vendredi 22 avril 2011

Le feu follet de Louis Malle: un film de dépression

Bonjour à tous,

à l'occasion de la programmation Ciné Patrimoine organisé par le GRAC, j'ai l'occasion de présenter dans de nombreux cinémas de la région lyonnaise le film de Louis Malle Le feu follet. Louis Malle est d'ailleurs d'actualité puisque l'INstitut Lumière lui consacre également une rétrospective.
Ainsi, Le feu follet est considéré par certains comme le plus grand film de Louis Malle. Ce qui est certain, c'est que c'est sûrement le plus désespéré! Et aussi le plus difficile d'accès pour des jeunes spectateurs tant le scénario et la mise en scène sont aux antipodes des films français d'aujourd'hui.

Une histoire d'hommes
Il n'est pas ici question de refaire l'histoire du film et de son adaptation littéraire. Cependant, il faut bien rappeler que ce film est tiré du livre de Pierre Drieu La Rochelle de 1931. Or adapter un livre de Drieu La Rochelle en 1963 était tout de même assez osé puisque cet auteur fut un collaborationniste notoire, écrivant dans des périodiques soutenant Pétain et Laval dans leur politique pro nazie. Drieu La Rochelle se suicida pour échapper au sort promis par la justice de la République restaurée. Son Feu follet est son premier livre a être adapté au cinéma.
Louis Malle, qui s'était distingué par des films à succès, dont Zazie dans le métro, trouve dans ce livre l'occasion de porter à l'écran ses états d'âme, d'autant que Roger Nimier, le co-scénariste d'Ascenseur pour l'échafaud, autre succès de Malle, vient de se tuer. C'est donc en réaction de cette mort brutale que Louis Malle, 31 ans alors, décide de réaliser ce film.
Il retrouve à cette occasion Maurice Ronet qu'il avait justement déjà dirigé en 1958 dans Ascenseur pour l'échafaud. Cet acteur est à ce moment un des acteurs majeurs du cinéma français. Il a déjà tourné avec Jules Dassin, Claude Autant Lara et René Clément dans le somptueux Plein soleil où il tourne avec Alain Delon, son futur complice dans trois autres films. Aujourd'hui quasiment oublié de la mémoire collective, il a pourtant à son actif des films de premier plan avec de grands réalisateurs, jouant souvent des personnages torturés.
Enfin, ce film parle bien sûr d'un homme au sens "mâle" du terme. Toute l'histoire montre un personnage ne comprenant pas "La Femme", la sienne, les autres, ou celle des autres alors même que Louis Malle le présente comme un homme à femme ou qu'il est reconnu comme tel par les autres, y compris justement les femmes.

1963: La fin d'un cycle
Réalisé donc en 1963, c'est une tautologie que de dire que c'est après 1962. Pourtant ce point est important. Et beaucoup d'éléments s'adressent clairement aux spectateurs de 1963. 1963, c'est un an après la fin de la guerre d'Algérie. Alain Leroy/Maurice Ronet ne rencontre-t-il pas les frères Minville au café du Flore? Or ces deux frères, dont on apprend qu'ils ont combattu avec Leroy dans les djebels, c'est-à-dire en Algérie, continuent le combat. Or ce combat ne peut être mené que dans une organisation qui ne reconnaît justement pas l'indépendance algérienne: l'OAS. Mais Louis Malle ne prononce pas son nom. Tous les spectateurs de 1963 savaient de quoi il s'agissait.
En 1963, c'est aussi le retour à une stabilité monétaire avec la mise en place des nouveaux francs en circulation depuis 1960. Des plans nombreux sur les billets de 100 Francs à l'effigie de Napoléon montrent combien cette monnaie est un signe de confiance retrouvée pour ces Français. Mais elle est aussi signe d'un monde nouveau pour certains nostalgiques du passé. Un monde dont justement la valeur des choses peut échapper à certains, comme quand Leroy donne un billet de 100 Francs au Taxi et qu'il ne réclame pas sa monnaie. Le taxi le traite d'abruti car justement, Leroy ne connaît pas la valeur des choses.

Enfin, ce début des années 60 marque aussi le début de l'émancipation des femmes et des jeunes femmes.
Dorothy est la femme d'Alain Leroy mais elle envoie Lydia sa meilleure ami pour prendre de ses nouvelles alors qu'il est en maison de repos à Versailles. Mais Lydia couche avec Alain malgré le mariage l'unissant à sa meilleure amie. Lydia est aussi une femme d'affaires, aussi étonnant que cela pouvait paraître, comme elle le dit elle-même à Alain. Celui-ci rencontrera durant le film de nombreuses femmes dont on comprend qu'elles ont été ses maîtresses. Mais d'autres femmes jalonnent le film. Une est mariée avec un de ses amis. Elle avait des enfants avec un autre homme. Une autre (très) jeune femme drague ouvertement Alain dans une soirée organisée par son ami Cyril. Enfin, dans cette même soirée, on comprend qu'une autre jeune femme veut diriger la vie du jeune Milou. Renversement des situations donc entre les hommes et les femmes allant même jusqu'à présenter une femme sortant les soirées tandis que son fiancé reste chez lui à l'attendre!

Le film montre donc que la France est passés de la IVème République, avec instabilité économique et difficultés dans la décolonisation dans un cadre traditionnel phallocrate à celle de la Vème République dans laquelle les femmes semblent s'imposer aux hommes dans un monde nouveau dont elles auraient pris les codes des hommes, jusqu'à tromper leur mari ou leurs amies!

