vendredi 13 mai 2016

Le thriller au cinéma: témoin de la violence des sociétés modernes - Partie 1


Bonjour à tous

Après ma conférence à la Cinémathèque de Saint Etienne du 26 avril 2016, je vous en propose un compte rendu sans les extraits des films mais qui permet d'accéder au propos de cette conférence. À la fin de la première Partie, accédez à la Partie 2 de l'article).

En 1915, l'écrivain britannique John Buchan écrivait Les 39 marches. Cette œuvre fait partie des premiers thrillers de la littérature imposant comme personnage principal un homme pris à tort pour un meurtrier, obligé de fuir la police et se faisant, de prouver son innocence, notamment à une jeune - et belle - femme rencontrée dans le train lors de sa cavale.

Suspens, traque, trahison, adversaire surgissant, tous les ingrédients étaient présents pour faire que le lecteur puisse avoir une angoisse bien compréhensible puisque le héros était un personnage ordinaire sur qui une sorte de complot s'abattait. Et le lecteur est par principe lui aussi un personnage ordinaire. Cette implication dans le malheur que connaît un semblable, quand bien même ce semblable est un héros de fiction ne pouvait que
correspondre au genre cinématographique qui se nourrit justement de cette projection-identification des spectateurs. Et avec lui, un maître, britannique de surcroît, allait produire parmi les plus célèbres thrillers de l'Histoire du cinéma, faisant évoluer le genre au fur et à mesure et en entraînant dans son sillage, y compris à Hollywood, toute une génération de cinéastes consacrant leur œuvre, en totalité ou de manière sporadique, à ce genre.

En 1935 donc, alors que Alfred Hitchcock est encore un débutant mais qui a déjà réalisé plusieurs longs métrages, celui-ci adapte Les 39 marches. Hitchcock, maître absolu du thriller, affirmait que pour qu’un thriller soit un bon thriller, il fallait que le spectateur sache avant le héros ce qu’il risquait de lui arriver. Tout est déjà en place chez Hitchcock et pas seulement dans le récit. Déjà dans ce film, le célèbre principe du "MacGuffin", objet ou secret mystérieux prétexte au développement du scénario, est utilisé pour justifier les motivations du complot. Mais en réalité, le film repose moins sur la découverte de ce secret que sur les vicissitudes qui jalonnent la fuite du faux coupable. Du point de vue de la mise en scène, Hitchcock met en place les principes d'un film angoissant, du thriller. Les gros plans, le jeu entre les comédiens et les spectateurs consistent à leur faire croire une chose tout en développant une autre, créant à la fois du suspens, de l'angoisse mais aussi de l'humour et de la tension nerveuse. Des espaces clos, peu éclairés, surveillés par des yeux et oreilles plus ou moins malintentionnées et dans lesquels secrets, délations ou crimes sont perpétrés, sont multipliés: théâtres, compartiment de train, voiture, chambre d'hôtel, cuisine... Entre ces lieux fermés, des espaces ouverts proposent des fuites à celui injustement accusé: lande, voie ferrée... Ajoutez à cela une maîtrise des contrastes, des obscurs et des clairs, des champs et hors champs, et vous avez toute la grammaire du thriller proposée dans cette œuvre magistrale dans laquelle le spectateur suit ce personnage qui essaie de se sortir du sort qui lui est promis inexorablement en lui faisant fréquenter des lieux on ne peut plus ordinaires, le rendant justement lui aussi commun et donc semblable aux spectateurs.

Ainsi, l’angoisse n’est pas tant liée à la surprise (même si elle peut exister aussi dans un thriller) mais le fait de vivre quelques secondes, voire quelques minutes, en sachant justement ce que va subir le héros avant que ceci ne lui arrive - ou pas - effectivement. Cette information peut être clairement formulée ou suggérée par la mise en scène, par le langage cinématographique.

Mais avant tout, un film qui génère de l’angoisse ne peut reposer que sur des angoisses de l’environnement des spectateurs. Pas seulement une angoisse personnelle, mais une angoisse à la fois personnelle et collective. Ainsi, la question n'est pas tant de savoir si un thriller peut traiter de toutes les angoisses mais bien de savoir si tous les sujets d'angoisse collective pourraient être traités par le thriller. Et beaucoup l’ont été, en usant tous les styles et tous les genres que le cinéma permettait.
Dans cette petite analyse, je ne pourrai évidemment proposer une liste exhaustive des films voire des catégories de films. L'objectif est évidemment de montrer, par des exemples précis, peu étant français, comment les angoisses provoquées dans les thrillers correspondent à celles d'une époque et de spectateurs donnés et non forcément d'une angoisse universelle.


