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Cet été sont donc sortis deux films aux antipodes. Bac Nord de Cédric Jimenez sorti le 18 août 2021 a été suivi quelques semaines plus tard de Délicieux d'Eric Besnard, en salles depuis le 8 septembre. Ces deux films ont vu leur sortie repoussée à cause de la crise du COVID. Aucun rapport entre ces deux films puisque le premier relate, même si les faits seraient modifiés, une affaire mêlant des policiers de la Bac de Marseille ayant eu lieu en 2012 et le second se place en 1789 et évoque comment fut inventé le premier restaurant en France.
Au-delà des thèmes et de la période, c'est aussi le style des films qui est radicalement différent. Bac Nord est tendu, sec, la caméra instable, le montage incisif et une surexposition de la lumière créant une sensation de fébrilité permanente. Et puis un vocabulaire évidemment vulgaire, les flics parlent comme les racailles qu'ils arrêtent, le tout sous une musique envahissante, parfois interrompue par les bruits des kalach ou des hurlements des prisonniers. Tout le contraire pour Délicieux où la lumière semble n'être que naturelle, les bougies venant déchirer l'obscurité de la nuit quand les arbres atténuent l'ardeur du soleil. Le montage est plus calme, les plans plus longs, les séquences parfois séparées par des natures mortes. Et la musique renvoie à cette fin de XVIIIe siècle, veille de la Révolution française. Nous sommes loin de la funk et du rap de Bac Nord.
BANDES ANNONCES
Deux films, deux ambiances pour reprendre une expression désormais commune. Pourtant, il est quelque chose d'assez étrange en voyant ces deux films. En effet, les histoires aussi éloignées soient-elles témoignent d'une similitude quant au rapport entre la population et les autorités. Que ce soient Manceron le cuisinier du Duc ou Greg, le flic de la Bac, les deux ont été lâchés par ceux censés les protéger, et ce après avoir été encensés. Pour Délicieux, l'affaire est entendue. Les spectateurs comprennent que l'arrière-plan est la Révolution française nourrie par les idées des Lumières, que le fils de Manceron ne manque pas de citer. La contestation populaire est rapportée dans une province loin de Paris. Et les remises en cause du pouvoir par les députés ne sont comprises ni par le roi ni par le duc de Chamfort et les autres nobles qui méprisent ce peuple en leur daignant le droit de manger ce que eux mangent. Ces nobles incarnent les privilégiés à plus d'un titre. Ils sont nobles par leur sang, mais aussi par le droit qu'ils ont d'humilier ceux qui ne le sont pas. Une supériorité morale qui leur permet tantôt de soutenir un roturier puis de l'insulter. Ces représentants d'une société d'ordre vivent sur des valeurs artificielles et ce qui justifiait initialement leur rang ne signifie plus rien qu'une injustice. Habillés et coiffés de manière excentrique, se rengorgeant de bons mots et de traits d'humour, ils ne représentent plus la fonction qui leur est assignée dans cette société hiérarchisée.
Dans Bac Nord, la hiérarchie politique et administrative se fiche du sort de la population sous contrôle d'une voyoucratie organisés en gangs occupant le territoire. Cet abandon des citoyens par le pouvoir politique saute aux yeux de ces flics qui reçoivent l'ordre de reculer face à ceux qui terrorisent les habitants des quartiers nord de Marseille. Certes la société n'est plus officiellement divisée en ordres comme sous l'ancien régime, Jimenez montre pourtant combien chaque strate de la hiérarchie lâche les flics pour mieux se faire valoir de la République qu'ils prétendent incarner. Tout comme le duc de Chamfort accablait Manceron pour montrer combien lui l'aristocrate défendait cette société où un cuisinier était traité comme un moins que rien car non noble. Chamfort est remplacé par l'officier Jérôme, chef de Greg et de ses coéquipiers, prêt à abandonner ses hommes pour sauver sa carrière. Tout comme le Duc pour être reçu à Versailles.