Pas de narration mais un tableau d'un homme voué au suicide
Louis Malle adopte un scénario apparemment assez classique avec présentation du personnage principal, définition de son objectif dans le film, climax l'amenant à la chute et résolution de l'objectif.
Mais en réalité, le film déconcerte le spectateur par plusieurs éléments qui relèvent et du scénario et de la mise en scène voire des dialogues.
Alors que nous apprenons qu'Alain veut se suicider après environ 20 minutes de film, nous réalisons surtout que lorsqu'il le dit, tous les éléments liés à son suicide étaient présentés à l'écran: les coupures de presse évoquant le suicide de Marilyn Monroe, la mort d'un enfant se prenant pour un super héros... jusqu'à la date écrite sur le miroir, date sonnant comme un ultimatum de sa vie. Nous comprenons alors que cette envie de se suicider n'est pas née spontanément mais qu'il l'avait avant même que le film ne commence à relater son histoire. Nous ne sommes donc pas dans le temps du personnage qui joue avec le temps: "il le tord" dit-il, il l'accélère. Il le dit et il le fait en avançant les iguilles de son horloge. Tout le film le montre en train d'évoquer le temps, le temps qui passe, son retard pour son départ, le temps futur auquel il est convié par ses amis. Or le film se passe justement au présent. Le passé n'est pas montré sinon par photos ou par images. Le futur est de fait hypothétique. Mais il méprise le présent tout en regrettant de ne pouvoir se satisfaire de ce temps. Ainsi son ami égyptologue lui semble vivre en dehors de la passion car sa vie est justement réglée par le temps: il se passionne pour l'Histoire et vit avec sa femme en sachant précisément ce qu'il fera avec elle le soir. Il ne comprend pas que quelqu'un puisse aimer cette vie et s'en satisfaire. Mais dans le même temps, il admet que tout lui échappe. Métaphoriquement, il évoque de plus en plus son incapacité à toucher, à saisir, c'est à dire à tenir le temps, c'est à dire à vivre avec. Il en est réduit à toucher le temps comme il le peut ou à le voir défiler sous ses yeux. Il touche les vitres, celle de la vitrine de la galerie d'art dans laquelle travaille Jeanne Moreau, vitre qui le sépare d'elle physiquement mais aussi temporellement: sa vie à elle a partiellemnt changé. Pas la sienne. Il sent également par la vitre la chaleur du soleil sur sa main, seule sensation extérieure palpable de l'autre côté de la vitre et qui constitue le seul lien qui l'unisse au monde dont il se sent exclu.

Ce film montre aussi le paradis des apparences: l'alcool le maintenait dans l'illusion d'être et d'être reconnu. Cette illusion est entretenue par les miroirs dans lesquels il se reflète sans cesse, dans le fait qu'il soit reconnu dans son ancien hôtel par le personnel lui disant qu'il n'a pas changé alors qu'il pense tout le contraire. L'image figée des êtres se manifeste aussi par le fait que sa femme, Dorothy, n'est montrée qu'en photo, objet maintenant les apparences en figeant le temps qui enfin ne lui échappe pas. Illusion toujours dans sa tenue vestimentaire, celle d'un bourgeois. "Vous avez l'air" lui dit un employé des Galeries Lafayette. Je n'ai que l'air lui répond Alain.

Cette illusion de l'alcool le maintient aussi et surtout dans un statut d'enfant éternel. Il est réveillé par l'employée de la maison de repos, employée qui pourrait-être sa mère, par son âge et par ses gestes à son égard. Éternel enfant aussi quand nous apprenons les blagues potaches qu'il a pu faire: dormir ivre sur la tombe du soldat inconnu, et en 1963, c'était une plus grande transgression qu'aujourd'hui, ou organiser des courses de kart en plein Paris. Il refuse de vieillir, de s'engager. Ainsi le clame-t-il à son ami égyptologue.

C'est en cherchant à exister tout en comprenant qu'il ne pourrait plus vivre dans ce monde dans lequel il n'a plus l'alcool pour le maintenir en vie que son destin est scellé. Toute son errance dans la journée du 6 juin, le jour le plus long selon l'Histoire et le film de 1961, le conduit à chercher malgré tout des explications pour peut-être s'en sortir. Mais tout le pousse à l'acte car il ne peut se résoudre à vivre une vie rangée ou une vie bercée d'illusions comme celles de l'OAS. Dès lors, en buvant son premier verre après 4 mois d'abstinence, ce climax du film le fait basculer dans la résolution de son objectif. Tout le monde veut l'aider comme tout le monde reconnaît quelqu'un qui ne va pas bien, dont on pressent qu'il va faire une bêtise. "Tu déjeunes avec nous demain?" "passe un de ces jours"... Alain ne peut plus rien saisir. Il ne cesse de le dire. Il a saisi une main au début du film, celle de Lydia. Il lui a demandé de rester. Elle est partie. Il ne saisira plus d'autres mains tendues. Sa main ne peut que détruire et ne rien ressentir. Cela le déstabilise et Louis Malle de le montrer avec des plans successifs entre raccords d'ans l'axe et des champs/contre champs endehors des règles habituelles, déstabilisant également le spectateur. Sa main casse un verre comme elle avait déchiré son journal, objet de fixation du temps par définition.

