lundi 8 mars 2021

"Le cas Richard Jewell" – Autopsie d'un employé modèle

 

Bonjour à tous

Après que Paul Greengrass et David O. Russel avaient été pressentis pour sa réalisation, c’est donc Clint Eastwood qui a repris le projet en réalisant Le cas Richard Jewell en 2019. Et autant dire que celui-ci entre complètement dans la trajectoire cinématographique du géant hollywoodien. Celle de la définition du héros à l’américaine, sauvant la vie des autres au risque de perdre la sienne, au propre comme au figuré. Comment ne pas voir une filiation entre Richard Jewell et Chesley Sullenberger dans Sully sorti en 2016 ? En fait, comment ne pas voir une filiation entre Richard Jewell et presque tous les héros du cinéma d’Eastwood tant ceux-ci ont du mal à vivre ce statut dans une société en quête permanente de héros tout en cherchant à le déboulonner de son piédestal aussitôt mis dessus. Surtout si le héros ne ressemble pas à celui auquel tout le monde rêverait.


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Richard Jewell : un CV pas formidable

Jewell nous est présenté brut. Son expérience est faite de petits boulots comme dans la première séquence du film dans laquelle il est un simple employé en cabinet d’avocats affecté aux fournitures. Il a été auparavant policier mais il a été viré de son poste. Il sera également surveillant dans un campus universitaire.

Parmi ses qualités se trouve donc l’ordre et le respect de l’autorité, que ce soit celle de ses supérieurs ou celle que représente les institutions d’Etat. Par-dessus tout, le drapeau américain symbolise une valeur supérieure.

Parmi ses passions, il y a la chasse et donc les armes. Il en possède quelques-unes d’ailleurs. Et il aime les jeux vidéo qui lui permettent de tirer.

Enfin, parmi ses qualités, il y a l’empathie, le respect du travail, l’assiduité. Il se rend au travail alors qu’il est malade ! Il est méticuleux et rigoureux.

Parmi ses défauts, il y a un manque d’indépendance. Il vit encore chez sa mère. Et bien que très patriote, il n’a pas payé ses impôts depuis quelques années. En bon américain WASP, Il aime manger de la junk food et s’empiffre de nourriture grasse. Richard Jewell est blanc et il est obèse. Ce n’est pas très hollywoodien comme personnage. Mais voilà, il n’est pas un héros hollywoodien. c’est un Américain moyen comme on en rencontre partout. C’est un simple employé. Et il est moustachu.

L’employé modèle

Richard Jewell aime l’ordre et le fait respecter quand il est embauché pour cela, comme dans cette cité universitaire, jusqu’à outrepasser les limites de sa fonction pour obéir aux attentes de ses supérieurs. Lorsqu’il est embauché pour la sécurité des Jeux Olympique d’Atlanta en 1996, il respecte scrupuleusement le protocole, exaspère ses collègues quand il suit un personnage au comportement inquiétant, fait sourire ceux qui surveillent sans vraiment surveiller.

Richard ne le fait pas pour lui. D’ailleurs, chacune de ses interventions est l’occasion de se sentir humilié par ceux le traitant de « gros ». Et pourtant, il accomplit ce qui est sa mission. Il en note d’ailleurs les contours quand il est recruté. Et quand il découvre un sac suspect dans le parc olympique, il contraint ceux qui en ont le pouvoir à appeler le service de déminage. Une fois la bombe effectivement identifiée, Richard met toute son énergie à disperser la foule mais également les différents services travaillant à proximité de la bombe. Ultime récompense quand un de ses collègues lui dit que plus jamais il ne se moquerait de lui.

Si la bombe explose faisant des victimes, il apparaît pourtant évident que sans l’intervention de Richard, le nombre de morts aurait pu être plus important. Interrogé par la presse, il ne cesse de minimiser son rôle de « héros » rappelant qu’il n’a fait que son travail, aidé par tous les autres. Il est un employé dans un collectif. Mais les Américains aiment les héros. Il sera ce héros. Malgré lui.

