Affichage des articles dont le libellé est La vie est belle. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est La vie est belle. Afficher tous les articles

mercredi 30 janvier 2013

La vie est belle: un chef-d'œuvre salutaire

Bonjour à tous,

peut-on rire du génocide des juifs d'une manière ou d'une autre? Si je reprenais une formule célèbre, "on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui." Ainsi pourrait-on faire de l'humour anti-sémite dans un cercle de proches qui seraient convaincus que l'auteur de ce trait d'humour n'est justement pas anti-sémite tandis que la même chose dite à l'emporte pièce à un public large laisserait à penser que l'auteur de cette pensée non seulement est anti-sémite et qu'il a vocation à diffuser cette opinion. Benigni réalisa en 1997 La vie est belle. Et si quelques grincheux trouvèrent à y redire, la majorité des spectateurs comprit que si le réalisateur italien fait rire dans son film, jamais le principe génocidaire est montré comme une farce en tant que telle pour les spectateurs. Seul le fils de Guido, le héros joué par Benigni lui-même, est contraint à voir ce qu'il subit comme un jeu.

1. Peut-on faire une fiction sur le génocide? La spécificité de La vie est belle
Le problème du cinéma traitant d'un sujet aussi grave que le génocide juif perpétré par les nazis est que par nature même de cette forme artistique, il s'adresse à un public large, de toutes opinions, de toutes origines et de tous âges. C'est pourquoi l'humour n'a jamais été utilisé, ou très parcimonieusement, dans les films évoquant cette tragédie, et en tout cas, jamais comme la base même du film. En 1998, La vie est belle de Roberto Benigni est donc sélectionné à Cannes. Connu pour ses rôles de personnage lunaire proche de la Comedia dell'arte, le film de l'acteur italien pouvait apparaître pour certain comme une ambition folle et d'un goût douteux. Certains ne manquèrent d'ailleurs pas de protester contre le film, outrageant la mémoire des victimes du génocide. Des réalisateurs comme Claude Lanzmann à Jean-Luc Godard, en passant par des intellectuels comme Serge Klarsfeld, ils sont nombreux à dénoncer toute forme de représentation fictionnalisée du génocide et des camps, notamment parce qu'il n'y aurait pas eu d'images de cet évènement. Ces arguments semblent être d'autorité mais peuvent rapidement être rejetés et même être dénoncés par leur forme de dictature intellectuelle, qui ferait de l'indicible et l'"in-montrable" la règle d'or pour l'évocation de ce drame.
En effet, comment peut-on en soi interdire l'expression, quelle que soit sa forme, de ce à quoi renvoie émotionnellement le génocide à un auteur ou à un artiste? Quelle loi écrite ou divine imposerait cela? De plus, quand Lanzmann s'impose en "garant de la mémoire" de par son film Shoah, il n'oublie jamais de dire que son film est... un film et  par conséquent que son œuvre répond elle aussi à des contraintes temps liées au cinéma lui-même, quand bien même son œuvre durerait près de 10 heures! Il a forcément fait des choix d'images, de cadrages, des ellipses, des montages. Le produit de son travail, contrairement à ce qu'il affirme, n'est jamais autre chose que le résultat de sa subjectivité, qu'elle soit honnête ou pas, là n'est pas la question.
Et quand Serge Klarsfeld affirmait dans Les inrockuptibles que tout le film de Benigni est marqué par le faux, il confond le travail d'un historien avec celui d'un artiste. Or ce dernier n'a pas la même mission que le premier. Dans le cas de Benigni, s'il a pu se nourrir des travaux d'historiens sur l'Italie fasciste et de la solution finale nazie, sa restitution relève de la dramaturgie cinématographique permettant de toucher plus fortement le public. Et l'argument de faux de ceux critiquant Benigni serait valable si et seulement si le discours du film en viendrait à nier les faits, voire à seulement les minimiser. Il n'en est rien, bien au contraire. Tout le film ne fait que montrer, identifier, critiquer et finalement dénoncer le fascisme et le nazisme dans leur idéologie et dans leur application.
Hélas, et de fait, ceux qui critiquent ce film ne le critiquent pas en soi. Soit ils ne comprennent rien au cinéma, ce qui est probable, se contentant de faire un "vrai/faux" de ce qui est raconté dans le film, oubliant que le message cinématographique n'est pas le travail d'un historien, d'un scientifique. Oubliant aussi que la force du média cinéma est de permettre de créer un lien entre les spectateurs et le message et que ce lien est permis par l'incarnation d'une idée, celle de Guido, libraire juif qui n'est pas le naïf comme je l'ai lu dans de nombreuses critiques ou commentaires mais au contraire un personnage très lucide (voir plus loin dans l'analyse). D'ailleurs, dans le film de Lanzmann, ce lien existe aussi par la force de l'interviewer qui va de témoin en témoin nous raconter une histoire. Soit ils jouent le rôle de censeur de la pensée et de l'expression, ce qui est également possible, certain(s) s'étant auto-proclamé(s) comme dépositaire unique de la représentation cinématographique du génocide des Juifs. À ceci près que la puissance du film de Benigni, n'en déplaise à Lanzmann, est supérieure à Shoah en ce sens que le film s'adresse à un public plus large et de fait, a été vu par bien plus de spectateurs. Quand Lanzmann touchait un public de convaincus prêts à rester près de 10h au cinéma ou un public scolaire captif, le film de Benigni attira lui un plus large public, venu peut-être rire, mais au final, ayant reçu un véritable message anti-fasciste que son personnage principal aura distillé sans ambiguïté. Shoah est une œuvre majeure. La vie est belle ne l'est pas moins.