Un film sans épilogue
Louis Malle avait surpris le spectateur au début de son film en lui faisant comprendre que l'objectif proclamé par Alain était déjà décidé avant la rencontre avec Lydia, c'est -à-dire avant le film. Son objectif est donc prêt à être atteint. Alain étire alors le temps alors même qu'il l'avait jusqu'alors comprimé. Il s'était donné jusqu'au 23 juillet. C'est le matin du 7 juin. Alain range ses valises, défait les images accrochées sur les miroirs,finit de lire son livre, Gatsby le magnifique puis prend son pistolet...

La fin est brutale, sèche. Juste ce texte sur le visage de Maurice Ronet.



Sans épilogue, c'est à nous que s'adresse le texte. Nous venons d'être témoin d'un suicide et nous avons accompagné le personnage pendant plus d'une heure trente. Nous avons compris ses motivations. Et comme les personnages du film, nous n'avons rien pu faire. Il n'y a pas d'épilogue après un suicide, pas de mise à distance, juste une tache indélébile...

Louis Malle n'a pas connu un succès public pour ce film. On peut comprendre pourquoi. Formellement, le film est très audacieux, sans réelle narration, avec des plans très serrés sur Ronet. L'histoire du personnage n'est pas non plus ce qui entraîne en soi l'adhésion des spectateurs. Il est très difficile d'avoir de l'empathie pour un personnage qui montre tout le film son besoin de se suicider. Et si on se place du point de vue externe à Alain, se projeter dans ses amis n'est pas non plus très réconfortant, puisqu'aucun n'a su le sauver!
Le film est donc d'une tristesse et d'une noirceur incroyable, que la musique d'Erik Satie vient renforcer à presque chaque séquence. Cet état d'esprit contraste justement avec la situation de la France de 1963. Ce monde qui change est montré souvent avec un point de vue optimiste et positif, notamment dans Cléo de 5 à 7, avec certaines séquences de ville assez semblables. Louis Malle a fait un film désespéré qui renvoie à sa propre histoire, mais aussi à celle de certains Français qui, au lendemain de cet après-guerre, se retrouvent justement comme Alain Leroy, avec la "gueule de bois" et les illusions perdues dans un monde plus libre, plus riche, plus jouissif mais aussi plus rangé, plus matérialiste et finalement plus adulte.
Avant de mourir, Alain semble passer le relais au jeune Milou, dont on peut imaginer qu'il sera un des futurs acteurs de mai 68, et dont le prénom sera justement repris par Louis Malle dans son Milou en mai en 1990.

A très bientôt

Lionel Lacour

mercredi 13 avril 2011

L'ambition européenne se voit elle au cinéma?

Paul Meurisse à gauche dans
Le déjeuner sur l'herbe
Bonjour à tous,

Pour les lecteurs de ce blog, vous aurez noté combien le cinéma américain raconte ce territoire continental avec ses mythes, ses ambitions mais aussi ceux qui revisitent le modèle américain. Qu'en est-il  alors de la représentation de l'Europe au cinéma?
Justement, Ciné Classic diffuse en ce moment le film de Jean Renoir Le déjeuner sur l'herbe de 1959. Et ce film est en soi un véritable monument. En effet, il est certainement un des seuls qui envisage la construction européenne dans une projection politique. La question qui se pose est donc bien de comprendre comment l'Europe se présente aux Européens sur grand écran.

1. Le poids de l'Histoire, toujours
Le cinéma européen s'est construit sur des modèles nationaux. Expressionisme allemand des années 20, réalisme poétique français des années 30, néoréalisme italien d'après guerre, nouvelle vague française de la fin des années 50 aux années 60. Si les genres ou les écoles ont influencé les autres cinéma, y compris hors d'Europe, les films évoquaient bien la situation du pays d'où ils étaient produits, à quleques rares exceptions près, comme Allemagne année zéro de Roberto Rossellini en 1947 qui évoque, comme son titre l'indique la situation de l'Allemagne au lendemain de la Seconde guerre mondiale.
Mais sinon, pas le moindre vrai road movie digne de New-York Miami ou bien entendu de Easy Rider. Rien qui n'évoque clairement les Européens comme un peuple avec un projet commun, sauf quelques tellement rares exceptions qu'elles ne font que confirmer la règle. Et encore, ces exceptions sont-elles quasiment exclusivement françaises.

2. Et le rapprochement franco-allemand inspire les cinéastes
Le cinéma européen est essentiellement un cinéma qui parle de France et d'Allemagne et plus largement du monde germanique. Ainsi, pour reprendre le film de Renoir, c'est bien avec une "germanique" que le personnage incarné par Paul Meurisse est fiancé. La production autour de ce rapprochement est assez hétéroclite pour ne pas le mentionner.

Ventura à gauche, Hardy Kruger au centre et Charles Aznavour au volant
dans Un taxi pour Tobrouk en 1960