Ne jamais révéler les dysfonctionnements d’autres services

Le FBI a été mis en défaut. En faisant de Richard Jewell un héros, la presse en a fait une cible pour les policiers fédéraux. Malgré leurs moyens et leurs compétences, ils n’ont pas su déjouer l’attentat alors que Jewell a réussi à force d’observation.

Reste à savoir qui a déposé la bombe. C’est là que le CV de Richard va servir à nouveau. Pourquoi a-t-il été viré quand il a été flic ? Ceux qui le reconnaissent dans les médias voient dans son zèle passé une possibilité d’activisme et de recherche de reconnaissance.

Le FBI trouve alors dans le profil de l’employé modèle les failles pour le faire tomber : il est perfectionniste, veut prouver qu’il fait bien son travail et il est soumis à l’autorité. Il est le candidat parfait pour masquer la faute professionnelle de ceux qui auraient dû faire ce que Richard a fait.

Eastwood montre tous les degrés hiérarchiques du domaine de la sécurité. Richard est au bas de l’échelle. Il doit donc être éliminé. Dans une entreprise, il serait placardé, on lui trouverait une faute grave, il serait harcelé et ferait un burn out. Le FBI va faire la même chose mais en ayant les moyens de l’accuser d’avoir commis l’attentat. Quand bien même les preuves discréditent l’accusation. Peu importe, Richard est coupable. Cela est vu à la télévision.

Des « réseaux sociaux » au réseau professionnel

Si en 1996, Internet en est à ses balbutiements, ce que subit Richard Jewell par la presse est concentré par l’effet cinématographique et renvoie aux campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux visant à détruire les individus. L’affaire du professeur Lemaire à Trappes en février 2021 en est un exemple parfait.

Ainsi, quoi de mieux que la presse pour relayer la non information sur les soupçons pesant sur Richard Jewell. Ce ne sont pas des « likes » qui harassent Richard mais des journalistes qui campent devant son domicile. Et chaque phrase prononcée sonne comme un aveu auprès de l’opinion publique. Chaque imprécision devient la preuve de sa culpabilité. Dès lors, celui qui a bien fait son travail devient le coupable et ceux qui ont failli se rachètent une virginité en arrêtant un suspect. Haro sur le héros devient alors le mot d’ordre.

Richard choisit alors un avocat. Il est celui avec qui il travaillait au début du film et qui a reconnu ses qualités, ne le traitant pas pour ce à quoi il ressemblait, un gros, mais pour ses qualités. D’où ce surnom de « Radar » parce qu’il était vigilant à ce qui l’entourait. Si c’est son côté maniaque du travail bien fait qui a jeté le soupçon sur Richard, c’est son professionnalisme qui permet à Richard Jewell de trouver un soutien en dehors de son entreprise. C’est son professionnalisme qui a fait qu’il a été reconnu par son avocat. C’est son professionnalisme qui lui a permis de constituer, même modestement, un réseau professionnel lui étant profitable à terme.

C’est ainsi que l’avocat rappelle à Richard que ses accusateurs ne valent pas mieux intrinsèquement que lui. Qu’il ne leur est pas inférieur. Dans ce réseau professionnel de la sécurité, il y a ceux qui ont failli et celui qui a réussi.

Un employé modèle type ?

Si l’action se passe en 1996, comment ne pas voir que le propos est finalement intemporel. Le film montre tout d’abord que les compétences de chacun peuvent servir à un projet commun. Richard n’a pas le profil physique de celui qu’on attend pour la sécurité. Mais il est attentif et vigilant. Aux autres de savoir être rapide ou puissants, aux autres de savoir désamorcer ou pas une bombe. Richard connaît le protocole qui souvent s’avère sans intérêt mais terriblement utile quand la situation se produit.

