samedi 9 juillet 2011

Soleil vert au Festival Lumière 2011

Bonjour à tous,

Durant le 3ème Festival Lumière (du 3 au 9 octobre 2011) sera projeté le film de Richard Fleischer Soleil vert réalisé en 1973. Ce film est un classique du genre "anticipation" comme il y en avait tant en cette période, et qui prévoyaient soit l'apocalypse nucléaire (La planète des singes) soit la fin du monde et la barbarie de retour (New York ne répond plus). Mais ce qui fait la force de Soleil vert, c'est de mettre l'action dans le futur (qui l'est de moins en moins pour nous!) dans un décor loin d'être futuriste, rendant encore plus efficace la critique de la société des années 1970. Certains répondront que c'est l'essence même du film d'anticipation que de parler d'un futur proche pour évoquer le présent du film. C'est vrai. Sauf que plus le film vieillit, plus on réalise que ce film d'anticipation est une critique immuable de notre société de consommation, jusqu'à sembler ne plus devenir un film d'anticipation mais un film d'actualité!



1. Un générique original et didactique

Avant d'entrer dans le coeur du film, il y a toujours un générique qui présente parfois le décor, les personnages ou encore la situation. Celui de Soleil vert présente un contexte historique et économique qui est d'autant plus impressionnant qu'il se construit sur une musique divisée elle-même en trois temps. Le premier est assez lent, illustré en Split screen d'images nostalgique d'un temps passé, fin XIXème début XXème siècles, où les hommes vivaient à la campagne et de l'agriculture, découvraient les joies de la première automobile devenu véritable transport en commun! Puis le deuxième temps musical est marqué par une accélération du rythme correspondant à la marche du progrès du monde occidental. Toujours en split screen, l'écran voit se succéder des photographies de la croissance industrielle des villes américaines, l'explosion démographique et urbaine, la démultiplication de l'automobile entraînant pollution et gestion des carcasses de voitures s'amoncelant en périphérie des villes. Secondes après secondes, les images défilent et montrent une époque qui se rapproche de plus en plus du présent du spectateur, celui de 1973 mais aussi celui d'aujourd'hui, avec des illustrations devenues tellement symboliques comme le masque sur le visage des piétons luttant contre la pollution atmosphérique ou encore des métro bondés remplis par des employés chargés de pousser les derniers voyageurs dans les voitures! Dans le dernier temps musical du générique, les images sont montrées plus longuement, s'accordant à un tempo lui aussi ralenti. Ce moment sert de constat: qu'avons nous fait de notre monde moderne? Les étangs pollués aux hydrocarbures sont suivis de zones de déchets urbains et de décharges sauvages. L'espace naturel disparaît de l'image comme les zones agricoles d'ailleurs. Sur ce générique, aucun nom d'acteur ni de l'équipe technique. Il se compose comme un court métrage en préambule du film lui-même dont le titre apparaît sur la Skyline d'une ville polluée et embrumée, New York: Soylent green en Version originale, "Soleil vert" dans sa version française.

2. La congestion urbaine
Dès la première image, le spectateur se situe par rapport au temps futur annoncé: New York, 2022, soit près de 50 ans après, pour les premiers spectateurs du film. Mais dans seulement à peine plus de dix ans pour nous, spectateurs de 2011!
À cette précision temporelle et de lieu se rajoute un élément démographique: "Population: 40 000 000".
Ce nombre est absolument vertigineux car l'agglomération la plus peuplée ne devait pas atteindre les 10 millions à l'époque. Or depuis, Tokyo et le Kanto dépasse les 30 millions et d'autres agglomérations n'en sont pas loin. On voit donc que cette anticipation qui avait pour objectif d'effrayer les spectateurs n'était pas si dénuée de raison et que les faits confirment cette tendance à l'explosion urbaine des grandes métropoles, même si celles qui ont le plus crû sont les mégapoles asiatiques.

Tout dans le film montre les limites de la sur-urbanisation: difficulté de gestion des logements, pression démographique, violence urbaine, difficulté d'approvisionnement en eau et produits alimentaires ainsi qu'en énergie. À ces difficultés répondent des solutions souvent non maîtrisées par les pouvoirs publics: protection privée et armée des immeubles, marché noir, rationnement de l'électricité et production personnelle de cette énergie -le personnage joué par Edward G. Robinson pédale sur son vélo pour générer de l'électricité! - présence policière massive dans les marchés d'alimentation.
La paupérisation de ces villes provoque alors une ségrégation par classe sociale. Ainsi, la ville semble être le territoire de la misère tandis que des quartiers périphériques protégés tels des châteaux forts par des murs de béton et autre protection comme la surveillance vidéo - je rappelle que le film date de 1973 - accueillent les classes bourgeoises qui ont accès à l'énergie, à l'eau et aux aliments sans restriction aucune.
De fait, certains des classes populaires essaient de vivre dans ce monde de luxe et d'abondance par tous les moyens. Il en ressort que les hommes riches habitent des appartements meublés, c'est-à-dire avec les meubles inanimés mais aussi animés, par la présence de femmes. Celle(s)-ci est (sont) vendue(s) avec l'appartement et entretenue(s) par un majordome d'immeuble, lui aussi vivant avec les classes supérieures bien que faisant partie de la classe populaire.
En quelque sorte, Soleil vert, c'est Metropolis à l'horizontal!