Mais si dans Délicieux, le spectateur connaît la fin de l'histoire avec un grand H, il se trouve dans le même questionnement que celui de Greg qui doit agir sans ordre officiel. Si en regardant Délicieux nous savons ce qui arrive ensuite en 1789, le spectateur comme le réalisateur ignorent où la faillite du pouvoir et le renoncement de l'autorité à imposer ses valeurs et ses principes mèneront. Manceron a courageusement quitté son protecteur jusqu'à le défier. Et l'Histoire nous a appris que la multiplication des Manceron a donné naissance à un mouvement irréversible renversant un pouvoir dans toutes ses strates qui n'avait pas vu ou su prendre en compte les aspirations nouvelles de son peuple. Bac Nord nous montre Greg, mais aussi Antoine et Yass ses coéquipiers. Eux aussi lâchés par leur hiérarchie. Le spectateur ne peut pas s'empêcher d'imaginer que si les Greg, Antoine et Yass se multipliaient, un autre mouvement irréversible pourrait s'enclencher. Et l'Histoire nous a appris que toute enthousiasmante soit-elle, une révolution porte aussi sa cohorte de violences et d'injustices. Parce que le pouvoir a failli.
Eric Besnard, lors d'une avant-première lui-même trouvait étrange les similitudes entre la situation en France au moment de faire son film et celle du scénario de Délicieux. Les derniers événements à Marseille ou aux Tarterêts démontrent que Bac Nord tout en étant une fiction n'est pas si éloigné de la réalité. Le cinéma n'annonce jamais rien que ce qui n'existe déjà.
Alexandre Astier voit enfin son film Kaamelott sortir sur les écrans le
mercredi 21 juillet 2021. Après de longs mois d’attente, le film adapté de la
série culte est désormais accessible aux spectateurs. Ceux-ci vont donc voir si Arthur,
qui a été vendu en tant qu’esclave, va pouvoir reconquérir son royaume contre
le tyran Lancelot. Avec un casting hors norme, rassemblant bien sûr les
comédiens de la série, des guests habituels
(François Rolin, Alain Chabat…) et d’autres encore (Christian Clavier,
Guillaume Gallienne… et Sting !), Kaamelott
était une promesse de bon moment en voyant se combiner des talents qui assurément
se sont plu à jouer dans ce film enthousiaste. Mais un film sur Arthur renvoie
forcément à une quête ? Laquelle ?
Attention, l’analyse du film implique forcément des révélations de l’intrigue, aussi mince soit-elle… Et il ne s'agit pas d'une critique de film...
BANDE ANNONCE
La série nous avait plongés dans la quête du Graal,
ressort obligé de tout récit sur les chevaliers de la Table ronde. Or cette
quête semble quasi inexistante dans le film. Elle est évoquée mais comme une sorte d’illusion.
J’y reviendrai. En revanche, le film montre une succession d'autres quêtes. Celle d’abord
de ceux recherchant Arthur après avoir appris qu’il n’était pas mort mais vendu
comme esclave. Puis celle de ceux qui veulent remettre Arthur sur le trône. La
quête encore des amoureux de la reine Guenièvre. Enfin la quête d’Arthur, inconsciente,
de redevenir le roi pour rétablir la concorde entre les peuples du royaume.
Le royaume de Logres, autrefois dirigé par Arthur,
est donc dans un état avancé de ruine et de misère. Lancelot dirige en
autocrate, obsédé par la mort d’Arthur son prédécesseur et par la reine Guenièvre
qui se refuse à lui. Quant au gouvernement, il est constitué d’anciens
conseillers d’Arthur l’ayant trahi et sans aucun lien avec la population qu’ils
méprisent au point de pressurer les plus pauvres en ayant recours à des
mercenaires saxons. Le retour d’Arthur est donc vu comme celui de l’homme
providentiel. Rien de très original en soi. C’est un peu le retour de Richard Cœur
de Lion dans la geste médiévale ressuscitée par Walter Scott au XIXe s, propulsant
Robin des Bois et Ivanhoé comme héros de la concorde entre Saxons et Normands.
Mais à la différence de Richard, Arthur refuse de redevenir roi et de reprendre
son trône.
Forcément, le spectateur ne peut s’empêcher de penser
à la situation française. Pas la situation sanitaire, le film ayant été écrit
et en partie tourné avant la pandémie. Mais plutôt celle d’un pays qui voit ses
dirigeants contestés, vus comme des privilégiés pratiquant les taxes touchant essentiellement
les classes populaires ne vivant pas proche des lieux de pouvoir. Et de fait,
le personnage d’Arthur incarne ce que les Français apprécient le plus
finalement. Un personnage providentiel.
Car derrière le roi déchu, volontairement ou pas, se
dissimule le chef que les Français aiment avoir autant qu’ils aiment le détester.
