Bonjour à tous
À l'occasion de l'exposition "Lumière! le cinéma inventé" au Grand Palais, je vous propose cette petite analyse sur ce que cette invention a entraîné malgré elle comme comportements face à l'image captée et animée, juste une petite réflexion sur le besoin de plus en plus important et narcissique des individus de se voir sur un écran, transformant l'IMAGE et IMAJE.
Au début fut la photographie
Les hommes des cavernes ne se peignaient pas vraiment et les peintures rupestres font peu (ou
pas) de place aux représentations humaines. Celles-ci apparurent néanmoins au fur et à mesure que les techniques d'écriture se développèrent. L'écriture hiéroglyphique des Égyptiens ne manqua pas de représenter des formes humaines. Mais il s'agissait de divinités (Isis et Osiris par exemple), de pharaon (une autre forme divine) ou de personnes sans nom mais qui étaient représentées par leurs fonctions. Les autres civilisations continuèrent ces représentations auxquelles s'ajoutèrent des portraits des hommes importants, quand bien même ne furent-il pas dieu. Périclès ou Alexandre nous sont connus aussi par l'image que certains artistes nous ont léguées. À Rome, les aristocrates faisaient valoir leur puissance par le défilé des imagines, bustes figurant leurs ancêtres illustres.
Cette tradition de la représentation des grands hommes allaient perdurer surtout avec la religion chrétienne qui multiplia les icônes de Jésus, de sa mère, de ses apôtres et tous ceux que l'Église pouvait reconnaître comme saints. À ceci se rajoutait les images des chefs politiques, souverains des États plus ou moins grands. Jusqu'à ce que même les petits nobles se mirent en image dans des tableaux plus ou moins ressemblants.
L'Islam conquérant ne dérogea pas à la règle et bien des califes immortalisèrent leur image. Même le Prophète eut droit à son portrait avant qu'une nouvelle tradition musulmane vienne l'interdire.
Et le peuple dans tout cela? Et bien il est lui aussi représenté mais de manière indifférenciée. Les peintres peignent des "bonshommes", des paysans, des soiffards, des artisans. Ce sont des individus génériques!
Avec la Révolution française, les roturiers accèdent enfin à la dignité de la représentation imagée. Mais seulement lorsqu'ils sont devenus des têtes reconnaissables. Les sans-culottes ne sont représentés qu'en sans-culotte. Pas de portrait à exhiber en famille en proclamant: "C'est moi!"
La photographie apparue au début du XIXème siècle allait progressivement entamer la vraie révolution de l'image des individus. Onéreuse, elle permettait d'abord aux bourgeois de montrer sa famille, symbole de la puissance, des origines, de l'enracinement de la puissance mais aussi proposition de la descendance. Une aristocratie de substitution. Mais à la différence du portrait artistique, la photographie est aussi une technologie industrielle dont les coûts baissent à mesure que les usagers augmentent. Et voici que de plus en plus de personnes peuvent se tirer le portrait et celui de leur famille. Cette démocratisation de l'image de soi ne va alors cesser de se propager à toutes les strates sociales et les albums de photo souvenirs de s'épaissir pour immortaliser à la fois les individus mais aussi et surtout les moments saillants de leur vie. La personnalité de chacun doit transpirer désormais sur les images. Et si on s'habille au début des la photographie, si les prises de vue sont encore limitées quand le prix de la pellicule et du tirage est encore cher, il n'empêche que les photographies ne sont plus ces images du peuple des tableaux d'autrefois.
Lumière et le cinéma: la mise à distance du réel
L'invention des frères Lumière ne va pas vraiment bousculer la donne. Et si les débuts du cinématographes tendent à montrer que l'image nouvelle, celle animée, est d'abord pour la représentation des puissants ou pour témoigner du peuple comme autrefois les tableaux évoquant la société, ils sont aussi caractérisés par des films de famille, celle des Lumière, dans lesquels cette fois chaque sujet passant devant la caméra peut être identifiable, jouant aux cartes ou mangeant sur une chaise haute!