Le thriller, une histoire de genres

Tout d'abord, le thriller est-il véritablement un genre cinématographique? Ne serait-il pas seulement un mode de traitement d'autres genres? La vérité se découvre par la variété incroyable de films qualifiés de thrillers, aussi différents les uns des autres et provoquant pourtant une angoisse véritable.

Par exemple, dans Les diaboliques d'Henri Georges Clouzot en 1955,  le réalisateur propose une adaptation du roman de Boileau et Narcejac dont les droits auraient été acquis quelques heures seulement avant que Hitchcock lui-même n'ait cherché à les obtenir (celui-ci se rattrapa en achetant les droits de ces auteurs pour ce qui allait donner Vertigo  !). Dans ce film, le film commence par une histoire criminelle assez simple dans laquelle deux femmes, une épouse légitime et une maîtresse (Véra Clouzot et Simone Signoret), tuent l'homme aimé mais désormais haï (Paul Meurisse). Puis le film se transforme en film quasi fantastique avec la disparition du corps de la piscine dans laquelle il avait été jeté pour simuler une noyade accidentelle, puis son apparition récurrente - mais jamais à l'écran - auprès de personnes ou bien à l'arrière plan d'une photographie. Au mystère succède l'angoisse avec le traitement proche de l'expressionisme de Murnau avec des plans semblant tout droit sortis de Nosferatu . À la tombée de la nuit, des ombres apparaissent au travers d'une fenêtre, puis des bruits à l'étage semblant provenir d'un individu marchant sur un parquet craquant. Aux frappes sur une machine à écrire du défunt aux grincement de porte, l'épouse éprise de remords semble prisonnière d'un couloir sombre débouchant sur une salle de bain dans laquelle, effrayée, et le spectateur avec, elle se précipite pour y découvrir le corps de son mari dans la baignoire les yeux révulsés.
Le thriller trouve évidemment toute sa dimension dans ce film par la montée en puissance de l'angoisse et dans un style mêlant fantastique et épouvante, sans aucune musique soulignant les éléments angoissants, mais toujours en veillant à ce que le spectateur partage la tension et les interrogations du personnage soumis à la pression générée par le scénario. La force du film réside dans le fait que le spectateur croit ne pas savoir non plus ce qui se passe, comme l'héroïne, alors même que le réalisateur laisse beaucoup de pistes pour rationaliser le récit. Mais ces pistes apparaissent bien moins séduisantes lors de la projection! Elles sont certainement celles qui préparent la montée de l'angoisse car le spectateur sait qu'il y a une explication cartésienne au mystère proposé mais il l'évacue comme l'héroïne le fait elle-même!

 Plein Soleil en 1960, adopte une démarche esthétique et scénaristique radicalement opposée. Tout est dans la lumière et tout semble grand ouvert. Il y a bien un mystère dans l'adaptation de la nouvelle de Patricia Highsmith: pourquoi Tom Ripley - Alain Delon - accepte-t-il ainsi d'être humilié par le riche héritier Philippe Greenleaf  - Maurice Ronet - (voir à ce sujet Plein soleil, chef-d'œuvre d'hier, source d'aujourd'hui)? Petit à petit, les raisons apparaissent, des objets prennent de l'importance et même Philippe comprend l'objectif de Tom. Il veut prendre sa place! Pas seulement être comme lui mais être lui. Or la révélation est au premier tiers du film. Pourtant, l'angoisse est déjà présente. Si Philippe sait le projet, comment maintenir de l'angoisse pendant le reste du film? Clément va alors détourner l'objet de l'angoisse en procédant au meurtre de Philippe. À l'inverse des Diaboliques, tout est à la lumière mais comme le film de Clouzot, bien qu'à ciel ouvert, le bateau dans lequel le meurtre a lieu est un dans un espace on ne peut plus fermé et isolé du monde. L'angoisse qui suit est alors extrêmement ambivalente. Elle est celle qui fait que le spectateur se demande comment Tom va réussir à devenir Philippe tout en faisant que celui-ci ne soit pas identifié comme mort - ce qui ruinerait son plan. Et dans le même temps, comment va-t-il réussir à maintenir son mensonge sans jamais être démasqué par les proches de Philippe comme par la police. Dans Plein soleil, on est dans un film froid bien que filmé à Naples, dans lequel la musique de Nino Rotta est généralement légère, indolente, sauf au moment du crime. Dans des séquences tournées avec très peu d'artifices, René Clément, admiré par Alfred Hitchcock, crée un thriller dans lequel le crime n'est qu'un élément parmi d'autres. Ce qui importe au cinéaste, c'est de resserrer les mailles d'un filet invisible autour de Ripley dont il pense qu'il va réussir à échapper et réussissant à mettre le spectateur dans une sorte de complicité passive jusqu'au dénouement final!
Réné Clément, dans

