mardi 10 mai 2011

A l'Est d'Eden, ou la demande de pardon d'Elia Kazan

Bonjour à tous,
A l'occasion des 3èmes "Lundis du MégaRoyal" sur le thème de "Cannes en roman", j'ai présenté ce lundi 9 mai 2011 le film A l'est d'Eden d'Elia Kazan de 1955, premier film de James Dean, et seul film qu'il ait pu voir à l'affiche puisqu'il se tua le 30 septembre 1955, près d'un mois avant la sortie de La fureur de vivre et plusieurs mois avant celle de Géant.

Le première chose à dire du film de Kazan est d'abord que c'est certainement le meilleur film de James Dean. Mais c'est surtout et d'abord un très beau film tout court! Certains lui reprochent aujourd'hui une symbolique surchargée, ce qui est vrai. Mais le film est de 1955, pas du XXIème siècle. L'utilisation du cinémascope, procédé développé entre autre pour concurrencer la télévision (voir à ce sujet mon article sur l'avenir du cinéma en relief évoquant le sujet), trouve ici une utilisation qui change de la seule représentation des grands espaces comme nous le verrons dans l'analyse qui suit. La partition musicale, elle aussi datée, reste cependant tout à fait audible aujourd'hui car elle offre un thème répétitif qui vient scander chaque séquence clé du film. Ecrite par Léonard Rosenman, ami de James Dean, c'est sa première intrusion dans le cinéma. Il sera également le compositeur pour La fureur de vivre!
Mais outre la beauté du film, c'est bien le choix de l'adaptation littéraire qui est ici intéressante. En effet, le scénariste Paul Osborn, qui s'était jusqu'alors illustré surtout pour son scénario de Jody et le faon avec Gregory Peck en 1946, adapte l'oeuvre de John Steinbeck. Celui-ci, dont les ouvrages ont souvent été portés à l'écran, dont le sublimissime Les raisins de la colère de John Ford en 1939, avait déjà travaillé avec Kazan en 1952 dans Viva Zapata! Il collabore donc à nouveau avec lui, acquiesçant à l'adaptation proposée qui ne reprend en fait que le dernier quart de son livre.
A bien y regarder, Kazan semble bien se servir du livre de Steinbeck pour délivrer un message tout personnel aux spectateurs américains, et, de manière implicite, à Hollywood et ses anciens amis.

1. Une Histoire des USA en toile de fond, et celle de Kazan en filigrane
L'oeuvre commence par une séquence d'ouverture, comme pour un opéra, signifiant donc aux spectateurs que le film qu'ils vont voir a un aspect lyrique et que ses personnages et leurs actes ont une valeur symbolique.
La première séquence du film semble poser l'intrigue: un jeune homme, James Dean, suit une femme mystérieuse. repoussé, il semble fixer son objectif: lui parler. En réalité, cette séquence vient davantage perturber le spectateur en posant d'emblée une clé - qui est cette femme? - sans pour autant montrer le vrai enjeu du film. A ce propos, il faut remarquer que voir le film aujourd'hui pose un problème de lecture car tout le monde reconnaît James Dean, étoile parmi les étoiles. Mais il est un pur inconnu pour le spectateur américain en 1955!
L'enjeu du film se détermine en fait à la séquence dans laquelle nous apprenons enfin le nom du personnage de James Dean, Cal, situé dans sa famille: son frère Aron, sa petite amie Abra et son père Adam.
Cette séquence fixe tous les enjeux du film: la situation des USA en 1917, à la veille d'entrer dans la guerre en Europe contre l'Allemagne, les USA sont peuplés de pionniers, de créateurs, d'investisseurs, les uns cherchant de nouvelles méthodes de conservation des aliments, le père da Cal, les autres cherchant à investir dans des marchés prometteurs, Cal et Will Hamilton, un ami d'Adam. Enfin, l'ensemble de la séquence montre combien les deux frères jumeaux, Cal et Araon, sont deux personnages radicalement différents, le père étant proche d'Aron et ne comprenant pas Cal. L'enjeu est donc central ici: se faire aimer du père!

A partir de cette séquence, Kazan va alors construire son film sur le développement de la situation des USA en 1917. La guerre est montrée régulièrement, annoncée dans les journaux, représentée par les défilés après la déclaration par la vente des bons pour la liberté, par l'entraînement des hommes prêts à partir en Europe, parmi lesquels on trouve des hommes jeunes et plus âgés, et même Gustav Albrecht, un Américain d'origine allemande. C'est un patriotisme fier qui est présenté à l'écran, le drapeau américain flottant ou étant symbolisé par les ballons bleus et rouges lâchés par les enfants et passant devant l'église, témoignant des valeurs chrétiennes qui animent ce pays.