De Gaulle avant d’avoir procédé à la synthèse entre république et monarchie
avait été cet homme providentiel, celui qui avait dit non à la collaboration
pour rétablir la république dans un territoire fragmenté, pour finalement
claquer la porte en démissionnant en janvier 1946. Son retour au pouvoir en
juin 1958 ne fut permis qu’à la faveur d’un soulèvement dans une partie du
territoire alors français. Il est à nouveau vu comme le seul capable de
rétablir l’ordre et la concorde dans un pays en guerre depuis 1954. De fait, le
parcours d’Arthur s’inscrit totalement dans cette mythologie. Et malgré son refus
initial de redevenir roi, il change d’avis en voyant l’espoir qu’il suscite
auprès de la population de ce qui fut naguère son royaume. Alexandre Astier emploie
même le terme de « Résistance » pour justifier les actions de
Perceval et de Karadoc, expression plutôt chargée du point de vue historique. La
vue d’une table ronde faite de bric et de broc l’émeut car ce sont des humbles
qui se rêvent chevaliers, fidèles à l’idéal que représentait Arthur, à sa
vision du royaume. Et même si ses soutiens sont de qualité médiocre, ses
adversaires, internes ou externes, ne valent de fait pas beaucoup mieux. Reste
à Arthur de prouver qu’il est bien l’homme providentiel. Au « Je vous ai
compris » répond le retrait de l’Excalibur de son rocher. Il est bien celui
qui a été et qui est désormais à nouveau le roi de Longres.
La quête du film serait donc celle inconsciente d’Arthur
pour redevenir roi. Derrière sa figure se rallient à lui des groupes ayant été
parfois ses opposants mais qui lui étaient malgré tout fidèles. Car le message d’Arthur
imposait une vision pour la société et imposait une éthique pour ses chevaliers
que la quête du Graal symbolisait. Une fois encore, la parabole gaullienne peut
se lire en filigrane. Le général fut rejoint en 1940 par des hommes et des
femmes de toutes obédiences religieuses comme politiques mais qui avaient la
défense de la France et de ses valeurs en commun. De la même manière, de Gaulle
en 1958 rassemble au-delà des lignes politiques traditionnelles car il propose
à la fois un idéal, maintenir la France comme une grande nation, et une ambition,
la modernisation d’un pays prospère. Le pouvoir est dénoncé comme autocratique,
Mitterrand parla même du Coup d’Etat
permanent en 1964 pour un régime conçu par ses fondateurs comme une
monarchie républicaine. Le message d’Astier n’est donc en rien révolutionnaire
et son « bon » roi s’inscrit pleinement dans la tradition française
de se satisfaire d’un homme incarnant les valeurs du pays et son histoire.
Bien sûr, les analogies ne sont pas permanentes au
gré du scénario. Pourtant l’alliance objective avec le roi des Burgondes,
ennemi ancestral du royaume de Logres, ne manque pas de ressembler à celle
entre de Gaulle et la perfide Albion. D’ailleurs, le roi des Burgondes dans le
film ne serait-il pas un peu gras comme pouvait l’être Winston Churchill ?
Point de discours sur le présent alors ? Peut-être que si… Car les
Français n’ont de cesse de se rechercher un chef providentiel. Or cette
providence n’était possible jusqu’alors qu’avec des personnages à forte
épaisseur historique et incarnant un vrai changement. De Gaulle l’a été
évidemment. Mitterrand aussi. Or depuis, les présidents sont régulièrement
désavoués. Et si Chirac a fait deux mandats, il a subi deux désaveux cinglants,
un en 1997 après la dissolution de l’Assemblée nationale et un autre en 2005
après que le peuple a refusé massivement de soutenir un projet de constitution
européenne. Le film d’Astier s’inscrit donc parfaitement dans le sentiment des
Français d’être orphelin d’un dirigeant à la légitimité historique et au projet
fédérateur et ambitieux.
Un flash-back du film vient pourtant poser question.