Ensuite, le film révèle que la vie privée n’a pas à interférer dans la perception d’un employé. Peu importe que Richard aime chasser et possède des armes. Il n’en fait pas usage dans son métier. Il est respecteux des ordres. Son ambition n’est pas de devenir directeur d’un service du FBI ni même d’être connu ou reconnu comme un héros dans la rue mais d’être juste reconnu par ses pairs. Ce qui est déjà beaucoup.

Enfin, chaque personnage travaillant pour la sécurité a le même objectif : veiller à ce que la population ne soit pas mise en danger par quiconque. Cette mission est donnée par un patron symbolisé par le drapeau américain. Eastwood ne montre pas de directeur ou d’autre patron « humain ». Derrière ce drapeau se trouve bien l’Etat fédéral et tout ce que cela implique.

Richard Jewell, même en n’étant qu’un modeste employé d’un service de sécurité privé, sans avoir les caractéristiques convenues, physiques ou intellectuelles, a eu la même mission, à son échelle, de veiller à la sécurité de la population. Il ne faut pas lui demander d’intervenir autrement et ailleurs. Mais il fallait lui reconnaître ses compétences plutôt que de voir dans ses différences une preuve d’une quelconque culpabilité.

 

L’arrêt de la procédure d’enquête ressemble à la fin d’une procédure de licenciement. Ce n’est pas l’Etat qui a failli mais des hommes d’une des institutions de l’Etat. Aussi, quand l’avocat retrouve Richard quelques années plus tard pour lui annoncer que le vrai coupable a été arrêté, il se rend au bureau d’un shérif où Richard travaille désormais au sein de la police. Ses compétences ont enfin été reconnues. Il a étoffé son CV. Il n’en a pas voulu à son « patron » symbolisé par le drapeau.  Il n’est pas ce héros que les Américains idolâtrent. Il est un citoyen moyen. Il a juste changé la photo de son CV. Et il ne porte plus la moustache.

jeudi 25 février 2021

"Judoka" – Voyage dans l’identité du directeur du Festival de Cannes

 


Bonjour à tous, 

Une fois n'est pas coutume, cet article n'est pas consacré directement au cinéma mais à un protagoniste du cinéma français et mondial: Thierry Frémaux.  Après Sélection officielle  en 2017, le directeur de l’Institut Lumière et des plus prestigieux festivals de cinéma, Cannes et Lumière, ne parle plus de cinéma dans Judoka paru le 12 février 2021 aux éditions Stock. Ou un peu. De manière décalée. Il fait partie de ces célébrités qui ont pratiqué le judo. S’il n’a pas été un champion comme Thierry Rey, David Douillet ou Teddy Riner,  il revendique depuis toujours haut et fort tout ce qu’il doit à cet art martial japonais. Et désormais il l’écrit. Parfois il évoque bien sûr La légende du grand judo d’Akira Kurosawa. Parfois il se permet une comparaison avec Hollywood ou une virée avec Tarantino. Mais là n’est pas son sujet.

Avec Judoka, 
Thierry Frémaux, jeune ceinture noire
Thierry Frémaux nous emmène oin dans le temps et l’espace, dans une autobiographie kaléidoscopique dans laquelle cet art martial a construit sa personnalité nourrie d’expériences, de compétitions, de succès et d’échecs, de rencontres, d’émotions, d’adrénaline, d’efforts physiques, de renoncements parfois mais aussi, et peut-être surtout, de racines. Dans cette balade autour du judo, certains y apprendront les origines de ce sport de combat, son introduction en France ou sa philosophie. D’autres y découvriront l’influence des maîtres –
sensei – sur les jeunes judokas français. D’autres encore y verront que le destin prestigieux de l’auteur, comme le disait Maxime Le Forestier, est né quelque part. Quelque part en province, à la fois si proche et si loin de Paris. Ce quelque part qui vous renvoie à l’authenticité d’une balade en montagne, de repas entre amis. Mais aussi quelque part ailleurs que dans la manière de penser le monde à la française. Comme si le judo apportait à ses pratiquants en général, à Thierry Frémaux en particulier, un morceau du Japon et de ses traditions, quelque part à Vénissieux, à Lyon ou dans le Vercors. Et dans Judoka, ce quelque part se rappelle à lui.