Pour Les diaboliques comme pour Plein soleil, si les ressors dramaturgiques et esthétiques semblent différents, il y a une finalité policière derrière le thriller. Mais d'autres films sont également des thrillers sans pour autant correspondre à des films policiers. En ce début des années 1960, la menace nucléaire est plus que jamais présente dans la société américaine depuis que des missiles soviétiques furent installés sur l'île de Cuba et pointées sur les USA. Si l'arme atomique était vue comme destructrice après les explosions d'Hiroshima et Nagasaki, les Américains ne sentaient finalement pas le degré de traumatisme que le peuple nippon vivait depuis. À partir de 1962, tout change. Et cette tension dramatique amenant le président Kennedy à ouvertement menacer son homologue soviétique Khrouchtchev provoqua une vraie angoisse. Et si un jour cette course à l'armement nucléaire conduisait à l'apocalypse? Et si malgré le téléphone rouge mis en place pour justement empêcher un tel risque un conflit était déclenché malgré les dirigeants? C'est le cœur de scénario du film de Stanley Kubrick Docteur Folamour mais qui n'est pas un thriller. Mais sur le même point de départ (ou presque), Sidney Lumet réalisait en 1964, c'est à dire la même année que le film de Kubrick, Point limite dans lequel un avion américain menace Moscou d'une bombe atomique suite à une erreur de commandement. Tout le film se déroule pratiquement autour du président américain incarné par Henry Fonda. Bunker en béton, salles sans lumière naturelle, noir et blanc pouvant accentuer les contrastes, succession de gros plans, tout le film semble être une course poursuite pour empêcher le largage de la bombe sur Moscou. L'angoisse monte progressivement quand le président américain, pour faire preuve de bonne foi, promet à son homologue soviétique de larguer une bombe atomique sur New York - et donc de sacrifier cette ville américaine - pour le cas où Moscou serait détruite et pour empêcher une réplique globale. La vie de millions de New-Yorkais contre celles de centaines de millions d'Occidentaux. Au cynisme de Kubrick, Lumet propose lui un film extrêmement réaliste, aboutissant à l'ordre tant redouté de bombarder New-York après que Moscou a finalement été détruite. Le thriller apocalyptique est alors en marche. Il naît de l'angoisse de la capacité de l'Homme du XXème siècle à détruire à échelle planétaire et de mettre fin à sa propre civilisation. Dans une séquence finale remarquable, Lumet implique les spectateurs en quelques plans et sans musique. Des scènes de la vie quotidienne de New-York, montées très serrées, témoignent de la vie et de la civilisation américaine rapidement identifiable. Puis soudain, après le largage de la bombe -suggéré et non montré - les mêmes plans sont montrés encore plus serrés, avec effet de zoom, arrêt sur l'image finale de chaque plan avec fond sonore interrompu, répété pour chacun des plans. Quelques secondes pour plonger les spectateurs dans une angoisse abyssale, dans un genre où le thriller ne finit pas bien.
Après cette période d'angoisse nucléaire, les Américains ont connu une autre forme de violence déstabilisant leurs convictions.

