plus le cas, certains téléviseurs voire smartphone permettant même un visionnage en relief sans lunettes, à condition certes de rester figer à un endroit précis! La vraie limite du cinéma en relief est donc le cinéma en relief lui-même. Qu'il reste un spectacle pour émotion simple et enfantine, et il restera ce qu'il a toujours été, un procédé amusant, spectaculaire mais sans grand avenir. Qu'il bénéficie de réalisateurs réussissant à exploiter ce procédé comme un autre moyen d'exprimer des idées, l'intégrant dans le langage cinématographique existant, alors le cinéma en relief cessera de n'être qu'un spectacle de foire.
A lire ce que chaînes de télévision nous promettent autour du relief, à commencer par les matchs de football, des programmes pour enfants ou clairement pour adultes(!), on peut douter que le cinéma en relief n'ait une chance de devenir autre chose que ce qu'il n'est aujourd'hui: des images spectaculaires, et pas grand chose d'autre. Que des réalisateurs nous démontrent le contraire.

A bientôt

Lionel Lacour

vendredi 22 avril 2011

Le feu follet de Louis Malle: un film de dépression

Bonjour à tous,

à l'occasion de la programmation Ciné Patrimoine organisé par le GRAC, j'ai l'occasion de présenter dans de nombreux cinémas de la région lyonnaise le film de Louis Malle Le feu follet. Louis Malle est d'ailleurs d'actualité puisque l'INstitut Lumière lui consacre également une rétrospective.
Ainsi, Le feu follet est considéré par certains comme le plus grand film de Louis Malle. Ce qui est certain, c'est que c'est sûrement le plus désespéré! Et aussi le plus difficile d'accès pour des jeunes spectateurs tant le scénario et la mise en scène sont aux antipodes des films français d'aujourd'hui.

Une histoire d'hommes
Il n'est pas ici question de refaire l'histoire du film et de son adaptation littéraire. Cependant, il faut bien rappeler que ce film est tiré du livre de Pierre Drieu La Rochelle de 1931. Or adapter un livre de Drieu La Rochelle en 1963 était tout de même assez osé puisque cet auteur fut un collaborationniste notoire, écrivant dans des périodiques soutenant Pétain et Laval dans leur politique pro nazie. Drieu La Rochelle se suicida pour échapper au sort promis par la justice de la République restaurée. Son Feu follet est son premier livre a être adapté au cinéma.
Louis Malle, qui s'était distingué par des films à succès, dont Zazie dans le métro, trouve dans ce livre l'occasion de porter à l'écran ses états d'âme, d'autant que Roger Nimier, le co-scénariste d'Ascenseur pour l'échafaud, autre succès de Malle, vient de se tuer. C'est donc en réaction de cette mort brutale que Louis Malle, 31 ans alors, décide de réaliser ce film.
Il retrouve à cette occasion Maurice Ronet qu'il avait justement déjà dirigé en 1958 dans Ascenseur pour l'échafaud. Cet acteur est à ce moment un des acteurs majeurs du cinéma français. Il a déjà tourné avec Jules Dassin, Claude Autant Lara et René Clément dans le somptueux Plein soleil où il tourne avec Alain Delon, son futur complice dans trois autres films. Aujourd'hui quasiment oublié de la mémoire collective, il a pourtant à son actif des films de premier plan avec de grands réalisateurs, jouant souvent des personnages torturés.
Enfin, ce film parle bien sûr d'un homme au sens "mâle" du terme. Toute l'histoire montre un personnage ne comprenant pas "La Femme", la sienne, les autres, ou celle des autres alors même que Louis Malle le présente comme un homme à femme ou qu'il est reconnu comme tel par les autres, y compris justement les femmes.

1963: La fin d'un cycle
Réalisé donc en 1963, c'est une tautologie que de dire que c'est après 1962. Pourtant ce point est important. Et beaucoup d'éléments s'adressent clairement aux spectateurs de 1963. 1963, c'est un an après la fin de la guerre d'Algérie. Alain Leroy/Maurice Ronet ne rencontre-t-il pas les frères Minville au café du Flore? Or ces deux frères, dont on apprend qu'ils ont combattu avec Leroy dans les djebels, c'est-à-dire en Algérie, continuent le combat. Or ce combat ne peut être mené que dans une organisation qui ne reconnaît justement pas l'indépendance algérienne: l'OAS. Mais Louis Malle ne prononce pas son nom. Tous les spectateurs de 1963 savaient de quoi il s'agissait.
En 1963, c'est aussi le retour à une stabilité monétaire avec la mise en place des nouveaux francs en circulation depuis 1960. Des plans nombreux sur les billets de 100 Francs à l'effigie de Napoléon montrent combien cette monnaie est un signe de confiance retrouvée pour ces Français. Mais elle est aussi signe d'un monde nouveau pour certains nostalgiques du passé. Un monde dont justement la valeur des choses peut échapper à certains, comme quand Leroy donne un billet de 100 Francs au Taxi et qu'il ne réclame pas sa monnaie. Le taxi le traite d'abruti car justement, Leroy ne connaît pas la valeur des choses.