Par son style alerte, les plus grandes stars de Sélection officielle devenaient soudain accessibles à tous. Plus humains, plus proches, plus communs. Or, comme les frères Lumière rendaient extraordinaires des situations ou des lieux les plus anodins par la simple magie d’être mis en images, Judoka procède exactement de la logique inverse. Ainsi le directeur du festival de Cannes évoque Pierre Blanc de Décines ou Alain Lherbette de Givors et autres très bons judokas de la région lyonnaise, à commencer par ceux de son club de Saint Fons. Mais aucun n’a été champion du monde ou olympique et leurs noms ne sont connus que des plus initiés aux alentours de la capitale des Gaules. Pourtant, Thierry Frémaux les rend extraordinaires par leur volonté de se consacrer totalement à leur discipline, par l’aura qu’ils dégagent à l’échelle locale, et par leur amour de la transmission de leur savoir. Dans Judoka, ils deviennent aussi importants que Jean-Luc Rougé, le premier français champion du monde de judo.

Exotique avec son vocabulaire japonais spécifique, érudit par ses recherches sur Jigoro Kano, fondateur du judo, ou les autres grands noms de la discipline, intimiste dans la plongée de ses souvenirs d’enfant et d’adolescent, Judoka est un cheminement qui intéressera ceux qui veulent comprendre pourquoi tous ceux ayant porté le judogi jusqu’à la fameuse ceinture noire continuent à se considérer comme « judoka » même après avoir arrêté depuis longtemps de fouler les tatamis, qu’ils aient pratiqué ou pas le plus célèbre et populaire des arts martiaux. Parce qu’après avoir été judoka, on est judoka.


Et pour prolonger, vous pouvez découvrir l'entretien exclusif que Thierry Frémaux m'a accordé pour Fild à propos de Judoka.

À très bientôt

Lionel Lacour



jeudi 18 février 2021

« Le cave se rebiffe » Une histoire de management d'un projet d'entreprise!

Bonjour à tous,

Longtemps, Le cave se rebiffe a pu s’enorgueillir d’être le film le plus diffusé par la télévision française. Réalisé en 1961 par Gilles Grangier, il avait toutes les qualités pour rassembler les spectateurs devant l’écran. Le duo Gabin/Blier tout d’abord, les dialogues de Michel Audiard ensuite, et une histoire tirée de la trilogie de Max le menteur d’Albert Simonin dont le premier volet a donné le très sérieux Touchez pas au grisbi en 1954 par Jacques Becker et le troisième le parodique Tontons flingueurs en 1963 par Georges Lautner. De ces trois adaptations complètement indépendant,  Le cave se rebiffe est certainement la plus pittoresque et raconte une histoire de faux-monnayeurs. Pourtant, les bons mots d’Audiard et les performances remarquables de tous les comédiens s’appuient sur une véritable activité d’une  entreprise industrielle cherchant à développer un produit jusqu’à sa commercialisation.


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L’opportunité d’un marché

Eric Masson (Franck Villard) est un entrepreneur en automobiles américaines. Endetté auprès du banquier Lucas Malvoisin (Antoine Balpétré) et d’un financeur Charles Lepicard (Bernard Blier), ancien patron d’une maison close, vient en rendez-vous pour rembourser ses dettes sur le développement de ses activités auprès de General Motors. Or Masson propose à ses créanciers une affaire plus prometteuse consistant à fabriquer de la fausse monnaie.

Le film aborde alors rapidement sur une réflexion commune des trois potentiels associés sur la faisabilité d’un tel projet. Lepicard les ramène à la raison car cette activité est nouvelle pour eux trois. Mais il connaît un spécialiste qui pourrait valider ou pas un tel projet. L’investissement coûterait un voyage en Amérique latine pour présenter la nature de l’entreprise à un certain Ferdinand Maréchal dit Le dabe (Jean Gabin).