2. La dénonciation des totalitarismes bruns
Benigni commence son film en abordant à la fois le sujet et le ton qui sera présent pendant près de deux heures. 1939, en traversant dans une voiture sans freins un village dans lequel la population s'est rassemblée, Guido - Benigni - fait signe à tous de s'éloigner pour ne pas les écraser. Son geste de la main ressemble à s'y méprendre au salut fasciste que tous lui rendent d'ailleurs. Dès cet instant, le propos du film est donné: il traitera de l'Italie fasciste et s'en moquera. Et l'arrivée du roi d'Italie après Guido confirme cela: il est petit et visuellement "écrasé" par sa femme, faisant de lui un personnage ridicule d'autant plus qu'il est salué par le geste symbolisant non la monarchie mais le parti fasciste et donc Mussolini.
Dès lors, toute la première partie du film sera l'occasion d'évoquer la folie fasciste dans ce qu'elle a de ridicule mais aussi d'abject. Par exemple, le salut fasciste sera repris au moment d'une cérémonie de fiançailles par un fasciste manifestement borné. L'administration tatillonne de l'Etat fasciste, l'expansionnisme éthiopien sont raillés avec fantaisie mais avec justesse également, faisant de cette Italie un pseudo Etat puissant. Mais c'est surtout dans sa manière de dénoncer la dérive nazie du l'Italie que Benigni apporte progressivement sa critique. Arrivant chez son oncle, celui-ci est alors victime d'une agression chez lui, traitant les coupables de barbares. Nous n'en saurons pas plus alors. Jusqu'à ce que nous retrouvions ce même oncle avec son cheval peint en vert sur lequel est écrit "cheval juif". Il traite alors ceux qui ont fait cela de barbares. Nous comprenons à cet instant que l'agression première était l'œuvre d'antisémites.


Alors, la séquence dans laquelle Guido, se faisant passer pour un inspecteur pédagogique fait l'apologie de la race aryenne à des petits Italiens tout brun, n'en prend que plus de sels rétrospectivement. Le voir vanter et magnifier toutes les parties de son corps comme autant de preuve de sa supériorité sur d'autres races vient de fait ridiculiser l'idéologie nazie diffusée en Italie. Par la suite, cette première partie du film propose régulièrement des points sur la difficulté de vivre dans un pays anti-sémite quand on est soi-même juif. De la difficulté à s'exprimer librement en critiquant l'administration au risque de se voir dénoncer par des simples citoyens (Guido se reprend notamment quand allant se moquer d'un fonctionnaire, il découvre que son interlocuteur a appelé ses fils Adolfo et Bénito!) aux magasins stigmatisés pour être des magasins tenus par des juifs en passant par les lieux interdits aux chiens et aux juifs, rien n'est occulté par Benigni, et encore moins l'horreur de la rafle dont il est la victime ainsi que son oncle et son fils.

La deuxième partie du film renvoie alors à la déportation en elle-même. Des wagons dans lesquels sont entassés les Juifs au camp lui-même, Benigni reprend avec une économie de moyens et de reconstitution les moyens mis en œuvre pour la solution finale. En faisant arriver le train au cœur du camp, le spectateur averti peut reconnaître Auschwitz. Mais que ce soit ce camp ou un autre, cela importe peu. C'est le système concentrationnaire qui est filmé avec ses différents aspects: baraquements où règne promiscuité, froid, faim et manque d'hygiène, tenues rayées, tatouage des numéros de déportés, brutalisation des corps des déportés travaillant dans des conditions inhumaines, extermination des enfants et des vieillards, évocation des douches dont tous les spectateurs comprennent la réelle fonction, des fours crématoires, transformation sordide des victimes en savon ou autres produits.
Sans en avoir l'air, Benigni montre aussi les stratégies de survie mises en œuvre par les déportés. Se cacher, se substituer à d'autres, aider le camarade en difficulté, communiquer par tous les moyens sont autant de détails certes le plus souvent au service de l'histoire d'amour qui unit Guido à son fils et à sa femme Dora, mais qui incarne de manière subtile la (sur)vie dans ces camps.