Pourtant, les premiers spectateurs ne sont que des témoins de ces images car il leur est impossible de se filmer comme on se prend en photo. C'est alors que les projections des films vont créer une situation singulière, celle de la projection-identification. Femmes, hommes ou enfants voient dans les images de cinéma des personnages ou des situations qu'ils reconnaissent et dans lesquels ils se reconnaissent. Ce phénomène suscite alors de l'empathie pour des histoires parfois communes mais que le cinéma rend magique, distant. La caméra peut bien filmer une séquence d'une banalité évidente, sa projection sur grand écran devant plusieurs individus venant de toute part confère aux images filmées un effet supérieur pour le spectateur.
Cette mise à distance du réel est donc une des caractéristiques du cinéma, faisant des acteurs des personnages hors norme, en dehors même de la vie normale: des stars.
Puis fut la télévision
Démocratisée dans les années 1950 aux USA puis dans les décennies suivantes dans les autres pays et continents, les productions télévisuelles ont mélangé les recettes du cinéma et de la photographie, notamment lors des émissions de jeu ou de variété.
Les invités prestigieux, chanteurs, chansonniers, comédiens échangeaient venaient se charger de la lumière des spotlights pour rayonner jusque dans les foyers les plus éloignés. Les animateurs profitaient de cette lumière jusqu'à se croire aussi un peu star de par la notoriété que les artistes leur transmettait. Et puis les figurants, citoyens lambda attirés par la lumière comme tous les êtres vivants insignifiants peuplaient les plateaux de télévision, applaudissant les vraies comme les fausses stars. Parfois, ces individus anonymes tutoyaient la notoriété par leur participation à des jeux. Plus leur présence durait, plus leur notoriété se développait. D'abord autour de chez eux, puis un peu au-delà. Rarement plus loin, rarement longtemps.
Il faut dire que la lumière était conservée et absorbée par ces stars véritables, au comportement de star: discrétion plus ou moins contrôlée, entre soi de stars, rareté de la confidence. À partir du développement de la télévision dans les années 1970 - 1980, la star de cinéma ou de la chanson s'est davantage donnée au public. Elle s'est faite plus présente, se comportant de manière de plus en plus commune. Quand autrefois elle roulait en Lamborghini, elle roule désormais modeste et prend le train au milieu du peuple. La télévision se nourrit de ces stars et les nourrit aussi de plus en plus. La star est devenue un objet de proximité, perdant de fait sa capacité à rayonner longtemps et de loin. Elle doit venir régulièrement sur les plateaux de télévision quand elle s'est trop rapprochée de ceux qui l'observent. Au risque de perdre tout éclat.
Paradoxalement, les ersatz de star, les présentateurs et présentatrices de télévision sont devenus des personnages majeurs, des interfaces entre le monde et les spectateurs. Au point qu'elles aient envie de plus en plus de prendre la lumière et l'admiration qui en découle. Les émissions sont devenues alors de plus en plus populaires, faisant appel à un public moins exigeant mais sûr de pouvoir être mis en valeur. D'abord des jeux faciles auxquels chacun peu jouer et surtout gagner, avec le cadeau suprême: passer à la télévision, ne serait-ce que par téléphone. Puis ce sont les jeux télévisés. Autrefois reposant sur des vraies compétences physiques ou de culture générale, les jeux sont mis en scène pour créer un suspense factice à partir d'épreuve de plus en plus simples. Ce n'est pas la question qui est l'objet de l'attention, mais la réaction du joueur, sublimée par des effets sonores et de lumière grossiers, faisant de ces John Doe des vedettes d'un jour ou d'une heure.
Mais ces nouvelles gloires éphémères ont encore besoin d'un Monsieur Loyal. Des producteurs comprirent alors que l'aspiration de plus en plus de personnes étaient de voir uniquement des personnes sans aucun talent particulier, ne produisant rien de remarquable. Que la projection-identification évoquée plus haut ne se fasse plus pour des personnages de cinéma sans relief mais pour des personnages de la vraie vie... mais toujours sans relief. Des individus remarquables par leur banalité, leur médiocrité, leur vulgarité, leur look. Mais des sans-grade, pas trop intelligents non plus (du moins en apparence) pour pouvoir s'estimer mieux qu'eux. La télé-réalité, produit du moi à la télévision. Et chose effarante, les cobayes de ces émissions découvrent qu'ils ont acquis une notoriété inouïe sans rien n'avoir fait que d'être, filmés à la télévision et matés comme des animaux en cage. Notoriété éphémère mais suffisamment enivrante pour leur laisser penser qu'ils sont devenus quelqu'un, jusqu'à exploiter leur image dans des lieux à la hauteur de leur talent. Notoriété illusoire, brève que d'autres producteurs réactivent en produisant des émissions invitant ces vedettes factices. Une mise en abyme terrible.