Face aux arguments de Charles, Le dabe lui montre tous les inconvénients d’un tel projet, à commencer par la versatilité d’une devise qui peut être démonétisée sans prévenir ! Il fait valoir d’ailleurs son expérience face à la démonétisation du Florin par la Reine Wilhelmine des Pays-Bas en 1945 !

« Dis-toi bien qu’en matière de monnaie, l’Etat à tous les droits, le particulier aucun ».

Derrière cette boutade, il s’agit bien de voir qu’une entreprise économique doit prendre en compte tous les paramètres, à commencer par la stabilité d’un marché ! Et l’expérience qu’apporte Le dabe est évidemment de première importance.

Malgré ses réserves, Le dabe accepte finalement l’association proposée par Charles Lepicard. Pour des raisons finalement « déraisonnables ». Là encore, l’acceptation du spécialiste prend en compte un autre aspect de l’aventure d’un entrepreneur car si le Dabe sait le risque de la fausse monnaie, il en sait aussi les profits potentiels. Lepicard joue alors la carte de l’affectif. Il change le projet initial de faire des fausses Livres Sterling et affirme au Dabe que la fausse monnaie devait être des Florins. L’entreprise est une prise de risque et un engagement personnel. Le dabe prend donc ce risque.


Un chef de projet véritable chef d’orchestre

Si ce sont les trois associés qui sont à l’initiative de l’entreprise, Le dabe en est le chef de projet car il en a les compétences. Il organise la production en choisissant le lieu, les machines et les individus.

Chaque associé apporte une valeur ajouté. Le banquier et Lepicard apportent les financements, Eric Masson doit chercher le matériel et est transformé en directeur de production, en charge de recruter le graveur. Car si le projet est alléchant pour les premiers associés, c’est qu’il était lié à leur relation avec un graveur hors pair, Robert Mideau (Maurice Biraud). Il est précédé d’une réputation, d’un CV que seul Le dabe peut confirmer

Le dabe se charge aussi de trouver des fournisseurs et des clients. Ainsi va-t-il chez Mme Pauline (Françoise Rosay) pour s’approvisionner en papier. Quant à son client, il s’adresse à lui par un réseau professionnel, dans un vocabulaire codé.

Enfin, le chef de projet établit le planning de la production afin de procéder à l’impression, découpage et conditionnement des billets, nettoyage et destruction des éléments compromettants pour enfin procéder à la livraison et au paiement de la production par le client.


Un management qui repose sur les compétences

Le dabe maîtrise son secteur d’activité, de la production jusqu’au périmètre limité de son marché. Il est en mode B2B (Business To Business) et sait que cette production n’est pas duplicable car elle est en mode « prototype ».  C’est sur ces bases qu’il réclame 50% des bénéfices, sûr de ses compétences permettant de mener à bien l’opération. Le film montre d’ailleurs parfaitement la loi de l’offre et de la demande dans le marché des ressources humaines car c’est Le dabe qui fixe ses conditions à ceux venus le chercher. En contrepartie, il s’engage à une obligation de résultat pour lequel il s’engage.

Le dabe évalue également les compétences du graveur. Robert est d’abord montré comme un professionnel aguerri connaissant parfaitement les machines sur lesquelles il devra travailler. Mais c’est surtout sur son travail de gravure que Le dabe identifie le talent de Robert. Une scène mémorable permet alors de comprendre que Le dabe se fait passer pour le commanditaire de la gravure pour faire de Robert l’homme important de l’opération de fausse monnaie. D’abord par la flatterie dans sa comparaison de Robert avec les grands artistes « Laissez-moi vous appeler Robert comme on dit Léonard ou Raphaël » puis valorisant talent « Ne pas reconnaître son talent c’est faciliter la tâche des médiocres ».