Que faire face à un Président américain prêtant serment
après sa réélection? 
Dans Les hommes du président, Alan J. Pakula réalise en 1976 un film de genre à la mode dans ces années 1970 aux USA. Celui du film de thriller politique, avec complot si possible, et dans lequel l'angoisse naît moins des crimes commis que des motivations des crimes: cacher ou obtenir des informations pour garder le pouvoir. Dans un pays se prétendant la plus ancienne démocratie du monde moderne et dont les valeurs reposent sur un mot fort, la Liberté, les affaires politiques et diplomatiques n'ont cessé d'être révélées en ce début de décennie avec comme point d'orgue la fameuse affaire dite du Watergate. Et c'est de celle-ci que Les hommes du président relate en mettant en valeur le travail des journalistes du Washington Post pour trouver des informations recoupées par différentes sources et dont la conséquence fut la révélation de la responsabilité du Président américain lui-même, Richard Nixon. Comme le préconisait Hitchcock lui-même, le thriller qu'est ce film vient du fait que les spectateurs savent avant les protagonistes ce qui va leur arriver. Mais dans ce cas, le réalisateur joue avec le fait que ce que les spectateurs savent vient non des révélations du film mais du fait simple de l'actualité! Aucun des spectateur peut ignorer la démission de Nixon du fait de cette affaire. L'angoisse ne provient donc pas de savoir si les journalistes vont réussir - de ce point de vue, pas de suspens! - mais de savoir comment. Quels obstacles, venant notamment des dirigeants des institutions d'État, se sont dressés devant ces héros modernes, représentants du 4ème pouvoir. Le thriller vient donc s'agréger au genre "film complotiste" ou "film politique" qui connut son apogée dans cette décennie, jouant sur la nécessaire remise en cause d'institutions supposées servir les démocraties, mais aussi sur l'aspect psychologique des intrigues, recourant également parfois à un sentiment de paranoïa. Du point de vue stylistique, la musique peut jouer un rôle, tout comme les représentations des aspects secrets (obscurité, lieu secret...). Mais c'est surtout l'aspect très factuel et réaliste qui doit plonger le spectateur dans l'angoisse du "et si c'était vrai"... surtout quand il sait que cela l'a été!

Cette remise en cause du modèle américain séduisant et se diffusant dans le monde occidental et ailleurs est donc relayée par le cinéma et entraîne une volonté de retour aux valeurs moins superficielles du monde urbain et industrialisé. Ainsi, des communautés quittent les villes pour des espaces plus sauvages à reconquérir, non pour les transformer à leur tour mais au contraire pour y retrouver des vertus plus authentiques. En 1972, John Boorman, réalisateur britannique, adaptait le roman de James Dickey Délivrance et proposa une œuvre cinématographique qui constitue une sorte de point de départ d'un nouveau genre: le survival movie. Dans ce genre, le thriller y trouve toute sa place car les situations évoquées précédemment peuvent facilement s'y retrouver: ennemi invisible mais connu du spectateur comme des protagonistes, espaces hostiles, fermés et obscurs comme peuvent l'être une forêt ou une grotte, musique ou bande sonore pouvant accentuer les effets angoissants comme des battements de cœur ou des bruits parasites.


Le thriller, une histoire des violences

Dans les sociétés urbaines occidentales, l'objectif de l'État est de maintenir la sécurité tout en préservant les libertés individuelles. Entre ces deux objectifs, l'équilibre est évidemment difficile. Dans un monde en paix, les populations aspirent à la disparition des violences faites aux individus. Et l'angoisse de ces sociétés est de l'incapacité des autorités à empêcher que des violences criminelles soient commises par des personnes dont on pressent qu'elles portent en elles un risque évident. Cette angoisse est évidemment collective puisque chaque manquement des autorités aboutissant aux crimes devient une menace d'autant plus proche que les médias s'en emparent. Et avec eux, c'est tout une imagerie qui va aussi passer par ce que ces médias ne peuvent représenter: l'acte criminel lui même.

De fait, en utilisant différents genres, le cinéma va proposer des thrillers mettant face à face des personnages victimes de meurtriers sans qu'aucune institution légale ne puisse intervenir. Par exemple, dans La nuit du chasseur réalisé en 1955, Charles Laughton  réalise un conte initiatique classique dans lequel les enfants doivent faire face à un danger étranger. Mais au lieu du loup aux grandes dents, les enfants-héros, symbole de l'innocence, doivent faire face non à un loup mais à un homme, substitut du père - puisqu'il a épousé leur mère. Des enfants innocents mais partageant le secret du butin volé par leur père emprisonné et exécuté doivent donc se défendre face à cette menace qui se présente comme un prêcheur mais qui est un tueur en série. Dans un noir et blanc jouant avec les contrastes, les ombres symboles de la menace qui s'abat sur eux, l'angoisse que vivent les enfants est partagée par les spectateurs. Si ce sont des enfants, ceux-ci s'identifient dans ces deux frère et sœur devant s'enfuir pour survivre. Si ce sont des adultes, ils se projettent dans les rôles des adultes et tremblent à l'idée que les deux jeunes ne trouvent pas le soutien pour les sortir de leur malheur. Rien n'est véritablement montré et le thriller est à la fois suggestif par la caractérisation des personnages, par les situations dramatiques et par une mise en scène et une esthétique en faisant un film noir. Mais le film relève aussi du conte et les moments où Powell, le tueur interprété par un Robert Mitchum impérial, descend les escaliers pour s'en prendre aux enfants est loin d'être un moment de violence visuelle absolue. Au regard de ce qui se fait aujourd'hui, cela peut même apparaître ridicule. Et pourtant, il s'agit bien d'un thriller. Les conventions sont réunies. Nous savons avant ce qui va se passer, il y a bien une fuite des victimes, celles-ci sont régulièrement coincées dans des espaces clos ou d'où elles ne peuvent s'enfuir.