Tous producteurs d'images
La recette marche toujours mais n'est plus suffisante. Il faut dire que la technologie a connu une accélération phénoménale en un peu plus de dix ans. Désormais, chaque spectateur peut imaginer que sa propre vie est aussi intéressante que celle des stars d'autrefois. Il ne reste qu'à le faire savoir. Cette envie voire ce besoin d'être vu est sans limite et internet va permettre cela, sans filtre, sans restriction. Ce qui aurait été une violence il y a vingt ou trente ans est devenu un acte volontaire. Chacun se filme, se photographie et se distribue sur tous les canaux possibles. Cette course à la diffusion de son image n'a pas laissé les industriels de marbre. Le téléphone portable est devenu d'abord appareil photographique avec lequel on pouvait se photographier mais de manière aléatoire. Les fabricants comprirent l'intérêts de l'objectif inversé permettant de se photographier tout en voyant le cadre de l'image. Le selfie naissait. Et avec lui, un phénomène inimaginable, la vampirisation de l'autre sur la photo. Ce n'est plus un tiers qui prend la photo souvenir avec l'idole de sa jeunesse. Non. C'est l'individu quelconque qui exhorte l'homme ou la femme publique de se laisser prendre en photo, avec lui bien sûr, image à la qualité médiocre puis diffusée sur les réseaux sociaux, preuve de son existence.
Cette production de sa propre image est telle que les murs facebook de chaque abonné sont désormais tapissés de selfies pris partout, et parfois de chez soi, pour illustrer un voyage ou une humeur, une envie que l'on impose aux autres, qui ne manquent pas de se venger en faisant de même.
Cette addiction à sa propre image pourrait en rester là mais a des répercussions dans d'autres productions d'images. Ainsi les reportages télévisés mettait au devant le sujet qui était traité. Le journaliste ou le cinéaste réalisant l'enquête et le film qui en était tiré n'apparaissait qu'au générique, parfois en voix off. Même le commandant Cousteau produisait des séries documentaires où il pouvait apparaître à l'écran mais presque comme un témoin à distance. Désormais les journalistes imposent leur image et le "JE". "J'ai enquêté", "Je suis allé", "J'ai rencontré"... tout en se montrant à l'écran dans des champs - contre champs incessants. Comme s'il y avait ce besoin au mieux de prouver que le travail était bien produit par le dit journaliste, au pire celui de se voir tel un acteur de cinéma adorant son image.
Et ce qui est pour les documentaires au long cours l'est tout autant aujourd'hui pour des simples reportages d'actualité où l'envoyé spécial se met en scène. L'effet attendu est peut-être de susciter une plus forte implication du spectateur dans ce qui lui est montré à l'écran en créant une empathie avec le journaliste permettant alors de tenir le spectateur jusqu'au bout du programme. Mais cela résulte aussi d'un besoin de se montrer, d'occuper l'écran puisque même des inconnus le font, voire les ont remplacé.
Cette frénésie du JE à l'écran se remarque enfin dans un domaine particulièrement sensible et intime. Les films pornographiques n'ont pas dérogé à la règle du cinéma. Filmer des actes sexuels, comble de la situation intime, permettait aux spectateurs de facilement se projeter, si j'ose dire, dans la situation représentée. Jusqu'à ce que les performances des comédiens professionnels, les situations incongrues provoquées par des scénarios idiots simulant la banalité de la situation sous une tonne de maquillage et des lumières vives conduisent certains spectateurs à réclamer moins de performance et plus d'authenticité. Ce fut donc le moment pour certaines sociétés de production de faire des films dits "amateurs" dans lesquels les héros n'étaient pas des comédiens mais des participants... amateurs non professionnels. Des Monsieur et Madame Toutlemonde qui auraient pu être les voisins. Ce genre a fait grand succès. Mais le porno subit lui aussi la concurrence d'internet et les séquences sexuelles, professionnelles ou amateur, peuvent désormais se voir gratuitement en quelques clics, chargés plus ou moins légalement sur des sites innombrables. Mais le culte du JE ne s'est pas arrêté au film amateur. Comme les selfies, certains, parfois en couple, ont décidé de se filmer sans besoin de producteur tiers. Ce phénomène s'est développé d'abord avec la démocratisation des caméras VHS puis numérique, devenu un jeu de stimulation érotique. Mais avec la fluidité de l'image numérique et l'augmentation de la puissance d'internet, ces images investissent désormais la toile et chacun peut désormais avoir une double jouissance narcissique: plaisir de voir sa performance sexuelle (plus besoin de passer par des films X classiques ou amateurs) et plaisir de partager cette performance auprès d'inconnus - au risque de se faire reconnaître... Après "L'ai-je bien descendu", on imagine la phrase qui pourrait être déclamée par la vedette de ce genre de film face à un de ses spectateurs!