Quant aux associés, hormis leur statut d’associés, Le dabe les traite seulement en fonction de leurs seules compétences. Soit financier. Soit physique. Ainsi Eric Masson, bien qu’étant celui à l’initiative du projet, se retrouve à faire de la manutention pour récupérer les rames de papier pour les billets de banque. Ce qui en dit long sur l’appréciation que Le dabe en a. D’où sa description à Madame Pauline : « Un grand, l’air con, avec des petites moustaches. […] Un gabarit exceptionnel, si la connerie se mesurait, il servirait de mètre étalon, il serait à Sèvres. » Mais peu importe, Le dabe a besoin de Masson pour les basses besognes. Et il l’emploie.

Mener à bien le projet

Comme tout film de gangsters ou d’aventure, il y a des conflits et des traîtrises. La qualité d’un chef est de pouvoir les identifier et de les neutraliser. Or le film montre combien l’entreprise économique, même illégale, crée des tensions entre les différents protagonistes. Ainsi, parce que les trois associés se sentent floués par leur chef de projet qui s’accapare 50% des bénéfices, ils décident de le doubler en produisant davantage de faux billets, s’approvisionnant chez un autre fournisseur – de moindre qualité – et impliquant le cave – Robert dans leur combine.

Ainsi, les modalités du projet ont été modifiées au risque d’aboutir à son échec. Pourtant, Gilles Grangier met en scène une rencontre entre Le dabe et Robert durant laquelle le premier va estimer le temps de production des faux billets. Le film a présenté Le dabe comme un professionnel de la fausse monnaie et donc ses évaluations de délai pour chaque opération (impression, massicotage, destruction des chutes…) ne sont pas des approximations. Or Robert, lui aussi caractérisé comme un vrai spécialiste, annonce des délais plus longs. Pour produire plus que ce que le plan de travail avait envisagé ?

De fait, chaque spectateur peut se projeter dans ces luttes d’influences mêlant les différents cadres et les employés. Chacun comprend que Le dabe s’est rendu compte de l’entourloupe qui se prépare et invite Robert à ne pas faire d’heures supplémentaires.  Ainsi, les compétences du chef de projet ont permis au Dabe d’identifier le dysfonctionnement dans la production et l’a fait comprendre à son technicien. Les deux seuls vrais professionnels  du projet se sont donc reconnus en tant que tels.

Par cette rencontre, Le dabe rétablit le plan de production initialement décidé, élimine du projet ceux ayant risqué de le faire échouer et finalise la distribution avec son client. Robert le rejoint pour profiter des bénéfices tandis que les trois autres compères ont tout perdu.

« Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».

Si le film se finit par la réussite d’une affaire illégale, il finit surtout par le succès d’une entreprise économique dans laquelle l’efficacité et le professionnalisme l’ont emporté. C’est ainsi que les trois associés se sont fait doubler par l’employé qu’ils avaient eux-mêmes essayé de détourner de sa mission. Leur échec est celui de leur incompétence combiné à leur quête du profit. En effet, ils ont voulu produire davantage de faux-billets avec un papier de médiocre qualité ce que Le dabe a identifié au premier regard quand les trois autres s’en satisfaisaient, au risque de faire capoter l’entreprise. Mais surtout, c’est cette incompétence qui leur a finalement fait tout perdre plutôt de de se partager les 50% de bénéfices restant. C’est la morale de toute activité économique qui doit rémunérer ceux apportant la plus grande valeur ajoutée au projet.  

Ici, les actionnaires ont voulu gagner autant que ceux qui ont les compétences sur toutes les parties opérationnelles. Dans le film, ce sont ces derniers qui l’emportent – même si les auteurs ajoutent un carton final affirmant que Robert et Le dabe seront arrêtés justifiant le « bien mal acquis ne profite jamais » – sur les premiers. Vu aujourd’hui, cette morale apparaît incongrue tant le rapport de force semble parfois renversé entre les productifs et les financeurs au sein des entreprises. Du moins dans les grandes entreprises. Mais pour les petites entreprises, il est fort à parier que la morale du film est toujours d’actualité !

