mardi 8 août 2017

Djam ou le syndrome du cinéma borgne

Bonjour à tous

Tony Gatlif est un cinéaste du temps présent, des marginaux, et du souffle. Son nouveau film co-produit par Auvergne-Rhône-Alpes-Cinéma, Djam, qui sort le 9 août 2017, ne déroge pas à la règle. Il plante son histoire non pas en Grèce continentale, mais sur l'île de Lesbos, un espace intermédiaire entre Turquie et Europe. Dans un road-movie en boucle, les héroïnes de Djam empruntent le bateau, marchent beaucoup, voyagent un peu en bus et, éventuellement en voiture, suivant, involontairement pour les héroïnes, volontairement pour le scénariste et réalisateur, une partie du trajet suivi par les réfugiés syriens. C'est donc un film "de" et "dans" l'actualité que Gatlif a réalisé. Avec sa force habituelle. Mais aussi et
surtout, en creux, une sévérité vis-à-vis de l'Europe qui contraste singulièrement avec son point-de-vue sur le Proche-Orient.

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Une héroïne puissante
La force du film réside d'abord dans le personnage principal, Djam, une jeune femme grecque parlant le français parce que née en France, mais parlant aussi l'anglais. Une héroïne merveilleusement interprétée par Daphné Patakia et qui donne son nom au film: Djam. Dès la séquence d'ouverture, Gatlif la montre chantant et dansant. Elle ne porte pas de culotte et cela est montré d'emblée. Le spectateur doit comprendre que c'est un symbole de liberté. Elle fait ce qu'elle veut et ne suit pas les conventions que la société pourrait lui imposer. Ce rapport au corps est régulièrement présenté dans le film, peut-être un peu trop, ou peut-être un peu trop au même endroit, dans des séquences pas forcément obligatoires car le personnage est suffisamment fort dans sa caractérisation pour que les scènes autour ou sur son sexe ne soient superfétatoires.
Car oui, Djam est un personnage fort. Elle traverse seule en bateau le bras de mer qui sépare Lesbos de la Turquie et Istanbul pour aller changer la pièce d'un bateau de son oncle Kakourgos (Simon Abkarian). Elle se débrouille pour vivre dans cette ville en toute autonomie, elle tient tête à un réceptionniste d'hôtel pour récupérer le passeport d'une Française n'ayant pas d'argent pour payer sa chambre d'hôtel, elle négocie, elle aide, elle se met en colère contre l'injustice qui frappe son oncle. Elle est libre et empathique. Djam est jeune et belle, mais elle est surtout un personnage à part entière et c'est bien le parcours d'une jeune femme forte que le spectateur suit. Et avec elle, une sorte de personnage en négatif, Avril, interprété par Marine Cayon, une jeune Française perdue en Turquie parce qu'abandonnée par son copain qu'elle suivait pour faire de l'humanitaire en Syrie. Avril est un personnage sans racine. Elle dit venir de la banlieue. Mais laquelle? Et puis c'est où la banlieue? Comment des Grecs ou des Turcs pourraient savoir ce que veut dire la banlieue. Avril est perdue tant par son abandon que par ses convictions ou ses origines, mais aussi par l'idée d'une absence de futur. Elle s'accroche à Djam, même quand c'est cette dernière qui semble s'accrocher à elle. Avril n'a aucun sens pratique. Djam est donc une sorte de bouée pour cette migrante française. Et ce jusqu'au bout du film.

