mercredi 18 avril 2012

La publicité twingo: radioscopie de la jeunesse d'aujourd'hui

Bonjour à tous,

une fois n'est pas coutume, je vais vous proposer l'analyse d'une publicité récente. En effet, et la lecture des différents commentaires qui sont sur les fameux sites qui permettent de voir des vidéos en streaming le prouve, les publicités génèrent des réactions très intéressantes, preuves que les spectateurs de ces spots comprennent qu'on leur vend autre chose qu'un produit. L'image, la mise en scène et la petite histoire sont aussi pour nous raconter, soi-disant, ce que nous serions si nous achetions ce produit, et donc ici cette voiture: une Twingo Renault. Vous pouvez donc voir ou revoir cette publicité sur ce lien:

http://www.youtube.com/watch?v=e1zqXWKNHO8

Maintenant analysons en effet le message.

A qui est destinée cette publicité?
Le message pourrait être confus. En effet, vous avez deux générations dans la même voiture: une mère et sa fille. Dans d'autres spots, c'est même la grand-mère et sa petite fille! Bref, revenons en au spot étudié. En réalité, le spot s'adresse vraiment à la conductrice car elle seule conduit la voiture. Sa fille n'a pas d'autre objectif que de l'associer à sa jeunesse. Sauf qu'en partageant quelque chose qui caractérise les jeunes d'aujourd'hui, cela fait des conducteurs, et ici conductrices, des personnes jeunes et donc forcément ouvertes d'esprit. Forcément, elle aussi a un tatouage.
Et à bien y regarder, le message semble assez efficace car les twingos neuves sont surtout achetées par des adultes de plus de 30 ans. Les twingos achetées par des plus jeunes sont souvent des voiture d'occasion! D'autres véhicules du même segment attirent davantage les jeunes: mini, fiat 500 par exemple.

Que dit cette pub sur les mères?
Cette publicité valorise la génération des "parents". En effet, si cette publicité met en scène une pratique culturelle de la jeunesse actuelle, c'est bien sûr dans un premier temps pour rappeler que cela peut choquer une partie des aînés. Il suffit de voir ou d'entendre certaines réactions sur ces pratiques de tatouages, pratiques autrefois associées aux repris de justice, ou aux pirates (mais ceux-ci étaient plus rares au XXème siècle!). On pourrait dire la même chose de la pratique du percing qui s'est propagé dans le temps et dans le corps durant ces deux dernières décennies. Il y a donc bien dans un premier temps une volonté de montrer cette jeune fille comme une personne de son temps qui cherche à se démarquer de sa mère, soit symboliquement la génération précédente. Et l'effet est obtenu. Il est certainement aussi celui d'un grand nombre de mères découvrant le tatouage de leur fille dans le bas du dos.
Sauf que le (mini) coup de théâtre survient quand nous comprenons que la mère est en colère non pas à cause du tatouage, mais à cause de la qualité du tatouage. Elle-même en a un, situé au même endroit, mais forcément mieux. "Ça, c'est un tatouage!" La mère fait donc partie d'une génération qui a su rester jeune.
Avoir une twingo, c'est donc avoir une voiture apparemment sage mais pour une population qui est encore jeune et qui le montre!