 

À très bientôt

Lionel Lacour

mercredi 10 février 2021

"L’emmerdeur" et l’apogée des trente glorieuses


Bonjour à tous. 
Quand Edouard Molinaro réalise L’emmerdeur en 1973, il associe ces deux monstres sacrés après le succès de L’aventure c’est l’aventure un an auparavant. L’un est devenu un champion du box office dans des comédies de Lautner tout en alternant avec des films d’action et dramatiques. Le second a été le maître de la chanson française et s’est lancé dans une carrière cinématographique en tant qu’acteur mais aussi réalisateur. Le scénario de Francis Veber constitue ce qui allait devenir sa marque de fabrique en faisant s’affronter deux personnages aux personnalités opposées, l’un étant pénible et l’autre une forte personnalité. Le film fonctionne d’autant mieux que Ventura joue le rôle de Ralph Milan avec autant de sérieux que Brel joue François Pignon avec fantaisie. Ce duo mal assorti est écrit dans une période particulièrement bénéfique pour le pays et tout le film va illustrer cela avec tous les rêves que trente ans de croissance économique ont permis aux Français

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Le monde des VRP

Avec François Pignon, c’est le monde de la France qui travaille telle que les années d’après-guerre l’ont développé. Des activités industrielles, ici le textile, envoient leurs représentants de commerce vendre les collections dans les magasins. L’ère de la voiture bat son plein, nous y reviendrons, et les Voyageurs Représentants Placiers, les fameux VRP, l’utilise pour sillonner tout le pays.

Là est l’ingéniosité de Francis Veber, le scénariste. S’ils sont de caractères différents, si leurs missions ne sont pas les mêmes, leurs professions recouvrent en fait les mêmes caractéristiques

Ainsi François Pignon est un VRP qui vend des chemises. Il a son stock avec lui et propose même à Monsieur Milan de lui en offrir une en vérifiant s’il en a à sa taille. En bon VRP, il connaître son produit, les gammes, identifie le modèle qui lui siéra. Milan est également en quelque sorte un VRP. Il doit honorer un contrat, identifier son client, adapter son matériel à lui… puis l’éliminer. Milan est un tueur à gage.

Ces deux VRP ont le même fonctionnement. Leurs activités nécessitent de trouver du confort sur les trajets qui les amènent à leurs clients. Les hôtels bien sûr, comme celui où Pignon et Milan se retrouvent, mais aussi les stations essences proposant de la restauration rapide afin de pouvoir reprendre la route. C’est ainsi que Milan se retrouve dans un de ces snacks-station essence pour prendre un café, bloquant un chauffeur-routier avec son véhicule. Par cette séquence, c’est tout un symbole de l’activité des flux économiques que Molinaro met en scène. Les stations essences pour remplir les réservoirs des automobiles sont des lieux de convergences des différents professionnels sillonnant les routes.

Un pays libéral

Autour d’une simple séquence, le film montre combien la France est passée des restrictions d’après-guerre à une société de consommation. Ainsi, alors que Pignon conduit Milan en voiture, celui-là réalise qu’il n’a plus d’essence. Pourtant, il va passer devant plusieurs stations sans s’arrêter. Milan lui demande de s’arrêter mais Pignon refuse car il ne prend que de la Fina. Derrière cette bêtise sans nom se cache une logique. Pignon fait la collection des santons en plastique pour son petit neveu et ceux-ci se trouvent donc dans les stations Fina.