Pourtant, malgré tous ces détails, nombreux furent ceux, comme signalé plus haut, qui ont dénoncé les inexactitudes ou erreurs historiques du film. La présence de Josué le fils de Guido apparaît comme effectivement incongrue. De même, il est fort à douter que le charnier que Guido découvre la nuit ait pu être vu par un déporté déambulant dans un camp le soir. Quant à la libération du camp par les Américains, ce fut pour beaucoup le coup de grâce quant à la crédibilité finale du film. Pour ce dernier point, deux explications peuvent être apportées. La légende évoque le fait que, face à cette erreur, Benigni aurait justifié la libération du camp par les Américains par un "Ma, c'est pour l'oscar", qu'il obtint d'ailleurs. Plus sérieusement, il insiste aussi sur l'aspect "anhistorique" du film. Ce qui est important pour lui, au-delà du contenu factuel, c'est bien de dénoncer toute idéologie portant atteinte à la dignité des hommes. Son histoire est une fable, pas une comédie. Et si le spectateur rit, il le fait de moins en moins quand l'action se passe dans le camp. Et quand le rire vient, il n'est jamais à l'égard du nazisme mais bien dans le point de vue adopté par le réalisateur. Seuls les spectateurs rient... et Josué. Jamais les autres déportés ne rient, que ce soit dans le camion après leur rafle, dans le train ou dans le camp. Le discours est même encore plus intense quand l'espoir semble naître pour Guido et sa famille. En effet, nous découvrons que le médecin du camp, interprété par Horst Bucholtz, se trouve être un client avec qui s'était lié d'amitié Guido en Italie et avec lequel ils échangeaient des traits d'esprits. Alors que Guido se trouve dans un camp de la mort, il croit comprendre que ce médecin va pouvoir le libérer avec sa famille. Or il comprend que les signes de compassion du médecin ne sont en fait que souci de pouvoir trouver la réponse à une énigme insignifiante au regard du sort qui attend Guido. Celui-ci comme le spectateur comprend lucidement qu'il n'a rien à attendre d'un nazi et qu'il devra trouver seul une solution pour sauver son fils.