Avec le cinématographe, les frères Lumière ont donc ouvert une boîte de Pandore, celle qui allait libérer en un peu plus d'un siècle tous les narcissismes des hommes, dévoilant jusqu'à leur intimité la plus précieuse ou laissant apparaître leur médiocrité pour le plaisir d'apparaître sur un écran et d'être la star d'un jour, d'un semaine ou de l'éternité médiatique. Cette dernière reste cependant la plus grande protection des productions non narcissiques. Tout le monde connait Nabila aujourd'hui. Mais dans deux ans? Disons dans dix ans? Qui se souviendra d'elle? Au mieux restera son "Allo!" et encore. L'IMAJE s'inscrit dans le temps court, révélateur immédiat d'une société qui s'aime, ou qui ne s'aime pas, faite d'individus qui sont plus qu'ils ne font. Le cinéma est tout l'inverse. S'il peut capter, s'adapter ou s'inspirer de cette évolution de l'individu face à l'image, il résiste plutôt bien à l'IMAJE. Pour preuve, on continue de faire des films, des centaines de films en France, des milliers dans le monde entier. Et la résistance dans des pays liberticides rayonne d'abord par la production de films de cinéma plutôt que par des selfies indigents déballant ses états d'âmes.
À bientôt
Lionel Lacour
À l'occasion de l'exposition "Lumière! le cinéma inventé" au Grand Palais, je vous propose cette petite analyse sur ce que cette invention a entraîné malgré elle comme comportements face à l'image captée et animée, juste une petite réflexion sur le besoin de plus en plus important et narcissique des individus de se voir sur un écran, transformant l'IMAGE et IMAJE.
Au début fut la photographie
Les hommes des cavernes ne se peignaient pas vraiment et les peintures rupestres font peu (ou
pas) de place aux représentations humaines. Celles-ci apparurent néanmoins au fur et à mesure que les techniques d'écriture se développèrent. L'écriture hiéroglyphique des Égyptiens ne manqua pas de représenter des formes humaines. Mais il s'agissait de divinités (Isis et Osiris par exemple), de pharaon (une autre forme divine) ou de personnes sans nom mais qui étaient représentées par leurs fonctions. Les autres civilisations continuèrent ces représentations auxquelles s'ajoutèrent des portraits des hommes importants, quand bien même ne furent-il pas dieu. Périclès ou Alexandre nous sont connus aussi par l'image que certains artistes nous ont léguées. À Rome, les aristocrates faisaient valoir leur puissance par le défilé des imagines, bustes figurant leurs ancêtres illustres.
Cette tradition de la représentation des grands hommes allaient perdurer surtout avec la religion chrétienne qui multiplia les icônes de Jésus, de sa mère, de ses apôtres et tous ceux que l'Église pouvait reconnaître comme saints. À ceci se rajoutait les images des chefs politiques, souverains des États plus ou moins grands. Jusqu'à ce que même les petits nobles se mirent en image dans des tableaux plus ou moins ressemblants.
L'Islam conquérant ne dérogea pas à la règle et bien des califes immortalisèrent leur image. Même le Prophète eut droit à son portrait avant qu'une nouvelle tradition musulmane vienne l'interdire.
Et le peuple dans tout cela? Et bien il est lui aussi représenté mais de manière indifférenciée. Les peintres peignent des "bonshommes", des paysans, des soiffards, des artisans. Ce sont des individus génériques!