Kazan montre aussi combien ce pays s'est construit sur les valeurs du libéralisme économique. Adam investit tout son argent pour développer un procédé de réfrigération des salades. Un incident va l'amener à la ruine mais il le prend avec fatalisme: j'ai essayé, mais j'ai échoué que par incompétence. Kazan insiste ainsi sur la prise de risque que les Américains savent prendre pour entreprendre. Ainsi, tout le film évoque la société capitaliste et productiviste américaine, de cal qui invente sous nos yeux le travail à la chaîne pour conditionner les laitues à l'investissement dans la production de haricots qui seront vendus aux armées avec un gros bénéfices, en passant par le système du crédit à l'investissement, celui accordé par Kate à Cal!
Mais Kazan insiste aussi surtout sur certaines contradictions du modèle américain: le puritain Adam investit de l'argent pour son projet soi disant sans vouloir faire de bénéfice mais l'échec le conduit à la ruine. Il refuse l'argent provenant de la spéculation sur la guerre mais en gagne en envoyant les jeunes justement à la guerre! Mais surtout, le patriotisme américain naît sur l'idée d'un peuple de migrants constituant le fameux melting pot. Or celui-ci n'est qu'illusion puisque Gustav Albrecht est persécuté par les habitant des Salinas car il est allemand. Pourtant celui-ci participait à l'entraînement des hommes pour partir à la guerre!

Derrière Gustav Albrecht, il y a un peu d'Elia Kazan, né Kazanjoglou, turc d'origine, qui en 1955 sort d'une période difficile, celle du Maccarthysme qui l'a conduit à dénoncer certains de ses amis lors de ses interrogatoires devant la commission d'activités anti-américaines en 1952. Il reconnut avoir été communiste et livra les nom de quelques autres dont son ami Arthur Miller. IL dut montrer qu'il était un bon Américain comme Gustav qui devait prouver qu'il était Américain avant d'être allemand. Et en prouvant qu'il était un bon Américain, donc anti-communiste, il devint un mauvais Américain pour certains...

2; La figure centrale de la mère
Cette figure apparaît en fait dès la première séquence du film. Mais nous ignorons en fait qu'elle est la mère à ce moment. Elle ne peut d'ailleurs être mère telle que Kazan la représente: elle est habillée sombrement, elle n'a aucun des critères habituels d'une mère: elle est autoritaire, peu sympathique, elle manie de l'argent et elle semble tenir une maison de passe, ce qui est confirmé quand Cal vient la voir le soir et que nous apprenons à ce moment, alors qu'il est frappé par un homme de main, que Kate est donc sa mère (l'actrice Jo Van Fleet obtiendra en 1956 un oscar pour le meilleur second rôle féminin pour la composition de ce rôle).
Elle est donc une figure du mal, celle que Cal croit avoir hérité tandis que Aron, le frère jumeau idéalise le rôle de la mère qu'il croit morte. A plusieurs reprises, soit lui, soit par Abra sa petite amie, l'idéalisation de la bonne mère est présentée aux spectateurs: elle est parée de toutes les vertus. Elle est douce et aimante. Cet idéal semble inaccessible, même pour Abra. C'est l'image du Bien contre celle du Mal que représente Kate dont on apprend qu'elle a abandonné ses enfants après leur naissance et qu'elle a même tiré sur son mari!
Au travers du personnage de la mère, Elia Kazan montre donc deux visions opposées, celle de l'idéal et celle de "l'anti-mère". Pourtant, ce personnage réel se dévoile progressivement. Elle révèle à Cal les raisons de son départ. Le spectateur, surtout de 1955, ne peut accepter sons. Du moins propose-t-elle une autre version. Elle n'est pas le Mal absolu. Son départ est dû à une quête de liberté, à sa volonté de se défaire du puritanisme de son mari, Adam. Son portrait évolue donc. En devenant une tenancière de maison close, elle semble être passée du côté du Mal absolu. Or elle rappelle que ceux qui fréquente son établissement font partie de la plus chic des clientèles, dont des élus, qui y viennent en se cachant tandis qu'elle se montre en plein jour. Par cette révélation du vrai personnage, Kazan présente aux spectateurs que le Mal et le Bien ne sont que des visions manichéennes qui empêchent de comprendre la réalité des choses. Ironiquement, c'est Kate, le Mal, qui aidera Cal à renflouer les pertes de son père, le Bien.