Ce que dit vraiment cette publicité!
Ce spot est un résumé de ce que vivent les jeunes Français aujourd'hui à qui les générations précédentes ne  laissent aucune possibilité d'émancipation. Grands-parents issus de Mai 68 et parents nés après 68 ont été bercés par l'idée que leur génération avait bousculé l'ordre établi pour les premiers, ou éduqués dans cette mythologie pour les seconds. Avec l'augmentation de l'espérance de vie et surtout l'amélioration des conditions de vie qui font qu'un homme ou une femme de 60 ans n'est plus forcément un vieillard, les différences entre générations se sont estompées. Aurait-on imaginé voir une actrice de plus de 40 ans être présentée comme sex symbol dans les années 1960? Bien sûr que non. C'est pourtant ce que l'on dit de Monica Belluci ou de Jennifer Aniston. Il y a donc un gommage des différences inter-générationnelles qui valorise les plus âgés tout étonnés d'apparaître encore comme séduisants et dynamiques. Mais cela a pour effet une dévalorisation des générations plus jeunes.
La pub Twingo dit bien cela. "tu crois être rebelle par un tatouage? Tu ne seras pas plus rebelle que moi et en plus le mien est plus beau." Ce qui est oublié, c'est qu'il est aussi plus cher car le petit tatouage de la fille est forcément moins cher que le grand de sa mère. L'effet est assez inhibant pour les jeunes qui ne peuvent pas se démarquer de leurs parents: plus riches, plus rebelles, plus provocateurs que leurs enfants.
La symbolique de ce tatouage est également sexuelle car son positionnement est évidemment fait pour être vu par d'autres personnes que celle qui le porte. A commencer par le partenaire sexuel. Dans ce cas, le petit ami de la fille, le compagnon (mari ou pas) de la mère. Le message est le même que précédemment. La mère signifie à sa fille qu'en terme de liberté sexuelle, les jeunes n'ont rien à apprendre aux parents qui ont fait la révolution sexuelle à partir de 1968. Les films qui évoquent ce grand moment de liberté sexuelle sont nombreux comme Milou en mai  de Louis Malle. Plus provocateur encore, le grand tabou de la sexualité des parents est désormais effacé et exprimé ostensiblement aux jeunes et aux enfants. Les parents ont une sexualité, ce que les enfants savent naturellement mais qu'ils occultent. Mieux, ces parents affichent leur sexualité, ce qui est une autre manière d'inhiber un peu plus les enfants.

Une telle publicité peut faire bondir par le message qu'il véhicule. Le spot peut faire sourire les parents qui se reconnaissent dans cette mère et hurler ceux qui refusent justement cette posture de ces générations de parents qui veulent faire plus jeunes que les jeunes. Le plus étonnant, c'est que des jeunes se laissent prendre au seul humour et ne réalisent pas que c'est bien leur histoire qui est racontée. En réalité, le spot est une merveilleuse analyse de ce qui leur arrive. Ils ne sont que des suiveurs. Ce qu'ils peuvent imaginer pour se démarquer de leur parents a déjà été fait par leurs parents et en mieux. Impossible de faire mieux qu'eux, d'être plus imaginatifs qu'eux, d'être plus libres qu'eux. Pas étonnant qu'ils n'arrivent pas à trouver autre chose que des stages plutôt que des emplois. Les générations qui les précèdent ne cessent de leur dire qu'ils ne pourront jamais être mieux qu'eux. Donc pourquoi leur donner des CDI puisqu'ils seront toujours moins bien que les générations qui les précèdent.
Si la publicité Twingo est de fait un manifeste de la supériorité des générations des plus de 40 ans, il devrait être un appel à l'émancipation des jeunes, diplômés ou pas, contre le diktat de ceux qui les empêchent de s'émanciper! Faisant partie de la génération des "castrateurs", ce n'est pas un appel auto-destructif mais juste un appel à la prise de conscience qu'on ne peut pas indéfiniment empêcher des générations d'accéder à des fonctions dans des conditions stables sans qu'un jour le retour de bâton ne soit terrible.

Vous aurez donc compris, vous voulez laisser à la jeunesse une possibilité de se démarquer de plus anciens, ne faites pas comme elle, ne vous faites pas tatouer. Et surtout, ne roulez pas en twingo!

A bientôt

Lionel Lacour

mercredi 11 avril 2012

Ma part du gâteau: A mort les traders

Bonjour à tous,

lors des troisièmes Rencontres Droit Justice Cinéma de Lyon, une conférence était proposée en clôture avec le thème suivant:
Droit Justice et Cinéma face aux crises.
A partir de nombreux extraits de films, des échanges avec des juristes ont permis de voir comment le cinéma relatait le fonctionnement de la justice et du droit en période de crise. Mais surtout, il a été remarqué qu'un autre droit pouvait parfois être proposé par les cinéastes qui préféraient la légitimité à la légalité.
Dans le film de Cédric Klapisch, la situation est particulièrement intéressante.