En quelques secondes, le film entre en connivence avec les spectateurs. Sans rien leur expliquer puisqu’ils savent déjà. On ne reconnaît que ce qu’on connaît. Ainsi, la multiplication des marques de distributeurs d’essence montre que l’économie française est concurrentielle, une des caractéristiques des économies libérales. Cette concurrence joue donc sur une guerre des prix – ceux-ci sont affichés à l’extérieur de la station et visibles de la route – par une identification aux marques par leurs logos, et par des pratiques commerciales de fidélisation de la clientèle. Ici, des cadeaux offerts aux clients pour tout plein d’essence effectué. Cette stratégie de fidélisation peut paraître archaïque mais elle est encore pratiquée aujourd’hui par les entreprises de tous les secteurs, y compris dans le numérique !

L’objet de la fidélisation est également intéressant puisqu’il s’agit de santons en plastiques. Cela montre d’abord une industrialisation de produits qui autrefois étaient des objets en terre cuite ou céramique. Comme l’essence, ils sont fabriqués à partir de produits pétroliers importés. Le pétrole est donc transformé par les raffineries pour en faire du carburant ou dans des usines de plasturgie pour en faire du plastique que des usines mouleront pour les transformer ici en santons. Cette production de masse réduit les coûts unitaires et démocratisent des objets qui étaient souvent conservés précieusement et transmis de génération en génération.

Cette fidélisation montre enfin que la France reste encore, en 1973 du moins, un pays foncièrement chrétien. Mais il s’agit d’un christianisme culturel où les objets religieux se vendent ou se gagnent dans des commerces sans aucun lien avec le culte. La crèche que réalise le neveu de Pignon a peu de chance d’être conservée. Il ne la fait que parce qu’elle est devenue objet de consommation et non de piété. Ces santons en plastique montrent également le peu de valeur conférés par ceux qui les collectionnent. Par une dévaluation des valeurs chrétiennes et de ses symboles, devenus objets de marketing !

Une France de la promotion soc iale

Enfin, le film met en avant ce qui caractérise les Trente glorieuses. Certes la femme de Pignon (Caroline Cellier) le quitte pour un notable neurologue (Jean-Pierre Darras) ce qui ressemble quand même à une ascension sociale plus classique par mariage. Mais l’idéal de Pignon est bien de pouvoir offrir à sa femme un pavillon individuel, symbole de la réussite sociale pour ceux qui n’étaient que des employés et à qui la croissance économique a permis d’accéder au statut de propriétaire. Cette ascension sociale se caractérise donc par des signes extérieurs de richesse qui passent par la voiture mais aussi par la maison.

Cette promotion sociale est aussi celle que permet l’école. Pignon veut des enfants pour qu’ils occupent un métier plus prestigieux que le sien, un avocat ou un pharmacien. Il y a cette idée que chaque génération peut progresser par rapport à la précédente. Loin des stéréotypes des décennies précédentes dans lesquelles les fils poursuivent le métier de leur père, Pignon n’envisage donc pas que son fils soit lui aussi un VRP. Cela est dû au fait qu’il n’est certainement qu’un employé. Il n’est pas artisan et n’a donc pas de succession patrimoniale en lien avec son métier à transmettre. IL est d’ailleurs curieux que les métiers qu’il cite soient à la fois des métiers intellectuels plutôt prestigieux mais également des professions libérales, donc indépendantes. Cette période ne fait donc pas la part belle aux métiers manuels mais au contraire aux métiers intellectuels à forte valeur ajoutée. Ceci s’explique entre autre encore une fois par la substitution des productions artisanales par la production industrielle qui démocratisent les produits, concurrencent les artisans et où les travailleurs se trouvent au bas de l’échelle sociale.

 

Avec L’emmerdeur, c’est une sorte d’instantané des derniers instants d’une confiance absolue des classes moyennes dans la prospérité. Cette même année allait éclater la première crise pétrolière qui allait secouer toutes les certitudes du film. L’industrialisation connaîtra un déclin du fait du renchérissement de l’énergie pétrolière, le chômage gagnera et rendra aux artisans leur prestige progressivement et l’école cessera également d’être cet ascenseur social dont se glorifiait les gouvernements successifs.

À très bientôt

Lionel Lacour