Sur la trace des migrants
Avril est de fait une migrante. Elle a quitté son pays pour rejoindre un territoire afin de donner du sens à sa vie. Mais son parcours la conduit dans un espace discontinu marqué par la migration des réfugiés syriens. Or ceux-ci n'apparaissent pas directement dans le film. Dans la séquence introductive, Gatlif présente son personnage principal devant une clôture dont on comprend très vite qu'elle n'est pas destinée à retenir du bétail mais correspond bien à ces barrières de fils barbelés devant empêcher les migrants d'aller plus loin. Pendant le reste du film, Gatlif va donc semer des indices sur l'existence de ces migrants. D'abord avec le personnage d'Avril qui doit rejoindre un camp pour une action humanitaire. Le réalisateur s'appuie forcément sur le fait que ses spectateurs n'ont pas besoin qu'on leur explique la situation dans cette région du Proche Orient. Puis ce sont des écritures en arabe laissées sur un mur dans une gare grecque ou des restes visibles d'un feu de bois sur des rails que les migrants ont dû faire pour manger ou se réchauffer. C'est enfin cette séquence très forte d'Avril découvrant sur l'île de Lesbos un amoncellement de bateaux de fortune, sur la rive ou un peu plus loin, puis, plus puissant encore, celui des gilets de survie formant une vraie colline. La référence à Nuit et Brouillard est évidente. Comme Resnais avait inséré dans son film les images des effets personnels des victimes des camps de concentration et d'extermination des Nazis, Gatlif témoigne du nombre des réfugiés, dont certains sont certainement morts, en montrant des objets symboles du malheur de ces hommes, femmes ou enfants. L'image est saisissante de puissance et les couleurs des gilets, rouge pour la plupart, ne font que renforcer la noirceur de la situation de ces réfugiés.


Une Grèce exsangue
Pourtant, ce que montre le film est aussi que ces réfugiés arrivent pour beaucoup dans un territoire faisant partie de l'Union Européenne supposé être riche et en paix. Or la Grèce n'a jamais été aussi pauvre depuis son entrée dans l'UE et la paix civile est menacée de par cette situation. C'est alors dans ce contexte que les réfugiés arrivent dans leur exil. Dans un pays dont la population souffre terriblement. Et là encore, Gatlif va joncher son film d'allusions ou de séquences relatant la ruine du pays. C'est d'abord le manque de moyens qui conduit l'oncle de Djam à l'envoyer en Turquie pour qu'un artisan lui fabrique la pièce du moteur de son bateau. Parce qu'il n'a pas les moyens de changer le moteur et que le trajet et la fabrication coûtent bien moins cher. C'est ensuite par l'absence des clients dans le bar-restaurant de Maria, la compagne de Kakourgos. C'est enfin une séquence terrible à la fin du film pendant laquelle les hommes des créanciers du restaurant viennent tout prendre pour rembourser les dettes de Maria.
Plus spectaculaire encore ce moment durant lequel les deux héroïnes rencontrent un homme voulant s'enterrer vivant car les banques vont le dépouiller intégralement, le conduisant à la ruine. Il préfère mourir plutôt que de vivre ce moment d'humiliation.
Le discours de Gatlif est évidemment terrible contre ceux qui n'ont aucune pitié pour le peuple, pour les peuples, qui sont indifférents au sort tant des réfugiés qu'à celui de leurs compatriotes. Le réalisateur inscrit son discours contestataire dans l'Histoire de la Grèce, évoquant régulièrement le temps de la dictature des colonels. Sauf que la chronologie est peu claire de sa part. Car la mère de Djam aurait fui cette dictature, à laquelle adhérait son père, en se rendant en France avec Djam comme bagage. Or cette dictature qui s'est imposée il y a tout juste 50 ans cette année a pris fin en 1974, permettant à la Grèce d'intégrer la Communauté Économique Européenne en 1981. Djam ayant à peine 20 ans, elle n'a pu connaître cette dictature.
Si Gatlif a tenu certainement à rappeler, quitte à faire une entorse à l'Histoire, que le peuple grec a souffert beaucoup depuis 50 ans, cela conduit à rapprocher la dictature des colonels à ce que vivrait le pays depuis plusieurs années, avec explicitement dénoncé, le rôle des banques et de l'Union Européenne. Ce qui est tout de même un point-de-vue provocateur.