3. Et la fable dans tout cela?
Comme toutes les fables, il faut une morale. Celle-ci est distillée dans tout le film et ce dès le début. Le geste pour repousser les piétons pris comme un salut fasciste en est le prémisse. Les gens croient ce qu'ils sont prêts à croire. Le roi étant annoncé en voiture et voyant un homme en voiture semblant les saluer, ils en ont alors déduit qu'il s'agissait de la voiture du roi! Dans ce gag burlesque, le personnage de Guido ne contrôle rien ce qui ne sera plus le cas ensuite. Tout le film est marqué par sa capacité à faire croire aux autres ce qu'ils sont prêts à croire et à la possibilité que chacun a de faire changer les choses. Ironiquement, son ami lui évoque Schopenhauer, philosophe particulièrement apprécié d'Hitler, qui expliquerait que la volonté de chacun permet d'obtenir ce qu'il souhaite. Guido semble alors en déduire qu'il peut ainsi obtenir ce qu'il veut par sa seule force de persuasion. Ainsi séduit-il Dora en se faisant passer pour son fiancé, en lui faisant croire entre autres que les clés lui tombent du ciel ou que son chapeau mouillé est échangé par un homme par un chapeau sec ou encore en l'enlevant le jour de ses fiançailles... avec un autre homme! Cette capacité à arranger son présent n'est jamais montré comme une manipulation perverse mais bien comme une manière optimiste de vivre malgré les difficultés. Cette approche de la vie en société qui relève d'une forme de sagesse, il l'appliquera sans cesse et notamment pour son fils.
En effet, le personnage de Guido ne nie pas la réalité du fascisme et encore moins celle du nazisme. Il aspire juste à faire que son fils ne vive pas l'horreur d'une telle idéologie. Laisser croire que l'Homme est bon en soi, que les insultes anti-sémites quotidiennes ne sont pas sans importance mais qu'elles ne doivent pas entamer le vrai sens de la vie, à savoir l'amour pour ses proches. Celui-ci est immense et passe dans le film par des multiples attentions de Guido ou de Dora l'un envers l'autre, aux conséquences parfois dramatiques. Ainsi Dora ne peut se résoudre à voir son mari et son fils déportés sans qu'elle ne le soit. Il n'y a aucune lâcheté de sa part. Guido quant à lui ne cesse d'envoyer des témoignages de sa survie à Dora dans le camp à ses risques et péril. Cette valeur fondamentale qu'est l'amour de son prochain conduit alors à donner du sens à toute la barbarie nazie du processus d'extermination. La force de Guido réside en cela. En aucun cas il ne fait de la vie en camp un jeu, contrairement à ce que certains critiques ont écrit. Il ne joue pas lui-même, subissant la faim, la dureté du travail à l'usine et d'autres souffrances. Mais il invente un jeu aux règles connues de lui seulement et de son fils et dont le secret permet justement d'atteindre le premier prix: un vrai char! Toute la philosophie de Guido réside alors dans le fait que chacun croit ce qu'il est prêt à croire. Cela relève de la manipulation de l'esprit sans aucun doute puisque ce qui arrive est vécu comme un miracle (comme Guido qui en appelle à une clé venue du ciel devant Dora et qui tombe alors miraculeusement devant les yeux stupéfaits de la jeune femme, ignorant que Guido l'avait manipulée tel un illusionniste!) ou comme une évidence. Si Josué ne voit pas d'enfant dans le camp, cela s'expliquerait donc parce que tous se cachent pour gagner des points pour le premier prix. S'il entend ce qu'on fait du corps des victimes du gazage, cela devient des sornettes pour l'effrayer et lui faire renoncer au jeu. En donnant du sens à la déportation qu'un enfant de cinq ans est prêt à comprendre, Guido n'en occulte pas l'horreur du camp. C'est même exactement l'inverse. C'est bien parce que le sens est insupportable, incompréhensible, inaccessible à l'intelligence qu'il décide de protéger son fils. Avant sa découverte du charnier de corps entassés, Guido se demande s'il ne rêve pas. La vision qui suit le renvoie alors au cauchemar.
Les pitreries de Guido dans le camp nous sont toujours montrées en relation avec son désir de faire "la vie belle" à son fils. Ainsi, jusqu'au bout et alors qu'il est arrêté par un SS, Guido marche au pas tel un pitre devant la mitraillette du nazi, sachant que son fils, caché mais pouvant le voir, le regarde. Il n'y a aucune fanfaronnade de sa part. Mais un jusque boutisme d'un père qui, alors que les nazis sont en débandade, espère que son fils survivra à lui.






Jusqu'au bout, le film s'appuiera alors sur cette idée que chacun croit ce qu'il aura été prêt à croire. Et alors que Guido n'est plus, l'entrée du char américain dans le camp devant Josué lui laisse penser que comme son père le lui avait dit, il a gagné le jeu et que ce char en est sa récompense. Ce qui peut ressembler à une coïncidence relève en fait d'autre chose. Cela revient à ce que Guido a cru apprendre de Schopenhauer. Chacun peut changer les choses et peut importe que ce qui change soit dû à autre chose que sa propre volonté. Quand il essaie de réveiller son ami qui dort en prononçant des paroles relevant des formules de magicien, peut importe que celui qui se réveille le soit par le bruit dans ses oreilles que par la volonté de Guido. Ce que ce dernier a compris, c'est que ce qui compte est la perception finale. Sa volonté a permis de le réveiller.


Il en est donc de même pour le char. Peu importe que Josué n'ait pas gagné un jeu qui n'existait pas. L'important est que la venue du char confirme son existence et que ce qu'il aura vécu dans le camp était effectivement un jeu. En cela, Guido aura, en sacrifiant sa vie, permis à son fils de traverser la barbarie exterminatrice des nazis. Lui seul l'aura vécu ainsi et aucun autre que lui. Pas l'ensemble des déportés. Pas Dora et encore moins Guido. Pas même les spectateurs qui n'auront jamais été mis à l'écart de la vérité des camps. Benigni joue sur ce que savent les spectateurs de ces camps. Il en a montré tous les éléments témoins de la folie de l'idéologie nazie. Si le film est une fiction, si le propos est une fable, en aucun cas Benigni n'aura fait un faux comme l'affirme Serge Klarsfeld puisqu'il na jamais affirmé avoir fait une oeuvre d'historien. C'est au contraire un VRAI film salutaire qui éveille les consciences autrement. Et lui refuser de le faire ainsi est bien plus condamnable que les entorses qu'il a faite à l'Histoire.

A très bientôt
Lionel Lacour