La main de Cady (Mitchum)
sur la clé de contact de Bowden (Peck)
En 1964,  soit près de dix ans plus tard, Robert Mitchum interprète à nouveau le personnage d'un tueur, Max Cady. Mais il est bien plus effrayant dans Cape Fear de Jack Lee Thompson que dans La nuit du chasseur. Face à lui, il n'y a pas que des enfants, il y a un avocat, Sam Bowden, interprété par Gregory Peck, qui tremble pour lui mais surtout pour sa famille. Le film utilise encore le noir et blanc alors que la couleur est devenue la règle depuis bien longtemps à Hollywood. Le cinéaste se sert de cela pour mieux jouer sur la noirceur de Max Cady. S'il y a bien une jeune fille, celle de Bowden, le point de vue n'est plus celui des enfants. Dès le début du film, Cady est présent à l'écran, se comporte comme un être sans retenue, sans civilité et prêt à tout pour nuire à Bowden. Comme Hitchcock le préconisait, celui qui fait naître l'angoisse est vu par les spectateurs souvent avant sa victime, Bowden. Et le système protecteur de la société américaine, la police, ne peut rien face à l'innocence de Cady puisqu'il n'a rien fait de répréhensible et que personne ne témoigne de sa violence, pas même la femme dont on comprend qu'elle a été violée par lui. La violence ici dépasse la motivation du prêcheur de La nuit du chasseur puisque Cady veut se venger d'un avocat qui a osé témoigner contre lui, le conduisant en prison pour 8 ans. C'est donc une violence adulte qui plonge le père dans l'angoisse de protéger sa famille et particulièrement sa fille contre une violence bestiale, celle d'un Cady ne reconnaissant pas la primauté des principes juridiques sur les justiciables, tout en utilisant ces mêmes principes contre ceux contre qui il exerce cette violence brutale et criminelle.
La mise en scène est remarquable, en jouant sur l'anticipation du spectateur à voir surgir Caddy tout en réussissant à surprendre en filmant ce surgissement de manière inattendue, parfois en contrevenant aux règles classiques des champs / contre-champs.

Le cas de L'inspecteur Harry de Don Siegel en 1971 renverse le front de cette angoisse car le psychopathe assassin tue d'abord caché, signant ses crimes par des courriers anonymes envoyés à la police. Rapidement, le film révèle l'identité de l'assassin et il ne s'agit donc plus en soi d'un film policier. Une séquence célèbre fait la bascule entre le film policier classique avec enquête et film policier thriller. Alors que Scorpio, surnom que s'est donné le criminel, a kidnappé une jeune fille et réclame une rançon dont la remise relève d'une véritable course poursuite d'une cabine téléphonique à une autre, le spectateur voit la tension monter au fur et à mesure que l'inspecteur Harry (Clint Eastwood) doit rejoindre chaque nouveau lieu de contact imposé par le criminel. Mais quand finalement le policier rejoint Scorpio, celui-ci le passe à tabac. À terre, Harry lui plante cependant un couteau dans la jambe de l'agresseur, conduisant ce dernier à se sauver. Ce moment précis marque le renversement du film: Harry va devenir le traqueur. La tension pour autant ne baissera jamais, puisque  désormais, le spectateur va trembler pour comprendre comment Harry va faire pour mettre fin aux crimes de Scorpio. Ainsi réussit-il à l'arrêter alors que l'assassin s'est réfugié dans un stade. Harry lui tire dessus, le blesse, le rejoint et lui marche sur la blessure pour lui faire avouer où se trouve la jeune fille kidnappée.