Ainsi, Jean Renoir, le grand cinéaste français des années 30 le montre comme une évidence. Le cinéma d'Audiard, que ce soit Denys de la Patellière pour Un taxi pour Tobrouk (1960) ou Gilles Grangier pour Le cave se rebiffe du côté réalisation ou Les tontons flingueurs (1963) ou Les barbouzes  (1964) pour les films de Georges Lautner étant des coproductions franco-allemandes -mais aussi italiennes! - a souvent mis en avant la nouvelle entente franco- allemande. Pour le film Un taxi pour Tobrouk, il est tout à fait remarquable de voir comment le personnage interprété par Hardy Kruger, un officier allemand fait prisonnier par des soldats français, dont un juif inteprété par Charles Aznavour, se retrouve à devenir un compagnon de route dans ce road movie des sables afin d'éviter les champs de mine. Pour la première fois, un soldat allemand n'était pas montré comme un sale nazi. Mieux, Audiard montrait ce que Français et Allemand partageaient. Ils participaient aux mêmes événements sportifs, le personnage de Ventura étant boxeur avant la guerre et empêcher de boxer un Allemand pour cause de déclaration de guerre! De même, Kruger et Ventura ont fait la bataille de Narvik, l'un rapportant la Croix de guerre, l'autre des engelures. Par des dialogues savoureux, le soldat interpété par Maurice Biraud rappelle à l'officier allemand que depuis Napoléon, les Français ne supportent pas que quiconque n'envahisse la Pologne à leur place!
Dans Le cave se rebiffe, Bernard Blier évoque ses clients prestigieux de sa maison close: "des Hanovre, des Hollen Zollern, rien que des biffetons garantis Croisade". Outre les origines allemandes des nobles cités, c'est bien encore la culture commune entre Français et Allemands qui est présentée ici. Ce rapprochement se fait également par des coproductions de films dans lesquels le passé "nazi" de l'Allemagne semble devenu un objet d'humour plutôt étonnant. Dans Les tontons flingueurs encore, Frantz, producteur d'alcool illégal fait des allusions à la seconde guerre mondiale et à ses conséquences pour l'Allemagne nazie, bataille de Stalingrad ou chars Patton, quand il ne se conduit pas avec sauvagerie pour mitrailler Ventura! Dans Les barbouzes, les espions de tous pays cherchent à récupérer des brevets d'armes atomiques, espions français, suisse (!) mais aussi allemand!
Mais le "cinéma à papa" n'est pas le seul à témoigner de ce rapprochement. François Truffaut adaptait Jules et Jim à l'écran, racontant l'histoire d'un Français (Jim) et d'un Allemand (Jules) amis et amoureux d'une même femme. Outre ce ménage à trois sulfureux, c'est bien encore leur culture commune qui est mise en avant, notamment lors d'un visionnage de diapositives d'objets archéologiques européens.

3. Et si on parlait vraiment d'Europe?
Comme dit précédemment, peu de films évoquent clairement la construction européenne.
Jean Renoir commence son film Le déjeuner sur l'herbe par la présentation d'un personnage, "probable futur président de l'Europe". Il est ainsi incroyable de voir que la logique du processus de la construction européenne devait aboutir à la création d'une Europe politique alors même que l'Europe économique était portée sur les fonds baptismaux par le Traité de Rome en 1957. L'autre aspect intéressant du film de Renoir reposait sur le fait que ce "futur" président n'était pas un homme politique mais un scientifique qui parlait de problèmes scientifiques liés à la reproduction du vivant pour expliquer ce que l'Europe pourrait apporter comme solution. Ainsi, dès le début du film, tout le rapport de l'Europe aux citoyens qui la composaient était présenté: on parle d'agriculture, seul domaine ayant finalement une politique européenne commune avant l'Euro. Mais cela se fait dans des termes incompréhensibles et techniques qu'aucun spectateur ne pouvait comprendre avec, pour couronner le tout, la conclusion du discours du "professeur futur président" par le journaliste affirmant que tout cela était très clair! Belle prémonition d'une élite qui comprend une Europe que les peuples ne comprenaient pas.

Jean Gabin dans Le Président, Henri Verneuil, 1961
En 1961, Audiard, toujours lui, évoquait la construction de l'Europe dans le film d'Henri Verneuil Le Président avec dans le rôle titre Jean Gabin. Dans un monologue extraordinaire, le dit président (du Conseil c'est-à-dire chef du gouvernement sous la 4ème République) après s'être fait retoquer son projet d'union douanière en Europe met en accusation le contre-projet qu'il qualifie de projet des trusts "qui veulent s'étendre partout, sauf en Europe". Il reproche à ce projet d'être celui des banques et de ne pas s'occuper des Européens. Nous sommes en 1961! Ce discours présente donc aussi et déjà les volontés d'impérialisme économique des Etats européens et surtout des lobbies industriels à vouloir s'implanter dans les pays producteurs de matières premières. La délocalisation et ses dérives étaient donc déjà envisagées alors même que l'idée de mondialisation telle que définie depuis la chute du bloc soviétique n'était pas à l'ordre du jour!

4. L'Europe des citoyens: la vraie Europe?
L'Europe ne serait-elle qu'une construction pour les entreprises et les Etats? Dans Rue des prairies (Denys de la Patellière, 1959), le fils de Jean Gabin se demande bien l'intérêt de connaître les volumes des différentes productions de la Communauté européenne. Elle apparaît donc comme inintéressante pour les citoyens et la jeunesse car elle ne fait manifestement pas rêver! Dans les années 1980, Eric Rochant fait dire à son personnage principal de son film Un monde sans pitié (1989):
"Si au moins, on pouvait en vouloir à quelqu'un. Si même, on pouvait croire qu'on sert à quelque chose, qu'on va quelque part. Mais qu'est-ce qu'on nous a laissés ? Les lendemains qui chantent ? Le grand marché européen ? On a que dalle. On n'a plus qu'à être amoureux, comme des cons et ça, c'est pire que tout".
Cette mise en comparaison du modèle communiste en pleine crise avec le projet européen clairement libéral montre à quel point le projet européen est déconnecté de la population, en tout cas française.

