En 2012, Thomas Vinterberg voyait son film La chasse être sélectionné au festival de Cannes puis son acteur principal, Mads Mikkelsen, recevoir le prix d'interprétation masculine. Après Festen, réalisé en 1998, le réalisateur retrouvait le thème de la pédophilie en changeant radicalement de point de vue. Il ne s'agissait évidemment pas de trouver des circonstances "atténuantes" à la pédophilie! Mais Vinterberg a choisi cette fois le principe de l'innocence de celui qui est accusé, plongé dans une sorte de tourbillon infernal faisant de lui un coupable pour toute une communauté. Le film a partagé, et partage encore, les critiques. Pas tant sur la forme ni sur l'interprétation. Mais curieusement sur le fond, reprochant à Vinterberg de jouer sur du velours en prenant fait et cause pour cet homme, Lucas, accusé injustement. Ce serait trop facile. Vraiment? Et si ce film mettait les spectateurs mal à l'aise parce qu'ils pourraient se reconnaître dans le film?
Mads Mikkelsen est Lucas, apprenant ce dont on l'accuse! |
La première séquence plonge le spectateur dans une ambiance apparemment joyeuse dans laquelle des hommes se défient à plonger dans un lac froid - nous sommes en novembre - et ce devant d'autres personnes du village danois. À ce moment là, aucun des personnages ne semble se démarquer vraiment. Mais rapidement, la caméra s'attarde sur Lucas (Mads Mikkelsen) qui est intervenu pour aider un des fous furieux, ivre et incapable de se sortir seul de l'eau. C'est ensuite des regards d'enfants qui paraissent guetter quelque chose ou quelqu'un. Soudain, Lucas arrive. Ce sont alors tous les enfants qui lui sautent dessus. Il est leur proie et il se débat. Tout est dans le jeu et le spectateur comprend le métier qui est celui de Lucas. Il s'occupe d'enfants dans une sorte d'école maternelle.
À partir de ce moment précis, tout ce qui va se passer passera par le regard de Lucas ou évoquera Lucas. L'échelle des plans n'outrepasse presque jamais un espace dans lequel Lucas ne serait pas identifiable. Et si la mise en place de la situation prend du temps, c'est pour mieux comprendre ce personnage principal. Divorcé avec des relations compliquées avec sa femme, il essaie d'avoir son fils plus longtemps avec lui. Travailleur, il a été enseignant et se retrouve à être une sorte d'assistant en maternelle. Ces différentes situations pourraient constituer un déclassement pour un homme dans une société machiste. Cela apparaît clairement quand il lui est demandé d'aider un garçon à aller aux toilettes et à l'essuyer, ou encore de faire la vaisselle. Toutes ces tâches dévolues habituellement aux femmes, Lucas les fait sans rechigner. Et c'est une directrice qui le lui demande. Sa virilité s'exprime aussi de manière plus traditionnelle. Il chasse, il boit, le tout avec les amis de son village.
Grethe la directrice (Susse Wold) recueille
le témoignage de Klara (sublime Annika Wedderkopp)
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Pourtant, un jour, Klara va dénoncer Lucas pour des agissements pédophiles à son encontre. Et tout va alors basculer. Lucas le bon ami, le bon père, le bon voisin va devenir le coupable d'un crime atroce. Vinterberg ne lâche plus son personnage qui est de presque tous les plans. Tout ce qui est dit l'est alors par le seul point de vue de Lucas, même quand les personnages qui sont à l'écran ne sont pas lui. Ainsi, quand son fils Marcus se trouve chez Theo, c'est pour exprimer ce que son père est incapable d'exprimer: la colère, la volonté de confrontation avec l'accusatrice. Jusqu'à la dernière séquence, c'est bien le sort du personnage de Lucas qui importe, lui le personnage si sociable et traqué, des premières séquences jusqu'aux dernières.
Klara et sa mère Agnes (Anne Louise Hassing) |
Ce qui a tant gêné certains spectateurs et surtout critiques est la certitude que Lucas soit donc innocent. Aucun doute n'est laissé au spectateur. Ce que raconte Klara, le spectateur sait que c'est un mensonge. En quelques plans, il est montré combien Lucas est soucieux de ne pas être l'objet d'un transfert affectif de la part de Klara, qui pourrait voir en lui un père qui s'occupe d'elle bien mieux que le sien. Omniscient, le spectateur assiste aussi à une séquence dans laquelle Klara subit la vision d'une image pornographique de la part de son frère et de son ami. Une simple image d'une femme pratiquant une fellation sur une tablette numérique. Et cette image n'a d'intérêt que de donner la clé de l'affabulation prochaine de Klara. Elle va enlever de fait toute possibilité de doute pour le spectateur quant à la culpabilité possible de Lucas.