1. Une fable plutôt qu'un film réaliste
Le scénario ancre l'histoire dans un réalisme terrible en mettant en situation des employés d'une entreprise de Dunkerque dont le sort est lié à la mondialisation et à la délocalisation que cette dernière semble imposer. Si l'opération a pour conséquence de licencier massivement les employés de l'entreprise, elle permet l'enrichissement de traders dont celui à l'initiative de la spéculation sur la faillite de la dite entreprise, provoquant le chômage de ses employés.
L'une d'entre eux, Karin Viard, doit élever ses enfants alors qu'elle est divorcée. Elle trouve un emploi de femme de ménage à Paris pour un trader odieux interprété par Gilles Lellouche qui s'avère être celui qui a coulé l'entreprise pour laquelle elle travaillait. Mais elle n'en sait rien.

Après le choc culturel et économique entre ces deux personnages, ceux-ci semblent finalement se plaire, le trader étant présenté comme finalement un peu plus humain que ce que nous pouvions imaginer. Jusqu'à un voyage en Angleterre durant lequel, après avoir couché avec sa femme de ménage, le trader réalise qu'elle vient de Dunkerque et qu'elle travaillait pour l'entreprise qu'il a contribué à ruiner. Il le dit avec désinvolture sans réaliser le désastre humain qu'il a engendré, à commencer par son employée. Celle-ci décide alors d'enlever le fils du trader et de l'emmener à Dunkerque afin de forcer le trader à venir face à ceux qui ont été licenciés par sa faute.
Je passe les différents détails assez risibles du film qui relève parfois de la comédie lourde plutôt que du film réaliste. Qu'une licenciée de Dunkerque trouve du travail à Paris chez LE trader qui a coulé son sentreprise, c'est déjà fort. Entendre le trader hurler par téléphone qu'il s'est baisée la bonne alors qu'il est sur la terrasse de sa chambre, au premier étage de l'hôtel, au-dessus de l'entrée de celui-ci et bien sûr juste au moment où Karin Viard sort de l'hôtel ne manque pas d'étonner quant au discours du film qui se veut une fable sociale.
Les invraisemblances sont légions. Cela ne serait pas si grave si, comme dans les films du réalisme poétique de Marcel Carné, il y avait justement de la poésie. La situation de Jean Gabin dans Le quai des brumes n'est pas très réaliste non plus. Mais il n'y a pas de ridicule dans les relations humaines. Le film de Klapisch n'a rien de poétique. Ce n'était pas son propos. Mais il n'est pas réaliste non plus tant les situations relèvent parfois de la comédie de boulevard ou de café théâtre.
Alors soit, le film est une fable jouant sur l'exagération des situations, une comédie à l'italienne. Attendons la morale de la fable.

2. Les petits contre les puissants
Revenons donc à la situation finale.
Karin Viard, la gentille employée baffouée a enlevé le fils du méchant trader Lellouche. Le deal est clair: il vient récupérer son fils à Dunkerque sans prévenir la police. Et que fait-il ce salaud? Il appelle la police. Klapisch est malin. Il nous a montré au préalable que ce père se désintéressait totalement de son fils avant que la gentille Karin Viard ne lui explique qu'il fallait s'occuper de lui. Donc là, le voir s'inquiéter pour son fils, quelle supercherie! Forcément, il n'a pas le droit moral d'appeler la police puisqu'il ne s'occupe pas bien de son fils! CQFD.