En effet, Arthur y est montré adolescent dans la légion romaine dans un pays
oriental et pas encore musulman évidemment. Deux femmes apparaissent pourtant
le visage camouflé, dont une jeune fille dont il tombe amoureux. Celle-ci est
alors battue au sang pour avoir eu une relation avec le jeune légionnaire. Battue
par son aînée. Sa mère ? Mais Arthur ne le supporte pas et va venger celle
qu’il a aimée et qui fut défigurée pour l’avoir aimé elle aussi. Astier fait de
cet épisode une des raisons pour lesquelles Arthur ne veut plus tuer ses
ennemis, car ce qu’il a fait le hante. Mais le récit qu’il en fait reste étonnant
car il montre d’abord que les gardiens de la pudeur et de la pudibonderie d’une
société où les femmes sont voilées ne sont pas forcément des hommes. Et que les
femmes peuvent faire preuve de violence et de cruauté à l’égal des hommes. Et s’il
ne s’agit pas de musulmans pour des raisons chronologiques, l’action se passe
au Ve siècle, les spectateurs ne peuvent pas ne pas faire le lien avec
certaines pratiques comme le crime d’honneur. D’autant que les comédiennes sont
clairement de type oriental et que l’action est censée se passer dans l'Est méditerranéen de l’empire romain. Astier se positionne dans un féminisme
universaliste condamnant les sévices infligés aux femmes voulant s’émanciper et
mener la vie amoureuse qu’elles souhaitent. Mais les remords de son héros d’avoir
tué celle qui avait châtié son amoureuse démontrent qu’il refuse aussi de
recourir à la manière forte pour convaincre ceux appliquant ces châtiments au
nom de leur morale ou de leurs traditions. C’est d’ailleurs du fait de ce
flash-back que Lancelot-du-Lac est finalement épargné mais que le royaume se reconstitue
derrière Arthur.
Toutes les quêtes du film semblent avoir trouvé une
réponse. Y compris celle de l’ex/nouveau roi qui découvre que Guenièvre lui a
été fidèle, suscitant chez lui, et peut-être pour la première fois à son égard,
un amour lui faisant escalader le mur d’un donjon ! La quête du Graal reste
donc la grande oubliée. Mais le chef Saxon, ex allié de Lancelot, désormais
seigneur d’une île du royaume de Logres et vassal d’Arthur, demande à faire
partie de la Table ronde. Et de fait, appelle à repartir en quête du fameux
calice christique. Car le retour de l’homme providentiel, c’est-à-dire reconnu
par le peuple comme tel, ne suffit pas. Faut-il encore qu’il donne une
direction, une ambition et une morale à son royaume. Astier s’en défendrait
certainement. Mais la morale de son film est très gaullienne pour ne pas dire
gaulliste. Et les images de fin ne viennent que confirmer cela. Lui, formant un
couple uni avec son épouse, ses fidèles et le peuple derrière lui… Pourquoi
voudrions-nous qu’il commence une carrière de dictateur ? Il n’a pas
abattu le royaume, il l’a rétabli…
Rares sont les films de guerre qui ne racontent pas
un projet mis en œuvre par les protagonistes. En 1963, John Sturges réalise La grande évasion, adapté du livre de
Paul Brickhill relatant des faits réels, même si James Clavell et W.R. Burnett
durent apporter des éléments dramaturgiques permettant un récit
cinématographique plus clair. Le film qui rassemblait trois des 7 mercenaires de Sturges, et toujours avec la musique géniale d'Elmer Bernstein, fut un succès considérable, les
spectateurs se passionnant par l’organisation de l’évasion de masse des prisonniers
d’un Stalag du IIIe Reich, situé en Pologne actuelle, offrant quelques
séquences cultes autour de personnages tous incarnés par d’immenses acteurs. Mais
au-delà de ce récit historique, en quoi les spectateurs, dont la majorité n’a
pas été prisonnier de Stalag, ont-ils pu se retrouver ? Et si cette
histoire n’était qu’une parabole dénonçant l’antilibéralisme ?
BANDE ANNONCE
Un groupe sous contrôle
Un camp de prisonniers est par définition constitué
de deux catégories principales d’individus : les prisonniers et ceux qui
gardent les prisonniers. Ce qui peut apparaître comme une tautologie est
néanmoins à mieux analyser. En effet, ces deux catégories se subdivisent
elles-mêmes en deux groupes. Chez les gardiens, il y a ceux qui commandent, les
officiers, et il y a les exécutants. Chez les prisonniers, cette même
distinction existe, à ceci près que les officiers ne décident de rien mais
bénéficient de privilèges dus à leur grade.
