jeudi 11 septembre 2014

"3 cœurs", un mélodrame anachronique

Bonjour à tous,

Avec 3 cœurs, qui sortira en France le 17 septembre prochain, Benoît Jacquot réalise un nouveau film sur une trame amoureuse dramatique avec un casting top niveau avec Benoît Poelvoorde, Charlotte Gainsbourg, Chiara Mastroianni et la grande Catherine Deneuve. Coproduction Rhône-Alpes Cinéma, l'action se partage d'abord entre Valence et Paris pour se concentrer sur Valence, et, hors champ en quelque sorte, les USA.
Thriller mélodramatique, Jacquot insiste sur le rôle de la musique soulignant, ou plutôt surlignant les moments de tension qui ne manquent pas. Pour résumer, Marc (Benoît Poelvoorde) erre un soir à Valence pour avoir manqué son train. Il rencontre Sylvie (Charlotte Gainsbourg) et tous deux tombent follement amoureux. Après une nuit dont on ne saura rien, ils se séparent sur le quai d'une gare, se donnent rendez-vous à Paris sans connaître ni leur nom ni se donner leur téléphone. Ce rendez-vous n'aboutit pas - je préserve ici le scénario sur les raisons de cet échec - et Marc retourne à Valence. Il n'y retrouve par Sylvie mais Sophie (Chiara Mastroianni) dont il tombe amoureux. Mais Sylvie est la sœur de Sophie. Le spectateur le sait, mais aucun des trois protagonistes ne sait qui est le troisième larron. Cette base scénaristique est originale au cinéma mais comme le dit Benoît Jacquot, elle est assez proche d'une trame dramatique d'opéra, et, quoiqu'il s'en défende, d'un drame antique. Et c'est là que l'anachronisme s'invite dans le traitement du film...

Bande Annonce:


Première rencontre
entre Marc (Benoît Poelvoorde) et Sylvie (Charlotte Gainsbourg)
Un drame antique à la sauce du XXIème siècle
Quand le spectateur voit que Sylvie et Benoît ne se retrouvent pas à Paris, l'objectif devient clair, comme dans tout film romantique. Comment vont-ils se revoir alors qu'ils n'ont aucune information sur l'autre. Et lorsque Marc rencontre par hasard Sophie, la comédie romantique vire en drame car l'amour soudain, brutal qui a surgi entre Benoît et Sylvie apparaît comme plus fort que celui entre le même Benoît et Sophie. Et pour que la tension s'accentue, le réalisateur joue sur deux éléments clés:
Sylvie et Sophie sont des êtres inséparables et le départ de Sylvie pour les USA avec son compagnon est une vraie douleur pour elles. Et si Sylvie part, c'est pour oublier l'homme dont elle ignore tout.
Le deuxième élément clé pour que le drame se mette en place est le fait que Benoît entende parler sans cesse de Sylvie sans jamais la voir. Comme pour attiser le feu qui brûle en lui de ce rendez-vous manqué et dont il s'est contraint à oublier. Comme si le temps qui sépare ce moment perdu et le moment des retrouvailles, moment qu'il ignore par ailleurs, était un élément accentuant sa passion plutôt que l'effaçant. Et Benoît Jacquot joue avec le spectateur, qui sait que le temps de la révélation va arriver un moment ou à un autre. Il jonche son film de possibilités offertes à Marc et à Sylvie de se retrouver avec Sophie interposée. Mais à chaque fois, une perturbation scénaristique empêche le choc de se produire. Jusqu'au cataclysme annoncé...

L'improbable drame
En étirant son film sur plusieurs années, le réalisateur s'est décollé des ressorts des pièces de Racine ou de ses illustres prédécesseurs grecs. S'il affirme qu'il sait que reproduire une telle dramaturgie n'aurait pas fonctionner, et qu'il n'a gardé que la tension que ces pièces provoquaient, il a pourtant négligé ce qui rendaient justement efficace ces œuvres théâtrales des siècles passés. Il a éloigné les personnages de centaines voire de milliers de kilomètres tout en les mettant en situation de se connecter par les moyens modernes, mais il a allongé le temps de l'intrigue, ce que ne permettaient évidemment ni les technologies passées, ni les codes du théâtre d'antan. Mais il ne suffit pas de renverser ces codes (distance de lieu et de temps) pour conserver l'intensité dramatique du temps de Racine. Et paradoxalement, c'est la volonté d'intégrer cette histoire dans le réel, celui des spectateurs qui empêche l'histoire de pleinement fonctionner.