Bon, la police arrête Karin Viard qui assiste, avec le fils de l'autre, à un spectacle de danse auquel participe une de ses filles en présence de tous les licenciés de l'usine fermée. Ah! les "prolos" qui se tournent vers la culture quand tout va mal! Karin Viard est embarquée et mise dans le "panier à salade" de la police venue avec deux autres véhicules puisque c'est une dangereuse enleveuse d'enfants, le tout devant le trader, sa copine forcément belle et futile et son coupé mercédès forcément hyper luxueux. Sauf que la plus jeune fille de Karin Viard voit la scène, appelle les spectateurs qui se mobilisent pour empêcher la camionnette de police d'avancer. La fillette désigne aussi le trader comme étant celui qui a causé la perte de leurs emplois.


Et là, devant toute la police médusée et inactive, deux mouvements vont se conjuguer. Le premier est d'empêcher la camionnette de la police d'avancer et d'emmener l'odieuse enleveuse d'enfant qui est bien évidemment une victime de la société comme le film nous l'a bien montré. Ainsi, les hommes et les femmes se mettent devant les véhicule qui ne peut avancer malgré ses accélérations, le tout devant d'autres policiers qui n'interviennent pas.
La deuxième réaction est tout aussi puissante. Quelques uns des chômeurs se voient désigner par la petite fille le trader à l'origine de la faillite de leur entreprise. Celui-ci protège sa maîtresse et son fils dans sa mercedes. Il doit affronter physiquement la colère des ouvriers, et, lâche bien sûr, affirme qu'il n'est pas le seul à avoir permis la liquidation de l'entreprise. Quel trouillard ce trader, lui qui frimait tant en affirmant à sa bonne - maîtresse d'une nuit qu'il était à l'origine de la ruine de sa boîte! Il se prend donc une gifle, tombe à terre, se relève et court. Ou plutôt fuit. Les autres le poursuivent prêts à le lyncher.

Et la police dans tout ça? Elle n'intervient pas.
Après avoir vu Lellouche courir dans la nuit sur la plage de Dunkerque - que va-t-il devenir? - le film se finit sur le visage de Karin Viard, heureuse du soutien de sa famille et de ses anciens collègues, unis pour l'empêcher d'être arrêtée par la police.



3. Une morale nauséabonde
Ainsi donc, le film se termine avec plusieurs idées fortes: on peut enlever un enfant quand sa cause est juste et la police ne doit pas enpêcher cela. En jouant sur la victime de licenciement qui travaille beaucoup pour gagner peu face à un trader qui gagne énormément en nous le montrant travailler peu, Klapisch joue sur du velour. Qui pourrait avoir de l'empathie pour Lellouche. Et même quand il nous le rend plus humain, disons plus sensible, il n'attend pas longtemps pour nous révéler sa vraie nature: un être égoïste et forcément incapable d'aimer. Il ne peut avoir que du mépris pour sa bonne! Le réalisateur met le spectateur dans le principe que l'amour que le trader peut avoir pour son fils n'est qu'une parodie d'amour. Il ne voudrait finalement que se venger de celle qui a osé s'opposer à sa volonté. Son appel à la police est donc présenté comme immoral. Ou plutôt digne de lui. Il ne comprend toujours pas pourquoi cette femme a enlevé son fils alors qu'il est évident qu'elle ne lui veut aucun mal puisque elle est gentille!
Mieux, quand il récupère son fils et qu'il est désigné par la fille de Karin Viard comme étant le trader liquidateur, Klapisch semble valider qu'on a le droit de le frapper. Les ouvriers auraient pu détruire l'objet représentatif de la fortune du trader: la mercédès. Non, ils s'en prennent à lui. La morale est forte. On peut lynché un salaud, un trader. Il y a presque une logique pléonasmique. Un trader est un être à éliminer, à poursuivre. La preuve, la police, pourtant présente en nombre, ne retient pas les lyncheurs ni ne les poursuit. On reste avec un plan de Lellouche courant seul sur la plage sans savoir ce qui va lui arriver. Ce n'est plus l'affaire de Klapisch ni celle des spectateurs. Son sort est déjà réglé.
Quant à celui de l'héroïne, il est voué au triomphe. Elle est celle qui a lutté contre la finance, contre la city. Elle a résisté à l'oppresseur. Elle lui a enlevé son fils et ce n'est pas mal, puisqu'elle est gentille!