Le film montre ainsi que le groupe des prisonniers
se définit d’abord par la réduction de ses libertés. Bien-sûr celle de
pouvoir franchir les limites du Stalag ou l’impossibilité de pouvoir échanger
avec l’extérieur sans la validation de ceux chargés de les surveiller. Mais à
l’intérieur de celui-ci, ce sont aussi les contraintes de circulation à
certains moments de la journée, le tout rythmé par les sirènes des gardiens,
l’interdiction de certaines activités ou au contraire l’obligation de produire
pour ceux que représentent les gardiens du camp.
À plus d’un titre, certains pourraient y reconnaître
le monde de l’usine, surtout celui de l’avant-guerre. En effet, quelques soient
les compétences des individus, ils sont tous logés à la même enseigne. Si les
officiers ont des privilèges, ils sont astreints aux mêmes privations de
liberté que les autres. En un sens, les compétences individuelles de chaque
prisonnier sont complètement ignorées par le système qui ne demande d’eux que
de se soumettre en admettant la limitation de leur liberté et à ne pas faire
valoir leurs talents spécifiques.
Un groupe est une somme d’individus
Si le point-de vue du film se limitait à celui des
gardiens, toute forme d’individualisme apparaitrait comme une remise en cause
de l’ordre établi. Et donc une rupture dans le projet assigné aux habitants du
camp. Or le film s’attache au contraire à montrer que ce groupe voulu uniforme
et soumis est constitué d’individus ayant soif de liberté et ayant des talents leur
étant propres.
L'autorité des gardiens passe par la soumission des individus en veillant à ce qu’ils ne puissent constituer un groupe
solidaire. C'est pourquoi ils isolent les récalcitrants comme le capitaine Virgil Hilts alias
« le roi du frigo » qui ne cesse de vouloir s’évader. Les gardiens nazis l’identifient comme un individualiste qui nuit au confort relatif du groupe et de fait à la quiétude du camp. Le
début du film montre de ce point de vue que les individus ont des aspirations
qui peuvent être communes, recouvrer la liberté, mais des motivations et des
objectifs différents. En isolant ceux qui mettent en œuvre leur projet
d’évasion individuelle, les gardiens maintiennent donc le groupe dans une
logique de division dont le seul point commun pouvant souder le groupe est la
soumission aux ordres. Du point de vue du management, cela induit un
renoncement des individus à leurs envies propres ainsi qu’à l’usage de leurs
talents pour satisfaire un projet collectif imposé par ceux leur ôtant et la
liberté et l’expression de leur talent.
Faire des individus un groupe pour un
projet commun
Une fois les talents de chaque prisonnier identifiés
dans le film, celui qui sait creuser, celui qui sait faire des faux papiers ou celui qui analyse
les moyens d’évacuer la terre de tunnels creusés, Sturges s’attarde alors sur
les talents de manager des officiers qui réussissent à faire de l'aspiration de chaque prisonnier un objectif à réaliser en commun : s’évader du camp.
Au contraire de ce que recherchent les gardiens du
Stalag, c’est l’addition de talents que les officiers prisonniers veulent
obtenir pour atteindre l’objectif. Cela signifie de faire revenir des individus
dans une logique collective. Au « roi du frigo », il s’agit de lui
faire accepter que l’évasion organisée en groupe aura plus de chances d’aboutir
que toutes celles qu’il a cru réussir avant de se faire reprendre à chaque
fois. Pour tous, c’est faire accepter des compromis, des collaborations
inhabituelles pour viser un succès commun répondant aux aspirations des
individus.
Mais surtout, les officiers doivent accepter de ne
pas être ceux qui savent et écouter l’expertise de ceux agissant pour que le
projet aboutisse. En terme managérial, le N+1 peut se trouver à obéir au N-2
car lui a la connaissance. Les organisateurs de l’évasion se comportent donc à
la fois en directeurs de projet, en promoteur d’alliance-management mais
également en manager devant gérer les egos de tous tout en ne nuisant jamais au
bon déroulé du projet.
La souplesse libérale face à la rigidité
totalitaire
Ce que le film va alors développer est que la
suppression des libertés n’empêche pas en soi la fin de l’entreprise même si elle
la complique. Aussi, les talents individuels seuls ne restent que théoriques.
Additionnés et mis au service d’un projet collectif, ils ne font pas que se
conjuguer, ils créent des solidarités et des compréhensions des enjeux de
l’autre. Ainsi les tunneliers savent creuser et étayer leur ouvrage mais ils ne
savent pas comment récupérer les matériaux dont ils ont besoin, comment évacuer
la terre qu’ils creusent ou créer des moyens de se mouvoir en sécurité à
l’intérieur du tunnel clandestin. Et celui qui sait où se procurer des étais ne
servirait strictement à rien si ses compétences n’étaient pas mises à
disposition de ceux en ayant besoin ! Le film montre ainsi l’enthousiasme
communicatif chez tous les protagonistes à l’idée que le projet d’évasion
réussisse.