Don Siegel procède véritablement à l'envers du thriller classique.
Au lieu de révéler par suggestion puis de préciser progressivement ce qui se passe entre les deux hommes, créant la fameuse angoisse chère à Hitchcock, le cinéaste montre d'abord l'acte de torture perpétrée par Harry, provoquant des hurlements insoutenables par Scorpio. Le spectateur comprend les motivations du policier mais est forcément mal à l'aise. La caméra fait alors un travelling vertical arrière, éloignant visuellement la scène et donc l'acte de torture et les cris de douleurs. Mais Siegel maintient le thriller, et donc l'angoisse en plaquant une musique dissonante insupportable, suppléant de fait les sons émis par Scorpio. Le thriller n'est plus aussi simple qu'avant pour le spectateur car d'habitude, c'est l'assassin qui est le seul à enfreindre la loi et la victime subit la violence et se doit de respecter elle - ou le policier - cette loi. Siegel met donc les spectateurs dans l'inconfort. Loin d'être un film fasciste comme bêtement certains critiques l'ont proclamé (voir à ce sujet L'inspecteur Harry: un fasciste ou un vrai républicain?), L'inspecteur Harry montre justement les contradictions des citoyens à vouloir l'ordre, parfois à tout prix, mais à condition de ne pas savoir. Quand la caméra s'éloigne du stade, Siegel protège les yeux des spectateurs citoyens. Mais la bande son leur rappelle qu'ils ne peuvent ignorer ce qui se passe. Le thriller est alors dans le film et dans la salle. Dans le film, c'est Harry qui traque Scorpio qui, bizarrement fait tout, y compris par la justice, pour se défaire de Harry. Dans la salle, parce que désormais, les spectateurs tremblent finalement de suivre ce que fait Harry au mépris du droit mais reconnaissent une certaine légitimité dans son combat contre Scorpio. Cette angoisse est inconsciente mais est levée par la fin du film: Scorpio est mis hors d'état de nuire et Harry quitte la police. La morale est sauve. Mais cette empathie presque coupable envers un policier pouvait aussi s'expliquer par le fait que la situation présentée à l'écran s'appuyait sur des faits réels d'un assassin se faisant appeler Zodiac dans la fin des années 60 et qui donna lieu à un autre film réalisé plus tard par David Fincher.


Le thriller montre également la place du sexe dans la violence des sociétés contemporaines. Le viol était évoqué et suggéré dans Cape Fear mais jamais montré. Dans L'inspecteur Harry, la motivation sexuelle de Scorpio pouvait être un des ressors de certains de ces crimes. Mais il faut vraiment attendre les années 1980 pour voir plus explicitement cette thématique être utilisée par les réalisateurs. Clint Eastwood en 1984 dans Sudden Impact se sert d'un viol collectif comme motivation de sa tueuse. Mais avec Paul Verhoeven en 1992, ce sont les pratiques sexuelles elles-mêmes qui sont au centre des angoisses de son film Basic instinct. Autour d'une histoire de meurtre, le cinéaste se sert des tensions sexuelles pour articuler le scénario autour de personnages sulfureux. S'il reprend le rôle de la vamp des films noirs comme élément perturbateur de la victime, le personnage féminin, Catherine Tramell, qui rendit célèbre son interprète Sharon Stone, il la transforme comme épicentre de l'intrigue. À la fois suspecte du meurtre mais aussi témoin et victime potentielle. Catherine est l'incarnation à la fois de la libération sexuelle des femmes et des frustrations des hommes face à ce type de femmes, à la fois très libres sexuellement et en même temps inaccessibles. La violence qui s'exprime dans le film dépasse en fait le thriller classique qui repose sur une histoire de meurtre assez banale avec des suspects évidents dans un monde de bourgeois et des rebondissements. L'angoisse naît tout autant de ces incertitudes sur l'identité de la criminelle que sur le fait que le pouvoir sexuel appartienne aux femmes, malgré les comportements machistes des hommes. Dans les films noirs, les hommes manipulés par les vamps étaient montrés comme des êtres faibles, ne manifestant pas suffisamment leur virilité. Dans Basic instinct, c'est presque le contraire. La tension vient justement du fait que les personnages masculins sont des "mâles" comme l'inspecteur Nick Curran joué par Michael Douglas, et que le personnage de Catherine échappe à leur emprise. On assiste ainsi à une double traque: une traque policière pour vérifier si elle est la coupable du meurtre de son amant et une traque sexuelle pour la dominer et la réduire à ce à quoi doit correspondre une femme dans un schéma phallocratique, et ce avec cette fois-ci des séquences très explicites d'actes sexuels, avec une violence scénarisée et souvent consentie! Bien sûr, la séquence mémorable de l'interrogatoire de Catherine cumule les deux tensions, celle sexuelle maîtrisée par la suspecte rendant celle criminelle bien moins importante au final!