Mais quand Klara est éconduite gentiment par Lucas, elle le prend comme une frustration ingérable pour elle. Il faut alors punir Lucas. Lui faire mal aux yeux des adultes. Prostrée dans le noir dans cette école maternelle, attendant sa mère qui est manifestement encore en retard, elle attire l'attention à elle. Et cela fonctionne. "Lucas est méchant. Il a un zizi. Il est dur. Il me l'a montré". Consciemment ou pas, Klara a compris la transgression de cette image vue chez elle et qu'elle transpose pour nuire à Lucas. Le spectateur comprend spontanément tout. Pas la directrice Grethe, qui va petit à petit intégrer l'information puis la propager, pour protéger Klara d'abord, les autres enfants ensuite et pour, de fait éliminer Lucas.
Vinterberg évoquait dans une interview le fait que la rumeur se comportait comme un virus. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans son film. Et la contagion se fait à tous les niveaux, y compris chez ceux qui auraient pu résister à cette rumeur, comme Nadja, la nouvelle petite amie de Lucas. Seuls son fils et son parrain croient de manière indéfectible à l'innocence de Lucas. Mais quand celle-ci est établie par l'absurdité de témoignages d'autres enfants se disant victimes, le doute est encore présent pour certains.
Lucas, traqué |
Lucas et Nadja (Alexandra Rapaport) |
Vinterberg place son action dans un village danois. Tout le film se situe dans cet espace restreint. Tout est à proximité de chacun et on va faire ses courses à pied, on connaît tout le monde et chacun peut entrer chez l'autre sans être vu comme un étranger. Certes, la modernité est présente. Modernité technologique comme l'atteste la tablette numérique. Modernité des mœurs avec la place de la femme à l'égale de l'homme. Mais il montre aussi une société qui repose sur des codes traditionnels. L'homme chasse et se retrouve dans des beuveries d'où sont exclues les femmes. C'est enfin une communauté qui se veut ouverte, avec la présence d'immigrés comme Nadja, à qui on parle anglais et non danois pour être sûr qu'elle comprenne ce qui est dit, preuve du niveau d'instruction des habitants qui parlent tous une autre langue que la leur. Mais c'est aussi une communauté refermée sur elle puisque aucun élément extérieur à cette communauté n'intervient dans le film, sorte de huis clos au grand air. Vinterberg propose donc le portrait d'une société écartelée avec Lucas comme victime expiatoire. Cet homme est la victime d'une communauté qui se défend contre un élément qui serait malade et qui lui nuirait. Chassé par la directrice, par ses amis, ses voisins, c'est enfin dans une séquence terrible que son exclusion du village en tant qu'individu faisant partie du groupe, est devenue patente. En effet, il lui est refusé d'acheter quoi que ce soit dans un supermarché. Sa réaction est alors à l'échelle de la violence qu'il subit. Et le spectateur peut être presque rassuré de voir enfin une attitude humaine de Lucas, fut-elle brutale. C'est pourtant au sein de ce village, de cette communauté que Lucas souhaite être réintégré. Cela passe encore par un aspect archaïque.
Lucas face à Theo (Thomas Bo Larsen) |
S'en suit une séquence étrange qui correspond non à celle d'une société moderne et individualiste mais à celle d'une société marquée par la tradition et le communauté, notamment religieuse. Tout devant être dans l'apparence, Lucas est désormais accueilli lors d'une fête en l'honneur de Markus par ceux qui l'ont accusé et parfois même chassé, et ce comme s'il ne s'était rien passé. À l'individualisme qui aurait pu s'imposer à lui et qui se serait manifesté par le départ vers une autre communauté, voire vers un autre pays, Lucas préfère rester parmi les siens. On peut l'interpréter comme l'idée que n'ayant été coupable de rien, il n'a pas à fuir SA communauté. On peut aussi imaginer que son départ pourrait être interprété comme un aveu de culpabilité, ce à quoi le personnage ne peut se résoudre.
Sauf que pour certains, comme il a été vu plus haut, il reste un coupable qui n'a pas été confondu par la justice.
À bientôt
Lionel Lacour
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