Les prisonniers se trouvent donc dans une situation
d’employés d’une entreprise dont l’activité est empêchée ou contrariée par des
normes et restrictions administratives et dont seules leurs capacités à
contourner et à jouer avec les règles leur permettent d’arriver à la mise en
œuvre du projet. Cette débrouille passe donc par l’utilisation de matériaux de
substitution (une pomme de terre pour faire un tampon), d’une logistique
surveillant les interventions des autorités, d’une vigilance vis-à-vis de ceux
pouvant nuire au succès du dispositif.
L’utilisation des talents malgré les contraintes
dans un objectif enthousiasmant entraîne inéluctablement des interactions
humaines aboutissant à la sensation de faire partie d’un groupe à préserver et
à protéger. Le mode d’action dans le Stalag induit une forte discrétion. Et de
fait, cela peut se produire également dans une entreprise devant sinon agir
dans l’illégalité du moins en ne claironnant pas sur les toits les modalités mises
en œuvre pour réussir à contourner les tracasseries administratives !
Cette discrétion implique donc une vigilance à l’égard de personnes dont il
pourrait être à craindre qu’elles ne soient des infiltrés. Dans le cadre de
l’entreprise, la sanction peut être évidemment financière et/ou carcérale. Dans
le cadre du film, les informations d’un traître peuvent aboutir non seulement à
la fin de l’entreprise d’évasion mais également à l’élimination des
protagonistes.
De l’absence de concurrence dans les régimes
totalitaires
Il y a donc trois territoires dans le film : la
zone de production – le Stalag ; la zone de distribution – le Reich ;
la zone de consommation – les terres libres. Or si les prisonniers maîtrisent
la première malgré les contraintes qui s’imposent à eux et savent qu’une fois
dans la troisième, ils seront totalement évadés, ils ne font qu’envisager
comment évoluer dans la deuxième zone qui n’est plus celle des contraintes de
production du projet mais correspond dans le monde économique à ce qui pourrait
ressembler au marché dans lequel les évadés doivent se mêler pour atteindre
leur cible.
Paradoxalement, dans une activité au sein d’une
économie de marché donc concurrentielle comme aux USA, il y a deux types de
produits. Ceux légalement produits et conformes et qui pour atteindre leurs
cibles doivent se démarquer pour être identifiés facilement, quitte à se
montrer au-delà du raisonnable. Et ceux produits illégalement et qui doivent
passer sous les radars d’une administration cherchant à les éliminer. Dans le
cas de La grande évasion, les évadés
ne sont pas libres et doivent donc à tout prix se faire discrets, se mêler aux
autres produits, les habitants, pour ne pas être identifiés comme frauduleux. L’absence
de concurrence dans un régime économique non libéral crée une uniformité des
produits, tant dans l’aspect que dans les qualités intrinsèques. Pas de
concurrence, donc pas de marques en compétition les unes contre les autres.
Ce qui fait la différence entre la vie dans le camp
et la période transitoire vers les terres libres, c’est que les évadés évoluent
dans un territoire dont ils ne maîtrisent aucun paramètre extérieur autre que
ceux qu’ils ont imaginés et auxquels ils se sont préparés. Ils ont donc spéculé
sur une évasion massive mais pour laquelle, une fois dehors, le groupe
deviendrait un handicap car trop vite repérable. De fait est-il préféré de
retourner à l’éparpillement des individus où chacun d’entre eux joue sa
partition en solo ou presque. L’intelligence collective dans le camp disparaît pour des projets individualistes
face à un adversaire dont chaque élément connaît le territoire, le contrôle et
maîtrise les différentes voies empruntées par les évadés. Cette variété de
canaux de diffusion crée autant de signaux différents qu’un régime totalitaire
et liberticide est capable d’identifier pour agir et intercepter les fuyards,
aussi bien camouflés soient-ils.
La
grande évasion ou la parabole du mur de Berlin ?