Conclusion
Si le film pose de bonnes questions quant à la place de l'individu dans une économie mondialisée symbolisée par les conteneurs transportés sur les cargos, il dérive dans son approche morale qui dépasse la caricature. Klapisch fait valoir la légitimité sur la légalité. Soit. Il ne fut pas le seul. Et Les aventure de Robin des bois de Michael Curtiz ne faisait pas autre chose en 1938. Mais les assassinats de Normands par les hommes de la forêt de Sherwood étaient une parabole qui symbolisaient la violence du combat social durant la grande dépression américaine projetée à la fin du XIIème siècle anglais. Le problème de Ma part du gâteau est qu'il n'y a justement pas de distanciation entre la morale et ce qui est montré. De fait, le discours proposé conduit à accepter non seulement la violence, mais aussi à se substituer à la justice. Le trader s'est conduit en salaud, certes, mais aux yeux de qui? Etait-ce illégal? Et au nom de cela, peut-on tuer cet homme?
Ce qu'il a fait est peut-être immoral mais ce n'est pas illégal. En donnant la possibilité de lyncher un homme plutôt que de s'en prendre au système qu'il représente, le message du film ressemble furieusement à un message extrêmiste conduisant à l'effacement du droit et de la justice et à sa substitution par des comités non élus qui eux sauront éliminer les nuisibles de la société.
Parti avec de bons sentiments et une approche sociale, le film dérive donc vers une morale populiste pour finir par une morale qui n'est pas si éloignée de la morale des régimes totalitaires (voir la conférence que Robert Bardinter a donné en 2011 lors des 2èmes Rencontres Droit Justice Cinéma quand il commentait le film soviétique Les dentelles).

A bientôt

Lionel Lacour

samedi 7 avril 2012

Elephant de Gus Van Sant: un teen movie?

Bonjour à tous,

en 2003, le film Elephant de Gus Van Sant faisait sensation à Cannes, obtenant du jury présidé par Patrice Chéreau le prix de la mise en scène et surtout la palme d'or, au nez et à la barbe d'un autre chef-d'oeuvre, Mystic river de Clint Eastwood.
Le film de Gus Van Sant abordait sous un angle fictionnel le massacre de la High school ('léquivalent des lycées français) de Colombine (Colorado) sans jamais l'évoquer directement, au contraire du film de Michael Moore, Bowling for Colombine réalisé en 2002 et sous la forme du documentaire.
En reprenant certains codes des teen movies, Gus Van Sant crée une oeuvre implacable contre la société américaine et peut-être même occidentale. L'actualité américaine récente valide toujours les propos du film Elephant dont la puissance réside dans son formalisme développé de manière continue, créant une atmosphère oppressante dont le dénouement ne peut satisfaire personne.