3. Une vision du Bien et du Mal
C'est donc bien cette opposition entre ces deux notions que Kazan insistera durant tout le film.
Cette opposition, cristallisée autour de la figure de la mère commence pourtant d'emblée entre une opposition entre Adam et son fils Cal. Lui pense être "mauvais". Il est d'ailleurs présenté ainsi: il agit mal, respecte peu le père et ses préceptes. A l'intérêt du progrès du père, cal semble penser aux bénéfices. Lors d'une scène mémorable, Cal lit la Bible à la demande de son père. Des décadrages en champ/contre-champ renforcent l'opposition entre les deux personnages, accentué encore par les provocation de Cal. Cette incompréhension entre le père et le fils évoquée dès le début du film s'amenuise pourtant jusqu'à ce que le père refuse l'argent que Cal a gagné pour lui. Le décadrage reprend alors, montrant que rien ne pourra rapprocher cal de son père. Cette tension atteint son paroxysme lorsque Cal, sur une balançoire, s'adresse à son père. La caméra suit les mouvements de Cal créant un réel malaise pour le spectateur. A la droiture supposée du père répond au contraire l'instabilité du fils "mauvais". Pourtant, le père s'est lui aussi comporté de manière mauvaise vis-à-vis de son fils, refusant de l'argent pour un prétexte moral, alors que lui gagne justement sa vie en travaillant dans le bureau de recrutement de l'armée. Au cadeau d'anniversaire de son fils Cal, il préfère celui d'Aron, qui lui offre une "belle vie" puisqu'il annonce ses fiançailles avec Abra. Aron est manifestement le fils préféré d'Adam.
L'enjeu du film se retrouve justement en cette compétition entre les deux frères. Si au début du film, Aron semble aimer son frère, c'est parce qu'il sait être celui préféré de son père. Cal ne représente pas une menace pour lui. Les prénoms ont d'ailleurs un grand intérêt, le père, Adam, prénomme ses fils Cal (Caïn?) et Aron (Abel?). Plusieurs signes confortent cette analogie. Cal observe Aron dans la glacière. Il prétend ne pas être le gardien de son frère, en reprenant un passage de l'Ancien Testament, évoquant justement ce que Caïn était sensé être. Ce conflit entre les deux frères semble se manifester à mesure que Cal se rapproche de son père, entraînant des sarcasmes d'Aron à son égard. En réalité, la menace de Cal se fait davantage sur la personne d'Abra. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il déclare ses fiançailles en guise de cadeau d'anniversaire, moins pour offrir "une belle vie" à son père que pour garder près de lui Abra qui risquait de lui échapper pour Cal.

Le climax du film est donc bien ce moment où tout bascule, où Cal se rend compte qu'il a tout perdu, l'amour de son père et peut-être celle qu'il aime. Le crime de Caïn/Cal sera à la mesure du film. Dans un plan formidable dans lequel Aron sermonne Cal, tournant le dos à la caméra et masquant entièrement le corps de son frère. Les deux personnes n'en font qu'une. On ne sait qui parle à l'autre. Pourtant, Cal sort de cette unité visuelle pour "assassiner" son frère, non par le meurtre, mais par la révélation de l'existence de sa mère.


Dans une scène d'une rare intensité émotionnelle, Kazan fait se rencontrer Aron et sa mère, lui effondré de la découverte du mensonge de son père, elle détruite par l'acte cruel que vient de commettre Cal. Repoussant Aron dans les bras de sa mère, le cadre de la porte semble devenir les contours de l'antre du Mal. Cal referme la porte, seule la musique du bordel résonne, et son image apparaît en contre jour, lui précédé de son ombre maléfique. Le crime est finalement indirect et double puisqu'Aron fuit pour s'enrôler dans l'armée et donc voué à une mort probable, tandis que son père est saisi d'une attaque cérébrale.

L'objectif de Cal d'être aimé de son père a échoué. Il a conduit de fait à la destruction de sa famille. La clé du titre est alors donnée par le shérif: "Quand Caïn a tué son frère, il a dû partir vivre sur les terres de Nod, à l'Est d'Eden", comme Kate l'avait fait également.

Epilogue du film et conclusion
Cette partie du film apparaît aujourd'hui comme la plus "mielleuse" dans son traitement ultra classique et attendu puisqu'il s'agit d'un happy end dans le sens où le père, bien que terrassé par cette attaque cérébrale le rendant impotent, pardonne à son fils ce qu'il a fait après que Abra lui avait demandé de sauver Cal du Mal qui le poursuivrait pour ce qu'il avait fait. Au pardon suit la rédemption nécessaire.
Cet épilogue s'impose d'autant plus que Kazan a lui aussi des choses à se faire pardonner auprès des siens, c'est-à-dire des artistes qui lui reprocheront son attitude en 1952. En présentant de manière magistrale que le monde n'est pas manichéen, que les purs comme Adam peuvent se tromper dans leur appréhension du monde, mais aussi pardonner à ceux qui ont fauté, Elia Kazan présente une véritable plaidoirie pour ce qu'il a commis. Cal ne nie pas ses fautes. Kazan non plus. Le maccarthysme a été une sorte de course à la pureté, à démasquer les vrais Américains de ceux qui ne l'auraient pas été. Kazan a payé le prix de cela.

En 1999, Kazan fut récompensé d'un oscar d'honneur. Nombre d'acteurs ont refusé de se lever pour l'applaudir. Warren Beatty, issu de l'Actor studio fondé par Kazan en 1947 et qui avait joué avec Kazan dans La fièvre dans le sang en 1961, fut parmi ceux qui acclamèrent le réalisateur.
Kazan mourut en 2003, laissant quelques chefs-d'oeuvre comme Sur les quais, Un tramway nommé désir ou encore L'arrangement. Il fut surtout celui qui révéla au monde James Dean dans A l'est d'Eden.



A très bientôt

Lionel Lacour

2 commentaires:

  1. Magnifique analyse du film que j'adore et que j'ai revu dernièrement sur ARTE.Surtout éclairée sur la signification du titre du roman magistral.JAMES DEAN EPOUSTOUFLANT.Un grand MERCI

    RépondreSupprimer
  2. Merci beaucoup pour ce commentaire très sympathique!

    RépondreSupprimer