Le sort des différents évadés est pour la plupart
loin d’être celui qu’ils avaient envisagé. Beaucoup sont repris, d’autres sont
exécutés. Du point de vue des spectateurs, cela peut apparaître
particulièrement contraire à ce que le cinéma hollywoodien avait habitué ses
spectateurs : un happy end. Il
est ainsi particulièrement éprouvant de voir « le roi du frigo » ne
pas réussir à franchir la frontière de barbelés à moto dans une des scènes les
plus célèbres du film voire du cinéma. Pourtant, certains réussissent à s’évader,
malgré les difficultés. Ainsi, le faussaire interprété par Donald Pleasence s’en
sort, aidé par un autre détenu, et bien qu’ayant perdu largement la vue. Ces
quelques succès ne sont pas anodins et pas seulement faits pour satisfaire les
spectateurs. En effet, la morale du film est justement dans la valorisation d’un
système libéral face aux régimes totalitaires. Le génie du libéralisme est de
pouvoir agréger les talents pour mener à bien un projet qu’un régime
totalitaire peut certes contrecarrer mais jamais totalement empêcher quand la
soif de liberté amène les individus à ne plus craindre les forces liberticides.
Or le film date de 1963. S’il évoque bien sûr le
régime nazi, il se regarde au présent des spectateurs. Et ceux-ci ne peuvent
pas manquer de faire un parallèle avec une situation leur étant familière
puisque en 1961, l’URSS faisait construire le mur de Berlin pour mettre fin à
la fuite des Allemands de l’Est vers l’Ouest. Et que cherchaient ces Allemands
de l’Est ? La liberté, celle de se déplacer comme celle d’agir, de penser
et de consommer.
La
grande évasion est donc un des plus grands films de
guerre mais il est aussi un des plus intelligents films de propagande pour
défendre le modèle libéral et capitaliste défendu en Occident et
particulièrement aux USA.
En 1958, Richard Fleischer réalise Les Vikings, un film d’aventure
époustouflant plongeant dans l’histoire européenne et ses mythes. Il réunit
Kirk Douglas et Tony Curtis, deux ans avant leurs retrouvailles dans Spartacus de Stanley Kubrick. Produit
entre autres par la Bryna, la société de production de Kirk Douglas (mais non
mentionnée au générique), Les Vikings racontent
une histoire d’amour autant qu’une histoire de conquête. Mais c’est surtout la
question du leadership qui va se
poser tout au long du récit.
BANDE ANNONCE ORIGNALE
Un
peuple, trois leaders ?
Au début du film, le leader incontesté est le chef
est le Roi Ragnar (Ernest Borgnine). Il est celui qui guide les expéditions de
ses Vikings au-delà des fjords jusqu’en Angleterre. Si son fils Einar (Kirk
Douglas) est impétueux et prompt à vouloir devenir le chef, il lui reste soumis
et obéit à ses ordres. Mais quand Ragnar meurt, il devient le chef de son clan
de manière héréditaire, même s’il lui faut s’imposer aux différents hommes qui
redoutent justement son côté spontané et personnel. Enfin, Erik (Tony Curtis),
est un esclave qui va réussir à se hisser à la hauteur d’Einar en termes d’autorité
et de commandement, jusqu’à devoir évidemment s’affronter un jour.
Le
concurrent contre qui s’unir
L’objectif présenté dans le film est Morgane (Janet
Leigh). Aux mains d’Aella, le roi anglais (Franck Thring), celle-ci est kidnappée
par Einar puis libérée par Erik et finalement rendue à Aella. Or celui-ci
amputé Erik bien que la lui ayant ramenée et tue Ragnar. Erik décide alors de s’allier
à Einar pour récupérer Morgane. Or Einar la désire aussi. Ainsi, l’objectif
commun est de mettre en sourdine les différends qui séparent Einar et Erik.
Des
ressources humaines mobilisées, une dyarchie efficace
Les deux leaders
ont manifestement un enjeu personnel dans leur projet. Et celui-ci mobilise
des combattants qui n’ont absolument pas cet enjeu. Comme dans une entreprise,
les dirigeants sont motivés par un objectif personnel : l’argent, la
réussite sociale, l’image de soi. Or tout ceci ne suffit pas à motiver les
employés de l’entreprise. Aussi, Erik et Einar vont jouer sur ce qui fédère le
clan. Venger Ragnar, leur roi, ciment de cette société viking tué par l’Anglais.
Cet enjeu est également commun pour Einar – Ragnar est son père – et pour Erik,
qui a livré Ragnar et n’en a eu comme récompense d’avoir la main tranchée par
Aella.