Avec la Révolution française, les roturiers accèdent enfin à la dignité de la représentation imagée. Mais seulement lorsqu'ils sont devenus des têtes reconnaissables. Les sans-culottes ne sont représentés qu'en sans-culotte. Pas de portrait à exhiber en famille en proclamant: "C'est moi!"
La photographie apparue au début du XIXème siècle allait progressivement entamer la vraie révolution de l'image des individus. Onéreuse, elle permettait d'abord aux bourgeois de montrer sa famille, symbole de la puissance, des origines, de l'enracinement de la puissance mais aussi proposition de la descendance. Une aristocratie de substitution. Mais à la différence du portrait artistique, la photographie est aussi une technologie industrielle dont les coûts baissent à mesure que les usagers augmentent. Et voici que de plus en plus de personnes peuvent se tirer le portrait et celui de leur famille. Cette démocratisation de l'image de soi ne va alors cesser de se propager à toutes les strates sociales et les albums de photo souvenirs de s'épaissir pour immortaliser à la fois les individus mais aussi et surtout les moments saillants de leur vie. La personnalité de chacun doit transpirer désormais sur les images. Et si on s'habille au début des la photographie, si les prises de vue sont encore limitées quand le prix de la pellicule et du tirage est encore cher, il n'empêche que les photographies ne sont plus ces images du peuple des tableaux d'autrefois.
Lumière et le cinéma: la mise à distance du réel
L'invention des frères Lumière ne va pas vraiment bousculer la donne. Et si les débuts du cinématographes tendent à montrer que l'image nouvelle, celle animée, est d'abord pour la représentation des puissants ou pour témoigner du peuple comme autrefois les tableaux évoquant la société, ils sont aussi caractérisés par des films de famille, celle des Lumière, dans lesquels cette fois chaque sujet passant devant la caméra peut être identifiable, jouant aux cartes ou mangeant sur une chaise haute!
Pourtant, les premiers spectateurs ne sont que des témoins de ces images car il leur est impossible de se filmer comme on se prend en photo. C'est alors que les projections des films vont créer une situation singulière, celle de la projection-identification. Femmes, hommes ou enfants voient dans les images de cinéma des personnages ou des situations qu'ils reconnaissent et dans lesquels ils se reconnaissent. Ce phénomène suscite alors de l'empathie pour des histoires parfois communes mais que le cinéma rend magique, distant. La caméra peut bien filmer une séquence d'une banalité évidente, sa projection sur grand écran devant plusieurs individus venant de toute part confère aux images filmées un effet supérieur pour le spectateur.
Cette mise à distance du réel est donc une des caractéristiques du cinéma, faisant des acteurs des personnages hors norme, en dehors même de la vie normale: des stars.
Puis fut la télévision
Démocratisée dans les années 1950 aux USA puis dans les décennies suivantes dans les autres pays et continents, les productions télévisuelles ont mélangé les recettes du cinéma et de la photographie, notamment lors des émissions de jeu ou de variété.
Les invités prestigieux, chanteurs, chansonniers, comédiens échangeaient venaient se charger de la lumière des spotlights pour rayonner jusque dans les foyers les plus éloignés. Les animateurs profitaient de cette lumière jusqu'à se croire aussi un peu star de par la notoriété que les artistes leur transmettait. Et puis les figurants, citoyens lambda attirés par la lumière comme tous les êtres vivants insignifiants peuplaient les plateaux de télévision, applaudissant les vraies comme les fausses stars. Parfois, ces individus anonymes tutoyaient la notoriété par leur participation à des jeux. Plus leur présence durait, plus leur notoriété se développait. D'abord autour de chez eux, puis un peu au-delà. Rarement plus loin, rarement longtemps.
Il faut dire que la lumière était conservée et absorbée par ces stars véritables, au comportement de star: discrétion plus ou moins contrôlée, entre soi de stars, rareté de la confidence. À partir du développement de la télévision dans les années 1970 - 1980, la star de cinéma ou de la chanson s'est davantage donnée au public. Elle s'est faite plus présente, se comportant de manière de plus en plus commune. Quand autrefois elle roulait en Lamborghini, elle roule désormais modeste et prend le train au milieu du peuple. La télévision se nourrit de ces stars et les nourrit aussi de plus en plus. La star est devenue un objet de proximité, perdant de fait sa capacité à rayonner longtemps et de loin. Elle doit venir régulièrement sur les plateaux de télévision quand elle s'est trop rapprochée de ceux qui l'observent. Au risque de perdre tout éclat.