Enfin, ce début des années 60 marque aussi le début de l'émancipation des femmes et des jeunes femmes.
Dorothy est la femme d'Alain Leroy mais elle envoie Lydia sa meilleure ami pour prendre de ses nouvelles alors qu'il est en maison de repos à Versailles. Mais Lydia couche avec Alain malgré le mariage l'unissant à sa meilleure amie. Lydia est aussi une femme d'affaires, aussi étonnant que cela pouvait paraître, comme elle le dit elle-même à Alain. Celui-ci rencontrera durant le film de nombreuses femmes dont on comprend qu'elles ont été ses maîtresses. Mais d'autres femmes jalonnent le film. Une est mariée avec un de ses amis. Elle avait des enfants avec un autre homme. Une autre (très) jeune femme drague ouvertement Alain dans une soirée organisée par son ami Cyril. Enfin, dans cette même soirée, on comprend qu'une autre jeune femme veut diriger la vie du jeune Milou. Renversement des situations donc entre les hommes et les femmes allant même jusqu'à présenter une femme sortant les soirées tandis que son fiancé reste chez lui à l'attendre!

Le film montre donc que la France est passés de la IVème République, avec instabilité économique et difficultés dans la décolonisation dans un cadre traditionnel phallocrate à celle de la Vème République dans laquelle les femmes semblent s'imposer aux hommes dans un monde nouveau dont elles auraient pris les codes des hommes, jusqu'à tromper leur mari ou leurs amies!

Pas de narration mais un tableau d'un homme voué au suicide
Louis Malle adopte un scénario apparemment assez classique avec présentation du personnage principal, définition de son objectif dans le film, climax l'amenant à la chute et résolution de l'objectif.
Mais en réalité, le film déconcerte le spectateur par plusieurs éléments qui relèvent et du scénario et de la mise en scène voire des dialogues.
Alors que nous apprenons qu'Alain veut se suicider après environ 20 minutes de film, nous réalisons surtout que lorsqu'il le dit, tous les éléments liés à son suicide étaient présentés à l'écran: les coupures de presse évoquant le suicide de Marilyn Monroe, la mort d'un enfant se prenant pour un super héros... jusqu'à la date écrite sur le miroir, date sonnant comme un ultimatum de sa vie. Nous comprenons alors que cette envie de se suicider n'est pas née spontanément mais qu'il l'avait avant même que le film ne commence à relater son histoire. Nous ne sommes donc pas dans le temps du personnage qui joue avec le temps: "il le tord" dit-il, il l'accélère. Il le dit et il le fait en avançant les iguilles de son horloge. Tout le film le montre en train d'évoquer le temps, le temps qui passe, son retard pour son départ, le temps futur auquel il est convié par ses amis. Or le film se passe justement au présent. Le passé n'est pas montré sinon par photos ou par images. Le futur est de fait hypothétique. Mais il méprise le présent tout en regrettant de ne pouvoir se satisfaire de ce temps. Ainsi son ami égyptologue lui semble vivre en dehors de la passion car sa vie est justement réglée par le temps: il se passionne pour l'Histoire et vit avec sa femme en sachant précisément ce qu'il fera avec elle le soir. Il ne comprend pas que quelqu'un puisse aimer cette vie et s'en satisfaire. Mais dans le même temps, il admet que tout lui échappe. Métaphoriquement, il évoque de plus en plus son incapacité à toucher, à saisir, c'est à dire à tenir le temps, c'est à dire à vivre avec. Il en est réduit à toucher le temps comme il le peut ou à le voir défiler sous ses yeux. Il touche les vitres, celle de la vitrine de la galerie d'art dans laquelle travaille Jeanne Moreau, vitre qui le sépare d'elle physiquement mais aussi temporellement: sa vie à elle a partiellemnt changé. Pas la sienne. Il sent également par la vitre la chaleur du soleil sur sa main, seule sensation extérieure palpable de l'autre côté de la vitre et qui constitue le seul lien qui l'unisse au monde dont il se sent exclu.

Ce film montre aussi le paradis des apparences: l'alcool le maintenait dans l'illusion d'être et d'être reconnu. Cette illusion est entretenue par les miroirs dans lesquels il se reflète sans cesse, dans le fait qu'il soit reconnu dans son ancien hôtel par le personnel lui disant qu'il n'a pas changé alors qu'il pense tout le contraire. L'image figée des êtres se manifeste aussi par le fait que sa femme, Dorothy, n'est montrée qu'en photo, objet maintenant les apparences en figeant le temps qui enfin ne lui échappe pas. Illusion toujours dans sa tenue vestimentaire, celle d'un bourgeois. "Vous avez l'air" lui dit un employé des Galeries Lafayette. Je n'ai que l'air lui répond Alain.