Pourtant, l'Europe devient un sujet central d'un projet cinématographique dans L'auberge espagnole de Cédric Klapisch en 2002. Ce film joue d'abord sur l'aspect technocratique et économique de l'Union européenne. Un étudiant, interprété par Romain Duris, veut étudier à Barcelone grâce au dispositif Erasmus mis en place par l'Union européenne. Erasmus vient de l'Humaniste ayant vécu au XVIème siècle ayant voyagé dans toute l'Europe. Mais contrairement aux films d'Audiard vantant la culture commune des Européens, le personnage semble justement ignorer l'existence de ce personnage, héraut de l'Europe s'il en est! Ceci montre donc bien l'absence de profondeur d'une culture à dimension clairement  européenne chez les Européens! Quant à l'aspect administratif, le réalisateur s'amuse à montrer le parcours du combattant nécessaire pour mener son projet à terme! L'Europe vue par ses élites est donc absolument répulsive!
En revanche, une fois arrivé à Barcelone, le héros parvient à se loger dans un appartement dans lequel vivent des étudiants de toutes nationalités: espagnols, italien, irlandaise, allemand, danois... Or, bien qu'en Espagne catalane, tous parlent en anglais, langue européenne non officielle mais de fait commune à tous. La procédure d'acceptation du Français par tous les locataires montre, à l'échelle de quelques individus, les difficultés à s'entendre sur des bases communes pour aboutir à un choix unanime. Mais à la différence des Etats, c'est bien le pragmatisme que Klapisch présente et cette volonté de vivre ensemble qui ne peut advenir que si on se connaît, que si on partage des choses ensembles. Pas si on les impose aux populations.

Conclusion
Le cinéma français, mais il en est de même pour les autres cinémas européens, montre donc très peu d'enthousiasme quant à la construction européenne. En revanche, il montre que les Européens, et particulièrement les Français et les Allemands, ont une culture et une histoire commune. Moins que des films montrant l'Europe, c'est davantage des collaborations d'acteurs et d'actrices européens dans des projets européens qui montrent l'Europe à l'écran. Luc Besson a appelé sa société de production EuropaCorp et a distribué en 2010 un film s'appelant La révélation évoquant les procès des crimes perpétrés en Yougoslavie dans les années 1990 faisant intervenir le Tribunal Pénal International de La Haye. Les Européens s'intéressent de plus en plus aux pays d'Europe qui avaient justement été hors du processus de construction européenne, c'est-à-dire les pays du bloc communiste. C'est particulièrement frappant pour l'Allemagne de l'Est avec par exemple Good bye Lenin de Wolfgang Becker en 2003, montrant la chute du mur de Berlin et le passage d'une économie à une autre de l'Allemagne de l'Est. Cette volonté de raconter son passé de la part des cinéastes de l'Europe de l'Est semble aujourd'hui satisfaire les spectateurs européens dans leur envie d'Europe, comme autrefois les Français voyaient leur rapprochement avec les Allemands à l'écran. Mais cela montre surtout que pour l'instant, l'Europe n'est qu'une somme de nations qui vivent côte à côte mais pas encore ensemble. Le modèle de L'auberge espagnole où tout le monde gardera sa langue mais parlera uniformément l'anglais n'est peut-être pas encore pour demain. La langue commune reste certainement le dernier rempart à la construction européenne, plus fort que la monnaie commune et unique qui elle pouvait se décréter par les Etats membres!

A bientôt

Lionel Lacour




vendredi 8 avril 2011

Le cinéma américain pendant la guerre froide: quelques clés de lecture



Rocky IV, Sylvester Stalone, 1985
Bonjour à tous,

pendant la guerre froide, le cinéma américain a participé de manière particulièrement active à la diffusion de la politique américaine de containment proclamée par Harry S. Truman. De très nombreux films d'espionnage ou évoquant les événements de la période ont été tournés proposant aux spectateurs une lecture bien évidemment orientée de la situation diplomatique entre les deux blocs dominant la planète: le bloc capitaliste et celui communiste. Ce cinéma qui pourrait s'apparenter à du cinéma de propagande - à ceci près que, malgré le soutien de l'Etat, du FBI et de la CIA, on ne peut pas parler de film d'Etat - devait alors offrir une lecture simple aux spectateurs qu'ils ne fallait pas seulement convaincre mais aussi maintenir dans leurs certitudes. Plusieurs "trucs" ont donc été utilisés pour ne pas désorienter le public.




1. Un écran de cinéma, une carte de géographie

Partons du principe qu'une carte de géographie est un rectangle dont le Nord serait orienté classiquement vers le haut, alors l'Est serait à droite et l'Ouest à gauche. En gardant ce même principe mais appliqué cette fois à un écran de cinéma, alors, dans les films dont le contexte impliquerait des positionnement géographique des différents protagonistes, les représentants des USA - et de l'Occident - se situeraient fatalement à gauche et ceux du bloc soviétique à droite de l'écran. Cette situation est particulièrement avérée lors de combats ou d'affrontements. Il apparaîtrait saugrenu de voir des Américains affronter des Soviétiques de la droite vers la gauche de l'écran.