Paradoxalement, les ersatz de star, les présentateurs et présentatrices de télévision sont devenus des personnages majeurs, des interfaces entre le monde et les spectateurs. Au point qu'elles aient envie de plus en plus de prendre la lumière et l'admiration qui en découle. Les émissions sont devenues alors de plus en plus populaires, faisant appel à un public moins exigeant mais sûr de pouvoir être mis en valeur. D'abord des jeux faciles auxquels chacun peu jouer et surtout gagner, avec le cadeau suprême: passer à la télévision, ne serait-ce que par téléphone. Puis ce sont les jeux télévisés. Autrefois reposant sur des vraies compétences physiques ou de culture générale, les jeux sont mis en scène pour créer un suspense factice à partir d'épreuve de plus en plus simples. Ce n'est pas la question qui est l'objet de l'attention, mais la réaction du joueur, sublimée par des effets sonores et de lumière grossiers, faisant de ces John Doe des vedettes d'un jour ou d'une heure.
Mais ces nouvelles gloires éphémères ont encore besoin d'un Monsieur Loyal. Des producteurs comprirent alors que l'aspiration de plus en plus de personnes étaient de voir uniquement des personnes sans aucun talent particulier, ne produisant rien de remarquable. Que la projection-identification évoquée plus haut ne se fasse plus pour des personnages de cinéma sans relief mais pour des personnages de la vraie vie... mais toujours sans relief. Des individus remarquables par leur banalité, leur médiocrité, leur vulgarité, leur look. Mais des sans-grade, pas trop intelligents non plus (du moins en apparence) pour pouvoir s'estimer mieux qu'eux. La télé-réalité, produit du moi à la télévision. Et chose effarante, les cobayes de ces émissions découvrent qu'ils ont acquis une notoriété inouïe sans rien n'avoir fait que d'être, filmés à la télévision et matés comme des animaux en cage. Notoriété éphémère mais suffisamment enivrante pour leur laisser penser qu'ils sont devenus quelqu'un, jusqu'à exploiter leur image dans des lieux à la hauteur de leur talent. Notoriété illusoire, brève que d'autres producteurs réactivent en produisant des émissions invitant ces vedettes factices. Une mise en abyme terrible.
Tous producteurs d'images
La recette marche toujours mais n'est plus suffisante. Il faut dire que la technologie a connu une accélération phénoménale en un peu plus de dix ans. Désormais, chaque spectateur peut imaginer que sa propre vie est aussi intéressante que celle des stars d'autrefois. Il ne reste qu'à le faire savoir. Cette envie voire ce besoin d'être vu est sans limite et internet va permettre cela, sans filtre, sans restriction. Ce qui aurait été une violence il y a vingt ou trente ans est devenu un acte volontaire. Chacun se filme, se photographie et se distribue sur tous les canaux possibles. Cette course à la diffusion de son image n'a pas laissé les industriels de marbre. Le téléphone portable est devenu d'abord appareil photographique avec lequel on pouvait se photographier mais de manière aléatoire. Les fabricants comprirent l'intérêts de l'objectif inversé permettant de se photographier tout en voyant le cadre de l'image. Le selfie naissait. Et avec lui, un phénomène inimaginable, la vampirisation de l'autre sur la photo. Ce n'est plus un tiers qui prend la photo souvenir avec l'idole de sa jeunesse. Non. C'est l'individu quelconque qui exhorte l'homme ou la femme publique de se laisser prendre en photo, avec lui bien sûr, image à la qualité médiocre puis diffusée sur les réseaux sociaux, preuve de son existence.
Cette production de sa propre image est telle que les murs facebook de chaque abonné sont désormais tapissés de selfies pris partout, et parfois de chez soi, pour illustrer un voyage ou une humeur, une envie que l'on impose aux autres, qui ne manquent pas de se venger en faisant de même.