Il faut d'abord partir de l'élément déclencheur premier du drame. Le rendez-vous manqué. Il est dû au refus de Sylvie et de Marc de se dire leur nom et même de se donner leur numéro de téléphone. Pourquoi pas. Mais surtout pourquoi? Le pourquoi pas correspondrait à un film romantique intense, ou l'amour passerait avant tout et n'aurait besoin de rien d'autre que la pureté des sentiments. Marc aime Sylvie, Sylvie aime Marc et cela suffit en soi. La magie de cette rencontre inattendue et reproduite à Paris est en effet d'un romantisme absolu. Le pourquoi vient du fait que s'ils s'aiment à ce point, s'ils veulent se revoir par dessus tout, si cet amour les dévore à ce point, pourquoi s'empêcher de se donner les moyens au cas où l'un des deux ne puissent venir? Qu'est-ce qui les retient de se donner ce lien moderne qu'est le téléphone mobile. Nul besoin de se donner leur nom. Juste ce lien. Cet élément dramatique est donc anachronique car il correspond à ce que le cinéma pouvait produire jusqu'aux années 1950. Et même dans les années 1930, dans Allo Berlin, ici Paris (Julien Duvivier, 1932), une Française et un Allemand tombaient éperdument amoureux de part et d'autre de la ligne téléphonique sans jamais s'être vus, sinon par photos interposées. Mais ils se donnaient des possibilités de se retrouver à coup (presque) sûr. On est dans les années 1930. Benoît Jacquot décide donc de défier le monde contemporain en plongeant ses deux premiers héros dans des comportements du XVIIème siècle... Mais ce n'est pas le plus problématique. Le spectateur peut être troublé d'un tel romantisme et peut aussi en accepter le principe...

Il y a ensuite le drame annoncé qui prend forme dès que la liaison entre Marc et Sophie s'engage et bouscule radicalement la vie de celle-la. Elle prétend qu'elle et sa sœur sont inséparables, qu'elles s'aiment d'un amour indéfectible, qu'il y a des photos d'elles partout dans la maison de leur mère (Catherine Deneuve). Si on peut accepter l'idée que Marc et Sylvie se manquent à chaque fois que les sœurs conversent par skype, il est difficilement envisageable de concevoir que Marc n'ait jamais pu voir qui était cette sœur chérie par les photos. Le réalisateur tente bien de montrer des situations qui aurait pu révéler la situation, par des "presque"... Mais cela ne tient pas. Sophie et Sylvie si proche mais pas une photo de Sylvie chez Sophie? Pas une photo d'elle sur son portable? Pas même la volonté de présenter à l'homme qu'elle aime une image de l'être qui lui serait le plus cher? Pas une fois? Sur plusieurs années? Ce qui tient dans les récits du XVIIème siècle n'est pas improbable aujourd'hui. C'est juste impossible. Et si seulement Sophie était rétive à la technologie. Mais il n'en est rien puisqu'elle converse avec sa sœur par internet et webcam. Si la situation initiale était improbable mais marquée par un romantisme suranné acceptable, celle-ci relève de l'illusion scénaristique. Le cinéma doit être vraisemblable. Spielberg peut faire croire au retour des dinosaures car il prépare le spectateur à l'aspect vraisemblable de son récit. Curieusement, Jacquot ne permet pas d'accepter cette situation... a priori espère-t-on.