Débarquement allié en Normandie - 6 juin 1944


En 1961, Le jour le plus long montre le débarquement en Normandie des Américains. Or ceux-ci arrivent par la côte Est de la Normandie (voir carte). En respectant le code que j'ai évoqué, il aurait fallu les représenter allant de la droite vers la gauche. Or toutes les barges ont été filmées de la gauche vers la droite. C'est que pour le public de 1961, français ou américain, les Américains sont ceux de l'Ouest et ils ne peuvent arriver que par l'Ouest! Un film n'a pas le temps de nuancer les choses. De plus, un film se lisant au présent du spectateur, l'ennemi américain du film est bien entendu l'Allemagne nazie, soit un régime totalitaire. Mais en 1961, un autre ennemi totalitaire est également combattu par les Américains qui protègent leurs alliés européens: l'URSS. Ainsi, faire débarquer les troupes américaines de la droite vers la gauche aurait provoqué un trouble chez les spectateurs: qui étaient alors les méchants?
Ce trouble n'est pas spéculation. Tous les films de l'entre deux guerres qui ont évoqué la Première guerre mondiale avant l'arrivée au pouvoir des nazis ont justement joué sur l'ambiguité des situations, faisant que l'ennemi était tantôt à droite, tantôt à gauche de l'écran, les séquences d' A l'ouest rien de nouveau de L. Milestone en 1931 sont de ce point de vue éloquentes. Or ces films avaient justement pour propos de ne pas opposer les combattants selon leur pays mais bien de montrer qu'ils participaient à une boucherie collective. L'idéologie dominante de ces films étaient le pacifisme ou l'abomination de la guerre. C'est dans ce même état d'esprit que Kubrick fit attaquer les Allemands par les troupes françaises commandées par K. Douglas de la droite vers la gauche, contrairement à toutes les conventions habituelles, dans Les sentiers de la gloire en 1957.
Dans les films américains montrant leur intervention en Corée, c'est au contraire de la droite vers la gauche que les troupes de l'Oncle Sam attaquent, étant donné que la Corée se trouve à l'Ouest du Pacifique, océan bordant aussi les USA. Ainsi, la séquence d'ouverture du film de 1953 Take the highground - traduit en français par Sergent la terreur (!) - évoque une attaque américaine contre les Coréens du Nord venant de la droite vers la gauche.

2. Le regard caméra et la caméra suggestive
S'il est une règle au cinéma, c'est bien de ne pas intégrer les spectateurs dans la narration  au contraire du journaliste de télévision qui, en regardant la caméra, semble s'adresser lui aux spectateurs qui deviennent ainsi partie prenante des informations qu'ils reçoivent. Or, dans les films de propagande, l'usage de ce "regard caméra" est assez souvent utilisé, justement parce qu'on cherche à impliquer beaucoup plus directement le spectateur dans l'information qui est donnée. L'information n'est pas la trame narrative du film mais bien l'idéologie qui en découle. Ce regard caméra est donc un lien direct entre le personnage du film et le spectateur, par caméra et écran interposé. Ce regard peut se retrouver sous d'autres formes. Une main tendue vers l'objectif de la caméra jusqu'à pratiquement le toucher est bien un moyen d'entrer en contact avec les spectateurs. Les Soviétiques ont souvent usé de ce procédé dans le cinéma stalinien mais avant lui également. De même, le grand Fritz Lang y a eu recours dans son Testament du Docteur Mabuse en 1933 quand il voulait interpeller les Allemands sur la folie du nazisme. Le cinéma américain ou occidental de la guerre froide n'a pas fait exception à cet usage.
James Mason dans L'homme de Berlin, Carol Reed, 1953
Dans L'homme de Berlin, Carol Reed, réalisateur britannique a recours à ce regard caméra dans la séquence finale. Son héros, interprété par James Mason, est un espion est allemand qui décide de passer à l'Ouest. Il franchit le check point communiste en courant derrière un camion dans lequel se trouve celle qu'il aime. Le spectateur le voit alors de face, comme s'il était lui-même à l'arrière du camion, à la place de la jeune femme. Son regard est alors destiné à la fois à l'héroïne et au spectateur. Sa main tendue vers la caméra devient alors une main tendue pour l'aider à fuir Berlin Est. Mais la police est-allemande le tue à coups de fusil. James Mason s'effondre et la caméra semble l'abandonner en rejoignant le check point américain. Et avec elle, c'est l'héroïne qui le laisse mais aussi le spectateur qui reste impuissant devant ce qu'il voit. L'émotion suscitée chez le spectateur est bien évidemment une révolte contre le régime communiste qui tire sur ceux qui veulent le fuir. En impliquant le spectateur directement, cette impression est amplifiée.
Le recours à la caméra suggestive est donc un autre moyen d'impliquer le spectateur dans l'histoire. Dans Tunnel 28 tourné en 1962, soit un an après la construction du mur de Berlin, le héros constuit un tunnel pour relier Berlin Est à Berlin Ouest. Le soir de l'évasion, il ferme la marche des évadés, non sans avoir reçu des balles de la police communiste. Il est presque agonisant et sa fiancée vient le rejoindre pour l'aider. Elle passe derrière la caméra qui devient alors une caméra suggestive. Elle avance avec comme image le tunnel qui doit déboucher vers la sortie et Berlin Ouest, c'est-à-dire le monde libre. Par cette mise en scène, le spectateur devient à son tour un évadé. Si la caméra s'arrête, c'est bien le héros qui sera perdu, et de fait, le spectateur avec lui! Quand la caméra sort du tunnel, le spectateur est cette fois celui qui, le temps d'un mouvement de caméra, celui qui aura soutenu ce héros allemand!