Cette addiction à sa propre image pourrait en rester là mais a des répercussions dans d'autres productions d'images. Ainsi les reportages télévisés mettait au devant le sujet qui était traité. Le journaliste ou le cinéaste réalisant l'enquête et le film qui en était tiré n'apparaissait qu'au générique, parfois en voix off. Même le commandant Cousteau produisait des séries documentaires où il pouvait apparaître à l'écran mais presque comme un témoin à distance. Désormais les journalistes imposent leur image et le "JE". "J'ai enquêté", "Je suis allé", "J'ai rencontré"... tout en se montrant à l'écran dans des champs - contre champs incessants. Comme s'il y avait ce besoin au mieux de prouver que le travail était bien produit par le dit journaliste, au pire celui de se voir tel un acteur de cinéma adorant son image.
Et ce qui est pour les documentaires au long cours l'est tout autant aujourd'hui pour des simples reportages d'actualité où l'envoyé spécial se met en scène. L'effet attendu est peut-être de susciter une plus forte implication du spectateur dans ce qui lui est montré à l'écran en créant une empathie avec le journaliste permettant alors de tenir le spectateur jusqu'au bout du programme. Mais cela résulte aussi d'un besoin de se montrer, d'occuper l'écran puisque même des inconnus le font, voire les ont remplacé.
Cette frénésie du JE à l'écran se remarque enfin dans un domaine particulièrement sensible et intime. Les films pornographiques n'ont pas dérogé à la règle du cinéma. Filmer des actes sexuels, comble de la situation intime, permettait aux spectateurs de facilement se projeter, si j'ose dire, dans la situation représentée. Jusqu'à ce que les performances des comédiens professionnels, les situations incongrues provoquées par des scénarios idiots simulant la banalité de la situation sous une tonne de maquillage et des lumières vives conduisent certains spectateurs à réclamer moins de performance et plus d'authenticité. Ce fut donc le moment pour certaines sociétés de production de faire des films dits "amateurs" dans lesquels les héros n'étaient pas des comédiens mais des participants... amateurs non professionnels. Des Monsieur et Madame Toutlemonde qui auraient pu être les voisins. Ce genre a fait grand succès. Mais le porno subit lui aussi la concurrence d'internet et les séquences sexuelles, professionnelles ou amateur, peuvent désormais se voir gratuitement en quelques clics, chargés plus ou moins légalement sur des sites innombrables. Mais le culte du JE ne s'est pas arrêté au film amateur. Comme les selfies, certains, parfois en couple, ont décidé de se filmer sans besoin de producteur tiers. Ce phénomène s'est développé d'abord avec la démocratisation des caméras VHS puis numérique, devenu un jeu de stimulation érotique. Mais avec la fluidité de l'image numérique et l'augmentation de la puissance d'internet, ces images investissent désormais la toile et chacun peut désormais avoir une double jouissance narcissique: plaisir de voir sa performance sexuelle (plus besoin de passer par des films X classiques ou amateurs) et plaisir de partager cette performance auprès d'inconnus - au risque de se faire reconnaître... Après "L'ai-je bien descendu", on imagine la phrase qui pourrait être déclamée par la vedette de ce genre de film face à un de ses spectateurs!
Avec le cinématographe, les frères Lumière ont donc ouvert une boîte de Pandore, celle qui allait libérer en un peu plus d'un siècle tous les narcissismes des hommes, dévoilant jusqu'à leur intimité la plus précieuse ou laissant apparaître leur médiocrité pour le plaisir d'apparaître sur un écran et d'être la star d'un jour, d'un semaine ou de l'éternité médiatique. Cette dernière reste cependant la plus grande protection des productions non narcissiques. Tout le monde connait Nabila aujourd'hui. Mais dans deux ans? Disons dans dix ans? Qui se souviendra d'elle? Au mieux restera son "Allo!" et encore. L'IMAJE s'inscrit dans le temps court, révélateur immédiat d'une société qui s'aime, ou qui ne s'aime pas, faite d'individus qui sont plus qu'ils ne font. Le cinéma est tout l'inverse. S'il peut capter, s'adapter ou s'inspirer de cette évolution de l'individu face à l'image, il résiste plutôt bien à l'IMAJE. Pour preuve, on continue de faire des films, des centaines de films en France, des milliers dans le monde entier. Et la résistance dans des pays liberticides rayonne d'abord par la production de films de cinéma plutôt que par des selfies indigents déballant ses états d'âmes.
À bientôt
Lionel Lacour
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