Cette illusion de l'alcool le maintient aussi et surtout dans un statut d'enfant éternel. Il est réveillé par l'employée de la maison de repos, employée qui pourrait-être sa mère, par son âge et par ses gestes à son égard. Éternel enfant aussi quand nous apprenons les blagues potaches qu'il a pu faire: dormir ivre sur la tombe du soldat inconnu, et en 1963, c'était une plus grande transgression qu'aujourd'hui, ou organiser des courses de kart en plein Paris. Il refuse de vieillir, de s'engager. Ainsi le clame-t-il à son ami égyptologue.

C'est en cherchant à exister tout en comprenant qu'il ne pourrait plus vivre dans ce monde dans lequel il n'a plus l'alcool pour le maintenir en vie que son destin est scellé. Toute son errance dans la journée du 6 juin, le jour le plus long selon l'Histoire et le film de 1961, le conduit à chercher malgré tout des explications pour peut-être s'en sortir. Mais tout le pousse à l'acte car il ne peut se résoudre à vivre une vie rangée ou une vie bercée d'illusions comme celles de l'OAS. Dès lors, en buvant son premier verre après 4 mois d'abstinence, ce climax du film le fait basculer dans la résolution de son objectif. Tout le monde veut l'aider comme tout le monde reconnaît quelqu'un qui ne va pas bien, dont on pressent qu'il va faire une bêtise. "Tu déjeunes avec nous demain?" "passe un de ces jours"... Alain ne peut plus rien saisir. Il ne cesse de le dire. Il a saisi une main au début du film, celle de Lydia. Il lui a demandé de rester. Elle est partie. Il ne saisira plus d'autres mains tendues. Sa main ne peut que détruire et ne rien ressentir. Cela le déstabilise et Louis Malle de le montrer avec des plans successifs entre raccords d'ans l'axe et des champs/contre champs endehors des règles habituelles, déstabilisant également le spectateur. Sa main casse un verre comme elle avait déchiré son journal, objet de fixation du temps par définition.

Un film sans épilogue
Louis Malle avait surpris le spectateur au début de son film en lui faisant comprendre que l'objectif proclamé par Alain était déjà décidé avant la rencontre avec Lydia, c'est -à-dire avant le film. Son objectif est donc prêt à être atteint. Alain étire alors le temps alors même qu'il l'avait jusqu'alors comprimé. Il s'était donné jusqu'au 23 juillet. C'est le matin du 7 juin. Alain range ses valises, défait les images accrochées sur les miroirs,finit de lire son livre, Gatsby le magnifique puis prend son pistolet...

La fin est brutale, sèche. Juste ce texte sur le visage de Maurice Ronet.



Sans épilogue, c'est à nous que s'adresse le texte. Nous venons d'être témoin d'un suicide et nous avons accompagné le personnage pendant plus d'une heure trente. Nous avons compris ses motivations. Et comme les personnages du film, nous n'avons rien pu faire. Il n'y a pas d'épilogue après un suicide, pas de mise à distance, juste une tache indélébile...

Louis Malle n'a pas connu un succès public pour ce film. On peut comprendre pourquoi. Formellement, le film est très audacieux, sans réelle narration, avec des plans très serrés sur Ronet. L'histoire du personnage n'est pas non plus ce qui entraîne en soi l'adhésion des spectateurs. Il est très difficile d'avoir de l'empathie pour un personnage qui montre tout le film son besoin de se suicider. Et si on se place du point de vue externe à Alain, se projeter dans ses amis n'est pas non plus très réconfortant, puisqu'aucun n'a su le sauver!
Le film est donc d'une tristesse et d'une noirceur incroyable, que la musique d'Erik Satie vient renforcer à presque chaque séquence. Cet état d'esprit contraste justement avec la situation de la France de 1963. Ce monde qui change est montré souvent avec un point de vue optimiste et positif, notamment dans Cléo de 5 à 7, avec certaines séquences de ville assez semblables. Louis Malle a fait un film désespéré qui renvoie à sa propre histoire, mais aussi à celle de certains Français qui, au lendemain de cet après-guerre, se retrouvent justement comme Alain Leroy, avec la "gueule de bois" et les illusions perdues dans un monde plus libre, plus riche, plus jouissif mais aussi plus rangé, plus matérialiste et finalement plus adulte.
Avant de mourir, Alain semble passer le relais au jeune Milou, dont on peut imaginer qu'il sera un des futurs acteurs de mai 68, et dont le prénom sera justement repris par Louis Malle dans son Milou en mai en 1990.

A très bientôt

Lionel Lacour