3. Du bleu et du rouge
Les couleurs ont un rôle bien connu sur l'identification des sentiments ou des idéologies. Le contexte narratif détermine le sens du rouge. Dans West side story, c'est à la fois la passion et le sang qui est annoncé durant tout le film. Dans les films évoquant la guerre froide, c'est bien sûr le communisme qui est suggéré. Pour prendre un exemple de la fin de la guerre froide, l'entraînement de Rocky Balboa dans Rocky IV réalisé par S. Stallone lui-même en 1985 contraste avec celui de Drago son adversaire soviétique. Tandis que "l'étalon italien" s'entraîne dans la nature sur une image aux teintes bleutées, le Russe s'entraîne dans un gymnase ultra-moderne dominé par une couleur rouge présente à chaque plan. Ce film montre tous les éléments évoqués plus haut, la gauche et la droite, les regards caméra mais également l'opposition des couleurs, marqué par les drapeaux eux-même, même si le drapeau américain possède du rouge. Les journalistes américains qui commentent le match sont en blazer bleu.
Le rouge sert aussi dans des films qui dénoncent l'anti-communisme, notamment lors du maccarthysme. En 1953, N. Ray réalise un western anti-maccarthyste: Johnny Guitar. Son héroïne protège un jeune bandit qui risque la pendaison. Les hommes à la poursuite de la bande ressemblent à des pateurs rigoristes menés par une furie qui est prête à incriminer son ennemie inteprétée par Joan Crawford. Celle-ci accueille ceux censés faire respecter la loi en tenue blanche sur fond rouge, l'innocence sur fond de communisme. Tels les suspects de communisme, elle se fait interroger comme une coupable puis menacer comme lors des interrogatoires menés par les comités d'activités anti-américaines du maccarthysme. Le rouge est alors utilisé ici comme une clé de lecture pour les spectateurs. Il permet de comprendre l'analogie entre ce western dont l'action se situe au XIXème siècle et la situation de ce début des années 1950.
Enfin, dans Firefox, C. Eastwood incarne un pilote américain devant voler un avion de chasse soviétique de très haute technologie. Il réussit et ramène l'avion aux USA. L'avion traverse donc l'écran de droite à gauche, de l'Est vers l'Ouest. Mais surtout la droite est dans les couleurs à nuances rouges tandique que la gauche est bleue, le tout séparé par un nuage longiligne faisant furieusement pensé au rideau de fer!

Un "méchant Coréen" caché dans Sergent la terreur, Richard Brooks, 1953
4. Noir et Blanc, Mal et Bien
Les cinéma des années 20 avait déjà donné bien des codes pour différencier le bien du mal. Murnau dans son Nosferatu avait montré combien l'utilisation des ombres offrait des possibilités symboliques, montrant tantôt le mal grandissant, tantôt la mort ou la perversion du bien. Les expressionnistes allemands comme les soviétiques perfectionnèrent à la perfection ce moyen de jouer sur les contrastes Noir/Blanc. Ainsi, Fritz Lang présentait pour la première fois son M dans M le maudit sous la forme d'une ombre.
La situation après guerre semblait alors parfaite pour exploiter à nouveau ce mode de langage dans un monde binaire autour du "Bien" et du "Mal". Dans Le troisième homme en 1949, Carol Reed, largement aidé par son interprète Orson Welles, usa de l'ombre et du noir pour présenter son personnage américain et pourtant espion à la solde des Soviétiques. Dans une Vienne divisée en zones d'occupation, Orson Welles, tout de noir vêtu, apparaît souvent d'abord ou disparaît sous la forme d'ombre, parfois démesurée sur les murs ou dans les égoûts. Ce personnage, roi de l'obscurité et de ce qui est caché se différencie alors de l'officier anglais qui le poursuit et qui semble attirer à lui la lumière.
Poursuite dans les égoûts, Le troisième homme, Carol Reed, 1949
Bien d'autres films utilisent ce procédé pour distinguer le Mal du Bien. Mais l'obsurité la plus spectaculaire au cinéma est le hors champ. Dans Sergent la terreur, un coréen se cache hors cadre pour tuer un soldat américain. Le méchant est dans le noir de la salle de cinéma, le gentil, qui plus est inoffensif puisqu'il boit l'eau de sa gourde, est lui dans la lumière. De même, Richard Widmark, le fameux sergent, lance des grenades de l'autre côté du remblai pour tuer les méchants Coréens qui se cachent. Or il suffirait que la caméra soit placée de l'autre côté pour que le méchant devienne... l'Américain. Mais ce serait alors un film nord coréen!
Ces procédés utilisant les contrastes qu'offrent le Noir et le Blanc ne fonctionnent bien pour les spectateurs qu'en situation de projeter une situation manichéenne. Or la guerre froide s'y prêtait particulièrement. Et le succès de la première trilogie Star wars s'explique entre autre par son recours à ces codes manichéens. Le méchant, Darth Vader est à la fois noir et une ombre. Son empire est totalitaire où nul ne peut lui désobéir ou faillir sous peine d'être exécuté sur le champ sans procès. Inversement, le camp de Luke skywalker est marqué par la lumière, le blanc des tenues des soldats ou de la princesse Leia marque le monde du Bien et du commandement partagé et non accaparé, ou un modeste pilote de vaisseau peut répondre à des dirigeants ou à une princesse!


Voilà donc ces quelques petites clés qui pour certains ne seront qu'un rappel agrémenté d'exemples, et pour d'autres je l'espère, un moyen de mieux appréhender le cinéma de cette période et finalement, de celles postérieures.