Derrière Basic instinct, il y a bien sûr aussi des questions de morale. Catherine est présentée avec une sexualité libre et multiple, aimant les hommes mais aussi les femmes. Dans cette société américaine très puritaine, un tel personnage est évidemment une provocation. Dans Seven, David Fincher réalise en 1995 un chef-d'œuvre d'une violence rare. Les années 1990 sont marquées justement par cette volonté de montrer ce qui ne pouvait être que suggéré. Le film de Fincher ne montre encore pas l'exécutions des meurtres mais le résultat visuel. Quant à la thématique du film, elle développe finalement ce qui était sous-jacent dans Basic instinct: l'idée que la société américaine devient une société du péché et que certains se sentent investis d'une mission de les dénoncer en éliminant ceux qui y participent. Ce qui aurait pu donner un film psychologique dans les années 1950 se transforme en un film dans lequel l'imagerie des crimes pour punir les pécheurs selon le criminel est insoutenable. Cela reflète d'abord une habitude plus importante des spectateurs à des images violentes sur d'autres supports que le grand écran. La télévision fournit des images de plus en plus fréquemment de meurtres, de massacres de guerre et d'autres images atroces. Le rôle de ce point de vue des chaîne d'info continue est évident puisqu'elles doivent justifier par des images saisissantes cette diffusion en boucle. La guerre du Golfe puis les images des massacres en ex-Yougoslavie et au Rwanda ont produit des images, des témoignages terribles, faisant de l'horreur criminelle un élément intrinsèque de l'information. Si on parle de génocide, il faut voir des images témoignant de cela, et donc des cadavres, de façon toujours plus spectaculaire. Le cinéma n'a pas pu échapper à cette représentation excessive de la violence. Aussi parce que l'angoisse naît de ce que nous ne connaissons pas. Or on ne peut plus être angoissé quand les sujets d'angoisses ne sont plus d'actualité ou quand leur représentation s'est banalisée.
Fincher joue alors sur différents registres pour son thriller. D'abord, en faisant comprendre que son criminel tue selon les principes des 7 péchés capitaux, il induit aux spectateurs qu'il devra y en avoir 7 selon des péchés différents. Comme Hitchcock l'a donc théorisé, il met le spectateur dans cette certitude du nombre et des motivations des crimes mais il le plonge dans l'incertitude de l'ordre choisi, de la mise en scène du meurtre et dans l'avancée de l'enquête. Mais Fincher ne veut pas produire des images d'horreur qui puissent être celles que les spectateurs ont pu voir dans les médias audiovisuels. Il propose donc de scénariser les meurtres en relation avec le péché dénoncé en adoptant une esthétique extrêmement peu réaliste du point de vue formel pur mais, paradoxalement, rendant encore plus crédible et intense les scènes de crime, observées par les policier dont l'un, joué par Brad Pitt, est habillé comme un pasteur! L'angoisse est ensuite prolongée par les témoignages, les descriptions diverses de ces crimes. Il y a ce qu'on voit, surtout par l'ambiance créée par le chef opérateur, ce que l'on soupçonne et ce qu'on devine. Et pour que l'angoisse fonctionne encore davantage, il y a la projection de chaque spectateur dans ces péchés capitaux car ils renvoient évidemment à la morale de chacun. Et qui peut se prétendre respecter des injonctions morales religieuses surtout quand ces injonctions ne vous concernent pas... mais quand même. De fait, la violence exprimée dans Seven serait générée par la société elle-même, de ses péchés. Car si les crimes sont odieux et terribles, ils viennent aussi sanctionner des dérives que bien des Américains - mais d'autres encore, en Europe et on le voit bien aujourd'hui, dans d'autres civilisations - estiment être la cause des malheurs de leur pays. Les motivations du criminel sont de ce point de vue extrêmement contradictoires puisqu'il condamne les pécheurs en enfreignant le commandement "tu ne tueras point". Cette violence qu'il dénonce est alors sanctionnée par sa propre mort qu'il organise lui-même pour mieux conclure son processus criminel. À la différence de Verhoeven dans Basic instinct, Fincher ne met pas de doute sur la culpabilité de son criminel. Mais à la différence des films des décennies précédentes, il n'y a pas de happy end.