Et s'il y avait autre chose derrière ce drame?
La musique du film sous-entend le drame. À chaque moment de danger amoureux, une musique sourde accompagne la séquence. Il pleut. La vision s'embrume, celle des personnages comme celle des spectateurs. Quelques situations intriguent. Le frère de Marc vient à son mariage. Et on apprend qu'ils ne se voient pas souvent et que la situation est tendue entre eux. Y aurait-il un secret qu'ignoreraient les spectateurs? N'est-ce pas une manière de dire que Marc sait tout de qui était Sophie avant même que de la rencontrer ou juste après? L'invraisemblance sus-mentionnée serait alors évacuée. Et quand Marc, contrôleur fiscal, s'en prend au maire qui a célébré son mariage, est-ce pour s'en prendre inconsciemment à celui qui les a marié et qui de fait l'a séparé définitivement de Sylvie ou bien est-ce que ce coup est prémédité? On veut en savoir plus. On n'en saura rien. Il n'y aura rien d'autre que cet amour fou, impossible entre les deux.
Pourtant, le film évoque bien des situations contemporaines particulièrement crédibles qui caractérisent les personnages ou qui constituent leur environnement. Les contrôles fiscaux présentés à l'écran sont de ce point de vue amusant. Celui fait à des entrepreneurs chinois qui ne comprennent pas le français joue sur ce ressort comique mais correspond aussi parfois à la difficulté de comprendre le langage fiscal! Un autre concerne une petite entreprise qui ne triche pas mais qui se trompe de bonne foi dans ses comptes. Un dernier encore correspond à la tricherie d'un élu qui ne déclare pas tous ses revenus. En pleine affaire Thévenoud, le propos du film ne peut que faire mouche! Ces contrôles fiscaux permettent de comprendre aussi qu'il y a ceux qui mentent volontairement, qui dissimulent, d'autres qui se trompent involontairement et ceux qui ne comprennent rien. La parabole est assez intéressante, mais noyée dans le mélodrame. Les situations familiales sont aussi bien campées car elles sont ancrées dans un réel sociétal. Union libre, marché du travail conduisant à être muté à l'étranger, choix des compagnes pour suivre leur compagnon ou non, absence paternelle, éloignement des fratries, couples qui peuvent se défaire sans autre drame que celui sentimental... Le contexte du film ne souffre pas d'invraisemblances énormes. Quand Marc s'empare d'un dossier fiscal qui ne dépend pas de sa compétence, seuls les fonctionnaires du fisc pourraient y voir un problème majeur de crédibilité mais cela n'enlève pas la vraisemblance de l'environnement des personnages.


Benoît Jacquot a centré son film sur une passion amoureuse dévastatrice. Au contraire des grands auteurs classiques, français ou grecs, il a intégré ses héros dans un univers crédible, vraisemblable, dans lequel chaque spectateur pouvait se projeter. Mais il a voulu aussi se démarquer de ces auteurs en étirant le temps. Et là, cela ne fonctionne plus car c'est justement l'environnement contemporain qui empêche la crédibilité de la situation. Si tout avait été concentré sur quelques jours ou quelques semaines, l'ensemble aurait été possible. Sauf que le réalisateur voulait une tension dévorante sur des années. C'est peut-être possible, mais pas avec les ingrédients scénaristiques proposés, s'appuyant sur l'improbable. Cela est peut être arrivé "en vrai", mais cela ne fonctionne pas. L'expression classique disant "si on le mettait dans un film, les gens ne le croiraient pas" est exacte. Comme l'exprimait Edgar Morin dans Le cinéma ou l'homme imaginaire, il faut que le cinéma montre le possible ou l'impossible mais avec de la vraisemblance. La situation de Marc, Sylvie et Sophie est possible ou pas. Mais elle n'est pas vraisemblable. Et surtout pas dans l'environnement décrit. Le film, de ce point de vue, constitue cependant un vrai intérêt d'analyse. Il montre combien les évolutions technologiques influent aussi sur les ressorts scénaristiques, sur la vraisemblance des situations rendues de fait anachroniques. Projeté au XIXème siècle, l'histoire aurait été beaucoup plus acceptable. Il reste néanmoins des performances d'acteurs éblouissantes. On peut aimer un film parce qu'il est porté par des interprètes remarquables.


À bientôt
Lionel Lacour

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