1. Les adultes en accusation
Dès la première séquence, Gus Van Sant annonce la couleur: des plans longs, plans séquences privilégiés, et une focalisation sur les personnages. Ainsi, la première séquence présente une voiture roulant en zig-zag, heurtant d'autres voitures garées sur le côté de la rue, jusqu'à ce que nous apprenions que celui qui conduit est un père ivre et que son fils lui prend quasiment de force le volant. C'est lui le responsable de la famille et qui est prêt à prendre une heure de retenue par le lycée pour que son père ne reprenne pas sa voiture. En effet, en récupérant les clés du véhicule et en les confiant au secrétariat du lycée pour que son frère puisse raccompagner leur père, John, tel est le nom du premier élève présenté dans le film, fait preuve d'une maturité supérieure à son propre père.
Cette séquence est renforcée par le formalisme qu'impose Gus Van Sant. En filmant le père dans la voiture et mettant hors cadre le fils qui conduit, le réalisateur renforce la déresponsabilisation du père mais évoque déjà la non transmission de l'Histoire à son fils. En effet, quand le père évoque la seconde guerre mondiale, John son fils lui demande s'il l'a faite, ce qui prouve deux choses: son fils ne sait pas quand a eu lieu la seconde guerre mondiale puisque manifestement, son père ne peut pas l'avoir faite! Mais surtout, un tel événement aurait dû être relaté par le père à son fils s'il l'avait effectivement faite. Ce point n'est pas anecdotique car il se retrouvera plus tard.
Tout le reste du film montre une quasi absence de l'adulte dans la high school qui apparaissent de manière marginale et pas assez dans l'encadrement de la jeunesse: un proviseur qui sanctionne John sans chercher à comprendre pourquoi il est en retard, des enseignants dont un discutant de l'homosexualité dans un groupe d'élèves, un documentaliste, un cuisinier. Voilà à peu près les seuls adultes croisés dans le lycée. Pour Eric, les adultes, les parents ne sont pas vraiment montrés. Le père est une voix, la mère un corps servant le petit déjeuner. C'est tout. Même le facteur qui apporte un colis à Eric et Alex n'est pas montré. Nous entendons juste sa voix et une phrase montrant encore une fois combien les jeunes n'ont plus face à eux des adultes structurants. En effet, alors que manifestement les deux garçons font sécher les cours, le facteur leur dit qu'ils ont finalement bien raison!
Finalement, aucun adulte ne fera preuve d'un courage particulier quand les élèves assassins commenceront le massacre. La fuite, la lâcheté et l'irresponsabilité sont les seuls manière de représenter ces adultes. Au contraire, les jeunes seront montrés comme plus responsables et courageux pour éviter le massacre, de Benny, l'élève noir se faisant tuer pour arrêter un des deux meurtriers à John tentant d'empêcher tous ceux situés à l'extérieur de l'établissement de rentrer.
Le père de ce dernier réapparaît en s'excusant auprès de son fils... Les rôles sont manifestement inversés.




2. Une exposition des personnages qui explose la notion de temps
Une des raisons des prix cannois pour ce film est certainement la maîtrise du récit par Gus Van Sant.
Il décide de présenter chaque personnage qui sera suivi à l'écran par des longs plans-séquences dans lesquels nous sommes essentiellement les suiveurs. En effet, les personnages sont souvent filmés de dos, se dirigeant vers quelqu'un ou dans un lieu dans le lycée. Cette présentation - exposition des personnages ne nous donne que peu d'informations sur ce qu'ils sont vraiment, si ce n'est des lycéens qui évoluent dans un lycée qui semble tranquille. Le coup de force de Gus Van Sant est de présenter chaque personnage les uns après les autres mais pas dans le déroulement du temps logique. La même phase temporelle est montrée mais à chaque fois par le point de vue d'un des lycéens. Si bien qu'une même action peut être présentée trois fois sous trois angles différents, montrant ainsi l'unité des choses filmées et en même temps, l'isolement de chacun alors même que ce qui se passe est commun à tous.


John photographié par Elias tandis que Michelle court derrière pour rejoindre la bibliothèque.
Trois fois, Gus Van Sant filmera cette séquence avec le point de vue de chacun des personnages.