Cette caractéristique est d'ailleurs un des éléments récurrents des thrillers les plus marquants de ces deux dernières décennies. Avec Drive, Nicolas Winding Refn réalisait en 2011 un film extrêmement atypique, débutant par une longue introduction ressemblant de fait à un court-métrage avec un début, un milieu et une fin propre, sans happy end puisque le héros de cette longue séquence aide à la réalisation d'un braquage et n'est pas arrêté par la police. C'est donc un hors la loi qui est présenté et qui est le personnage principal. Quelqu'un sans passé. Avec des voisins. Il aime la femme, il veut protéger leur enfant et s'est lié d'amitié pour le mari, un ex-taulard mis sous pression pour payer une dette à la mafia. Le héros sans nom, interprété par Ryan Gosling, voit alors cet ami se faire abattre dans un coup monté par la mafia pour récupérer de l'argent. Le cinéaste joue alors un pari insensé car il a caractérisé son héros comme un bandit qui aide son voisin en participant à un casse tout en affirmant des valeurs morales et de fidélité à sa parole. Quand son voisin est donc assassiné, il
devient le traqueur des commanditaires comme l'inspecteur Harry aurait pu le faire. Oui mais il n'est pas Harry. Pourtant, il procède de la même manière. Il menace, torture pour avoir des informations pour mettre fin à la menace qui pèse sur lui mais surtout sur la famille de son voisin assassiné. Nicolas Winding Refn propose une mise en scène extrêmement spectaculaire, jouant sur des cadrages extrêmes, des couleurs vives, accentuant les tensions meurtrières et le sentiment d'une violence des sens. Ce personnage, d'une violence extrême, réussit à sauver la femme et son enfant tout en leur signifiant qu'ils ne se verront plus. Et le cinéaste laisse à penser que ce personnage est un héros malgré les meurtres commis pour se sortir de cette situation. Mais la fin du film enlève toute idée de
happy end puisque ses crimes ne sont pas punis et comme dans la séquence introductive, la police, étonnamment absente du film, ne pourra rien contre lui. L'angoisse du film naît en fait et étonnamment par la séquence introductive, qui montre un personnage au sang froid (titre québécois du film) malgré le danger. Le spectateur sait par avance que rien ne semble pouvoir émouvoir un tel individu. Si ce n'est peut-être sa voisine. Il y a du Samouraï voire du Léon dans ce pilote de voiture. Ce qui angoisse le spectateur, c'est d'imaginer qu'il peut à tout moment exploser tout en étant dans le contrôle? Or, quand il le fait, c'est pour une raison de loyauté envers ses voisins. Le cinéaste propose une sorte de hiérarchie de crimes et de comportements criminels chez le spectateur. Il y a celui qui enfreint la loi pour des raisons personnelles mais qui respecte une certaine morale. Et puis il y a ceux qui n'ont aucune valeur morale et qui sont prêts à estropier voire tuer y compris leurs fidèles lieutenants voire leurs amis pour accumuler des fortunes. L'empathie que crée le cinéaste pour les premiers est en fait extrêmement dérangeante pour le spectateur qui se retrouve face à un dilemme inconscient: peut-il vraiment se projeter ou s'identifier dans ce personnage ultra violent qui cherche à protéger ses amis? Doit-il mourir pour ce qu'il a fait, même si, in fine, cela sauve des innocents? Ce dilemme est celui du personnage de la voisine. À la fois innocente mais complice de son mari puis de son voisin. Cela reflète une société qui est marquée par le principe du struggle for life. D'ailleurs, les victimes braquées ne sont jamais montrées à l'écran. Comme si tout le monde était victime et coupable à la fois. L'angoisse est donc de reconnaître le monde décrit par le film, de comprendre qu'on en fait partie, et finalement se satisfaire du sort du personnage principal.
Si c'est un conte, il est loin du conte moral de La nuit du chasseur et des autres films des années du code Hays!

Vous voulez lire la suite?  Partie 2

À très bientôt
Lionel Lacour







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