Mais ce qui fait que les combattants vont suivre
leurs leaders, c’est qu’ils leur
reconnaissent des compétences. Einar est un chef de guerre hors pair et Erik
détient le secret pour se déplacer par brouillard jusqu’aux rives de l’Angleterre.
Et il sait surtout où se trouve le château d’Aella.
Une
stratégie qui s’appuie sur les qualités des ressources humaines
Quand les troupes vikings débarquent sur les rives
du château emprisonnant la belle Morgane, tourné en Bretagne au château de Fort
la Latte, ceux-ci déploient leur savoir-faire. Fleischer filme cela comme si
chaque geste était industrialisé et où le geste de chaque Viking était
automatisé pour pouvoir transporter le bélier géant qui permettrait d’enfoncer
les portes monumentales d’accès au château. De la même manière, les vikings s’équipent
et se positionnent de manière semblable afin de faire le siège du roi anglais.
Seuls les deux chefs sont extraits de cet ensemble où chaque soldat paraît
interchangeable. Quand Erik commande, une rangée de Vikings se relève et tire
une salve de flèche puis se baisse en se protégeant de leurs boucliers. Et
ainsi de suite. Erik montre une qualité de chef que rien ne laissait supposer a
priori, lui ancien esclave. Mais il a su mener à bon port les drakkars, ce qui
lui accorde toute crédibilité. De son côté, Einar est un leader qui brille par ses caractéristiques individuelles. Il est
moins un organisateur qu’un pionnier. Il improvise pour agir, tout en étant en
concertation avec les différentes actions de ses hommes. C’est lui qui permet
de faire baisser le pont levis et de pénétrer dans la barbacane ave le bélier.
Une fois fait, les qualités des Vikings s’expriment face à leurs ennemis qu’ils
trucident allègrement. Quant aux deux leaders,
l’objectif est à portée de leur main. Erik se charge d’éliminer Aella, Einar de
libérer Morgane du donjon.
La
fin du mode projet, retour à la normale ?
Une fois les objectifs atteints, vengeance
collective du roi par la mort d’Aella, libération de Morgane pour les deux leaders, les Vikings se retrouvent désormais
avec deux chefs, dont le scénario révèle qu’ils ne sont jamais que les deux
faces d’une même pièce. Ce que montre le film, c’est qu’Einar a pensé d’abord à
son intérêt personnel quand Erik s’est occupé de l’intérêt collectif en
éliminant le roi anglais, qui détenait certes la femme qu’il aime mais qui
était celui qui avait tué sauvagement Ragnar. Tué Aella était la clé pour
atteindre les deux objectifs du projet. Erik a donc exécuté la mission pour se
retrouver face à celui qui devient désormais son adversaire. Paradoxalement, le
scénario va affaiblir Einar en le rendant, le temps d’un instant, moins
égoïste. Ce dont profite Erik pour le tuer et donc devenir l’unique chef. Cette
mort est une mort symbolique, comme celle d’un leader qui aurait bien fait son travail, mais dont l’intérêt
personnel ne peut être une qualité suffisante pour mener un groupe. La fin du
film est de ce point de vue édifiante. Par une cérémonie grandiose et
spectaculaire, c’est tout le peuple viking qui rend hommage à Einar en brûlant
le drakkar mortuaire où se trouve la dépouille de celui qui fut leur chef, sous
les yeux d’Erik, leur nouveau roi.
Il y a donc continuité du clan, comme il y a
continuité d’une entreprise, une fois le projet fini. Et comme dans une
entreprise, certains leaders peuvent
être promus ou confirmés, et d’autres remerciés mais ne plus pouvoir continuer
de diriger le groupe, sans que cela ne remette en cause leurs qualités – d’où l’hommage
rendu à Einar – mais qui ne suffisent pas pour autant à mener les hommes dans
la cohésion. Au-delà de la mort d’Einar, Les
Vikings illustrent parfaitement que l’ambition personnelle n’est pas en soi
un problème dans la direction d’un groupe ou d’une entreprise. Mais elle peut
mener à la fin de ce groupe si elle est la seule motivation. En guidant les
Vikings vers la victoire, Erik leur a permis de réussir le projet collectif
tout en atteignant son projet personnel. Son autorité s’est imposée quand celle
d’Einar était remise en cause. Erik est donc un manager moderne !