Un monde arabo-musulman curieusement épargné
Ce parti pris est donc bien celui d'un militant de gauche anti-Bruxelles. Pourquoi pas. Mais le film comporte d'autres éléments extrêmement troublants, conduisant à condamner exclusivement la politique libérale menée par l'Europe et ses dirigeants tout en minimisant voire mythifiant un Proche Orient bien plus généreux et ouvert.
Ainsi, en reprenant le parcours de Djam, celle-ci arrive d'abord en Turquie, à Istanbul. On est en 2016, c'est ce qu'indique le film. Et elle va se retrouver à danser en tenue très légère dans un bar sur une musique orientale. Certes Istanbul n'est pas tout-à-fait la Turquie. Mais on peut s'étonner de filmer en 2016 (même si le film sort en 2017) l'idée de liberté de danser pour une femme à moitié dénudée dans un pays connaissant depuis plusieurs années un tournant extrêmement rigoriste avec la présidence d'Erdogan. Pour rappel, celui-ci a subi une tentative de coup d'État en juillet 2016, pas parce que son régime proposait trop de démocratie et de libertés.
À l'absence de nuance apportée à la séquence de danse en Turquie, Gatlif montre Djam allant uriner sur la tombe de son grand-père, donnant comme explication qu'elle pisse sur ceux qui ont soutenu une dictature qui empêchait les gens d'écouter de la musique. Soit. Les Grecs ayant subi les malheurs de cette dictature confirmeront certainement. Sauf que cela n'est plus le cas depuis 1974 donc. En revanche, il y a bien une idéologie qui aujourd'hui condamne l'écoute de la musique jusqu'à exécuter les contrevenants. Or jamais le nom de cette idéologie n'est mentionnée. Jamais même un parallèle est proposé par le réalisateur qui est aussi le scénariste. Cette absence de position ferme - même par allusion - contraste singulièrement avec les dénonciations du reste du film.
Mais cette cécité ne s'arrête pas là. Si Avril doit rejoindre un camp humanitaire en Syrie avec son compagnon, et que celui-ci l'a abandonné, c'est certainement que ce dernier voulait faire le djihad. La question est éludée. Même pas abordée. Il n'est qu'un salaud de plus qui a abandonné une femme.
C'est encore cette réflexion stupéfiante d'Avril découvrant un texte écrit en arabe sur un mur. Elle ne sait pas ce que ça veut dire mais elle aime par principe ce peuple parce que cette écriture est belle. On est au-delà du simplisme. Peut importe finalement ce que peut signifier ce qui est écrit. Tant que c'est beau. Autant de bêtise est subjuguant.


Gatlif a voulu traiter tous les sujets. Trop de sujets peut-être. Seulement voilà, dans son film, il ne peut y avoir de mal dans ce monde turco-arabo-musulman: on y danse, on y chante, l'écriture est belle, les femmes y sont respectées et elles peuvent s'habiller comme elles veulent. Le Proche-Orient mythifié. C'est même à se demander ce qu'on peut bien trouver à y redire au point de risquer sa vie vers cette Europe tellement détestable. De Daech, du régime sanglant d'El Assad, de la dictature d'Erdogan, il n'en est jamais fait mention. Gatlif livre un film bercé par une musique métisse entre culture grecque et proche-orientale dans lequel l'adversaire désigné est le libéralisme européen. Celui-ci opprime les plus faibles, enrichit les plus fortunés, abandonne les réfugiés et les empêche de s'installer dans le continent en rendant étanches les frontières. La culture est propre à l'Orient, la barbarie est à l'Occident.
Le film de Gatlif a un souffle indéniable. Des comédiens vraiment formidables. Il a le mérite de vouloir traiter de sujets d'actualité brûlants. C'est tellement rare dans le cinéma français tellement nombriliste qu'il faut le souligner. Même son parti-pris de dénoncer le libéralisme européen peut s'entendre car il a toujours été un cinéaste qui a voulu suivre le point de vue des populations en marge. Et le peuple grec est devenu un peuple en marge de l'UE. Mais en intégrant la question des migrants sans jamais dénoncer les idéologies qui sont la cause de ces malheurs, jusqu'à travestir la réalité d'aujourd'hui de ce territoire, Djam se perd dans un discours finalement moins manichéen que borgne. Tout est impur chez les autorités européennes, tout est pur chez le peuple, et rien n'est répréhensible au Proche-Orient dont l'écriture est si belle...

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