Présentation des noms des deux tueurs,
comme n'importe quels autres personnages
du film
Cet éclatement du récit dans sa structure chronologique est encore accentué en ce sens où les meurtriers sont présentés la première fois alors qu'ils entrent dans le lycée en tenue militaire. Mais le réalisateur ne les suit pas encore bien que les présentant par les mêmes cartons que les autres. Puis, par plusieurs flash backs, il présente ces deux jeunes lycéens et leurs frustrations. Nous quittons l'unité temporelle déconstruite mais centrée sur le lycée pour un temps passé qui viens expliquer ce qui va justement avoir bientôt lieu.
Gus Van Sant utilise encore d'autres procédés pour déstructurer le continuum temporel. Par exemple, plusieurs fois, il utilise le ralenti, quand Natan croise les jeunes filles dans les couloirs, quand John rencontre Alex et Eric entrant dans le lycée ou encore pendant le massacre quand Benny croise les élèves fuyant les tueurs. C'est pour ces deux personnages que le montage est le plus complexe. Eux seuls ont droit aux flash backs remontant au moins à la veille de l'événement, sans plus de précision. Mais surtout, nous les voyons élaborer leur plan d'attaque avec pour chaque moment un flash forward nous les montrant exécuter leur plan. Une fois que celui-ci sera enclencher, il n'y aura plus dans le récit que le déroulé de leur mission meurtrière, même si des ralentis viendront modifier la durée exacte du déroulement du massacre. Et puis, à la fin du film, le temps s'arrête.

3. Comme un éléphant dans une pièce
Le titre du film fait référence à un proverbe et à un autre film réalisé par Alan Clarke en 1989 qui s'appelait aussi Elephant. Mais cela renvoie surtout à l'idée que ce qui est le plus visible n'est parfois vu de personne, ou du moins, compris par personne. Ainsi, les flash backs du film donnent aux spectateurs ces éléments visibles de tous, élèves ou adultes du lycée mais aussi des parents et qui pourtant ne sont pas pris en considération.
La sexualité refoulée des deux jeunes, Eric et Alex, les persécutions subies en classe sans que jamais un enseignant n'intervienne pour sanctionner les persécuteurs, l'absence des parents dans la maison sont autant de mise à l'écart de jeunes mal dans leur peau. Gus Van Sant n'accable pas ni n'épargne ses personnages. D'ailleurs, tous sont désignés par les mêmes cartons. Tous ont une marginalité et un problème lié à leur image auquel le monde adulte n'apporte aucune réponse. John doit vivre avec un père alcoolique mais accepte facilement de poser pour être pris en photo par Elias, comme pour donner une belle image de lui.

Une prof, invisible hors cadre ne comprends pas
les complexes de son élèves.
Cette image de soi ressort dans tout le film, de la jeune fille qui refuse de se mettre en short sans que son enseignante ne comprenne la souffrance psychologique de son élève à celles qui se font vomir après le repas.
Cette volonté de vivre une autre vie que la leur, de refuser leur réel se concentre chez les deux meurtriers qui jouent sur internet à des jeux de guerre. Cette non intégration du réel est signifiée par la non connaissance d'une Histoire qui a marqué leur pays.







Eric ignore qui est Hitler vraiment!
Un  site de vente d'armes de guerre
accessible à tous!












Comme John qui ne savait pas quand avait lieu la seconde guerre mondiale, Alex regarde un documentaire sur le nazisme sans vraiment savoir de quoi il s'agit. Eric semble même ignorer à quoi ressemble Hitler. A cette barbarie historique et manifestement ignorée va répondre une autre, celle que la société américaine permet. Quand Gus Van Sant montre Eric en train de jouer sur son ordinateur à tuer des hommes par derrière, il montre bien que le plaisir généré malsain est à portée de tous. Mais surtout, les armes virtuelles du jeu peuvent être aussi commandées sur un site internet puis être livrées par une messagerie tout ce qu'il y a de plus ordinaire sans qu'il y ait le moindre contrôle de l'âge ou de l'identité de ceux réceptionnant les armes!
Ainsi, le plan est prêt à être mis en oeuvre. Pour se faire, il a fallu l'organiser. Le réalisateur nous montre Alex en train de prendre des notes sans se cacher. Il annonce même qu'il organise un plan. Mais personne ne lui demande pour quel objectif. Il est au milieu de tous et à la fois incompris par tous.