A bientôt


Lionel Lacour





lundi 4 avril 2011

L'oeil invisible: l'Argentine face à la dictature

Bonjour à tous,

le 24 mars 2011, les Rencontres Droit Justice et Cinéma projetaient en avant première le film de Diégo Lerman L'oeil invisible présenté en 2010 à la quinzaine des Réalisateurs de Cannes.

1. Une histoire somme toute banale
Le scénario est assez simple. Une jeune femme, surveillante dans un lycée de Buenos Aires en 1982 fait respecter les consignes ultra rigoureuses aux élèves. Cela va de la longueur des cheveux à la distance devant séparer des élèves marchant en rang en passant par la couleur des chaussettes réglementaires!
Cette jeune femme cherche à plaire au surveillant général en devenant "l'oeil invisible" de l'établissement pour surprendre les infractions des élèves. Elle va alors jusqu'à s'enfermer dans les toilettes des garçons pour les surprendre en train de fumer. Cette surveillance devient alors obsessionnelle jusqu'à en devenir tragique.

2. Une mise en scène fonctionnelle et efficace
Le réalisateur sait placer sa caméra et sait qu'un plan bien réalisé en dit aussi long que bien des dialogues empesés. Ainsi, l'héroïne marche-t-elle régulièrement dans la cour du lycée qui compose vue de haut un échiquier sur lequel elle ne serait qu'un pion. Ce pion est bien entendu celui de l'autoritarisme du lycée et qui, projeté à une autre échelle, est celui du régime dictatorial argentin de cette époque.
De même, le réalisateur s'apesantit sur les odeurs qui émanent des corps ou des lieux. Le parfum, le savon mais aussi l'urine et autres émanations corporelles semblent parvenir à nos narines à chaque plan ayant pour objectif de nous les faire ressentir. Ces odeurs deviennent pour nous spectateurs la seule source de liberté que le régime ne puisse contrôler.
C'est cette absence de liberté qui justifie aussi des cadrages très serrés sur les personnages. D'abord l'action se situe essentiellement dans le lycée, espace clos avec ses propres règles. Ensuite, les personnages, même hors du lycée, semblent prisonniers du cadre défini par la caméra. Ceux-ci semblent alors toujours être contraints par les murs, par les parois ou par les personnes qui les entourent, créant un effet de huis clos doublement oppressant: l'espace fermé et le cadrage serré.
Enfin, l'héroïne cherche à plaire à deux personnages masculins durant le film: son chef et un élève. Mais ce pour deux raisons bien différentes. Sa proximité avec son chef est voulue pour exercer un pouvoir. Celle souhaitée avec l'élève est par attirance sexuelle. Dans cette société du non dit et de l'absence de liberté, les gestes en disent long mais ne sont pas toujours compris. Ainsi elle ne comprend pas qu'elle envoie à son chef des signes semblant signifier qu'une aventure serait possible tandis que l'élève ne perçoit pas à quelle point elle se démène pour le séduire.

3. Revenir encore sur la révolution argentine
Diego Lerman fait partie de ces cinéastes comme Trapero (réalisateur du très bon Leonera) qui ont grandi pendant le régime des généraux durant lequel toute opposition était subversion, mot clé du film.
Il montre comment dans un système gigogne, chacun reproduit le système liberticide mis en place par la dictature en se défendant de tous ceux qui voudraient mettre en péril l'ordre:
la classe, le lycée, la ville, le pays, le monde.
Chaque personnage est montré comme ayant le choix de désobéir ou de ne pas dénoncer le "subversif". Le film montre que chacun tire intérêt  personnel de ce choix là tout en préservant le système qui lui donne un privilège, un droit, un pouvoir.
"L'oeil invisible", c'est le pouvoir de savoir, savoir que l'on sait sur l'autre sans que lui ne le sache.
Au système "géographique" gigogne, c'est donc aussi un sytème de surveillance gigogne qui est mis en place, accepté tant que le principe de la subversion inculqué aux plus jeunes et respecté par les moins jeunes est appréhendé comme une menace effective sur l'individu et ses droits, aussi mesquins soient-ils.

Par une chute violente, Diego Lerman réussit à conclure son film qui semblait s'enliser dans une répétition assez pénible de la surveillance des lycéens par l'héroïne. Le choc de cette séquence clé donne alors au film une plus grande épaisseur et permet surtout de mieux appréhender le pourquoi d'une révolution dans une dictature. Lerman qui partait de la classe pour aller jusqu'au pays renverse alors son système gigogne: la révolution qui gronde en 1982 dans le pays touche alors de proche en proche tous ceux qui comprennent qu'ils subissent plus ce régime qu'ils n'en tiren un profit.
Ce n'est donc pas "LA" révolution qui est montrée mais bien le "Comment" une révolution peut se développer et recruter parmi ceux qui vivaient dans et du système, sans pour autant le défendre idéologiquement.


En cette période de révolution dans les pays arabes qui montrent comment des dictatures qui semblaient solides peuvent s'effondrer en quelques semaines, le film offre une lecture plus qu'intéressante: le succès d'une révolution dépend notamment de l'accumulation des frustrations individuelles qui se manifestent parfois à la suite d'un événement catalyseur à la portée disproportionnée au regard de l'incident. Le dirigeant tunisien pouvait-il imaginer qu'un jeune s'immolant pour protester contre sa situation économique allait provoquer son départ?

A bientôt

Lionel Lacour