Plan de la séquence finale du film
4. Une morale classique d'un film de genre?
Comme tous les teen movies, Elephant éloigne les jeunes des adultes. Classiquement, les parents, enseignants sont moqués dans ce genre de film: ringards, autoritaires, trop exigeants ou trop copains. Ainsi, ces films montrent une jeunesse qui se rebelle contre des adultes qui veulent leur imposer un ordre qui n'est évidemment pas accepté par les adolescents. En quelques sortes, ces films sont faits pour les jeunes qui montrent des jeunes qui font leur "métier" de jeune: contester! Mais la majorité de ces films aboutit à une morale structurant la société. Les valeurs des parents ne sont finalement pas si ringardes et si les générations peuvent s'opposer sur des choix esthétiques, musicaux, vestimentaires ou autres, ou se critiquer sur la manière de vivre, ils se retrouvent généralement sur les notions de Bien et de Mal, étant entendu que ces notions sont celles qui font le lien entre les générations et sont transmises par les adultes aux plus jeunes.
Or le film de Gus Van Sant montre autre chose. Les adultes sont bien absents mais ils ne sont pas moqués par les jeunes, sauf une fois par Eric se moquant de la mère d'Alex. Or celui-ci est remis à sa place par celle-la sans qu'il ne poursuive ses moqueries. Tout le film est d'ailleurs sous cet angle. John ne rebelle pas face au proviseur, Michelle accepte ce que lui dit sa professeur etc. Par cette acceptation de l'autorité des adultes, Gus Van Sant montre par contraste que ces adultes ne se comportent pas forcément bien avec ces jeunes.
Les adultes sont donc peu présents dans le film, pas moqués, pas ridiculisés, les valeurs ou les goûts des jeunes ne sont pas particulièrement valorisés. Mais cela n'a pas permis la transmission d'un héritage culturel commun et structurant, laissant aux plus faibles l'opportunité de se comporter non pas de manière immorale mais amorale. Alex et Eric massacrent et se tuent.
La construction du film est, nous l'avons vu, atypique. Pas d'exposition classique des personnage et de la situation. Pas d'objectif clairement déterminé jusqu'à ce qu'Alex et Eric établissent leur plan. Cela fait déjà plus d'une heure que le film a commencé, soit les 2/3. En réalité, la définition de l'objectif coïncide aussi avec le climax du film, moment paroxystique dont on sait que plus rien ne va pouvoir changer désormais le sens de l'histoire racontée. Une fois l'objectif défini, nous suivons donc les deux personnages massacrer leurs camarades et peu d'obstacles se dressent face à eux. Il reste à conclure le film. Alex tue Eric puis il traque Natan et sa fiancée. Il les trouve et les pointe, chantant une comptine. Lui seul est dans le cadre. Ses victimes potentielles n'y sont plus. Le film se finit. Pas d'épilogue apportant la morale définissant le Bien du Mal.Le réalisateur nous laisse avec ce sentiment terrible que ces jeunes tueurs ne sont que des enfants déstructurés et immatures, la chansonnette de fin en témoignant. Mais des immatures qui ne le sont que parce que la société ne leur a pas permis de s'élever tout en leur laissant l'opportunité d'accéder aux outils de la barbarie.


Conclusion
Pas de morale assénée, sinon que ce qui a permis le massacre dans ce lycée n'est pas le produit d'enfants dérangés ou d'éléments externes à la société. La société américaine engendre sa propre barbarie et est responsable de cela autant sinon plus que ceux qui ont perpétré ces assassinats. Les frustrations de certains jeunes ne peuvent pas être masquées par des discours soit-disant tolérants, comme dans le film à propos de l'homosexualité si à côté les attitudes réelles ne changent pas vis-à-vis des homosexuels. Et ce n'est bien évidemment qu'un exemple. Éduquer, apprendre la musique, comme Alex joue Beethoven au piano, n'empêche pas la barbarie. Le philosophe George Steiner l'a écrit. Kubrick l'avait déjà filmé en 1971 dans Orange mécanique.
Mais le film date de 2003. Et en 2012, il y a toujours des massacres dans les lycées américains.

A bientôt

Lionel Lacour