3. Un monde qui vire à l'anarchie
De cet univers ressort une impression d'absence de pouvoir. Pourtant, celui-ci est bien présent, mais sans jamais être clairement défini hiérarchiquement.
Le pouvoir politique existe bien, il y a même une campagne politique qui est en cours avec affichage du principal candidat. Mais ce pouvoir politique n'est qu'un simulacre de pouvoir du fait que la pratique démocratique ne peut vraiment s'exprimer avec une population dont la première des préoccupations est de survivre en se nourrissant d'aliments industriels ("Soleil vert", "Soleil jaune"...) et en vivant dans des logements de fortune voire dans les escaliers. Ce pouvoir politique s'exerce pourtant mais en collusion avec un autre pouvoir, celui économique représenté par les dirigeants de la société Soylent, fabriquant les fameux Soleil vert. Cette collusion politico-économique arrive à maintenir un équilibre précaire de sécurité dans la ville. Un autre pouvoir ressort du film, c'est celui de la connaissance. En effet, l'appauvrissement des ressources naturelles et de la société ont contraint manifestement au renoncement à l'éducation. Le "livre" devient une richesse rare, préservée par quelques irréductibles, seuls capables de résister face au pouvoir économique que représente Soylent, et avec lui celui des politiques corrompus. Le pouvoir de l'Eglise est lui aussi régulièrement montré à l'écran. Ce pouvoir est un pouvoir moral, spirituel mais qui n'a plus d'influence sur le fonctionnement de la société. Au mieux est-il un refuge pour les miséreux et les âmes égarées, le tout dans une représentation médiévale. Pour que l'ensemble de ces pouvoirs s'affrontent, le scénario fait ressortir un dernier pouvoir, celui non organisé et qui sied si bien à la mentalité américaine: le pouvoir de l'individu libre d'agir, même contre les pouvoirs en place.
Trois personnages incarnent cette liberté: un dirigeant qui pris de remords se confesse à l'église et se sait alors condamné à être exécuté; un vieillard qui a connu un monde meilleur et qui refuse de vivre dans celui tel qu'il est devenu; enfin un policier qui enquête sur la mort du premier, malgré les pressions exercées sur lui par sa hiérarchie, le pouvoir politique et la multinationale.



4. Un film "décroissant"
Dès le générique, il s'agit bien de montrer que la sur-exploitation industrielle de la planète amène une pollution et un amoncellement de déchets que l'homme n'arrive plus à gérer. Le film s'inscrit ici dans un schéma de pensée de l'époque qui, sous l'influence du Club de Rome se concrétise par la rédaction d'un rapport en 1972 dit "Rapport Meadows" intitulé Halte à la croissance (Limits to Growth dans sa version originale). Ce rapport met en évidence les conséquences d'une croissance qui consisterait à exploiter de manière irraisonnée les ressources quelles qu'elles soient, au risque de subir une décroissance par pénurie et donc le chaos. C'est donc le vrai premier mouvement décroissant qui apparaît alors même que la première crise pétrolière n'a pas eu lieu. Le film serait donc une illustration de ce que le rapport Meadows dénonçait, illustrant de fait la conséquence de cette sur-exploitation des ressources terrestres.

À l'image, cela donne un ensemble de séquences que certains critiques d'aujourd'hui jugent naïves mais qui ont particulièrement marqué les spectateurs de l'époque. Ainsi, quand le policier incarné par Charlton Heston, rapporte de la viande de boeuf et des légumes chez lui, c'est Edward G. Robinson, le vétéran qui pleure devant cette nourriture devenue quasiment introuvable sinon hors de prix. Le voir cuisiner ces aliments, apprendre à son ami comment les déguster puis savourer ce repas pour nous si habituel mais que l'on comprend comme unique en 2022 stimule en nous, spectateurs, l'idée que manger des aliments issus de l'agriculture classique est un bien précieux.
De même, dans une séquence mémorable, Edward G. Robinson se rend dans une institution - il faut taire ici le pourquoi - dans laquelle il voit un montage d'images de la nature, faune, flore, océans et autres merveilles terrestres sur une musique de Vivaldi. Charlton Heston découvre alors ce monde dont il ignorait tout et comprend alors quelles merveilles existaient avant que le monde deviennent un univers quasiment stérile croulant sous la canicule. Car c'est aussi une des conséquences que le film illustre de la sur-exploitation . Elle a provoqué un réchauffement planétaire si bien que pouvoir se rafraîchir par de la climatisation est un luxe au-delà de l'imaginable, même pour nous!

A l'arrière plan, le jeu vidéo "moderne" de 2022...
On est loin des Play Station et autres Wii!
 5. Les limites des films d'anticipation
Comme tous les films d'anticipation, il faut envisager une évolution scientifique moderne afin de faire comprendre aux spectateurs qu'on est dans le futur. Or, si tout les points précédents ont finalement non seulement bien vieilli mais correspondent aussi et encore aux enjeux économiques et sociétaux d'aujourd'hui, la modernité "anticipée" d'aujourd'hui est largement dépassée. Le plus bel exemple relève des jeux vidéos avec lesquels jouent les femmes "mobilier". Ils ressemblent à ceux de la fin des années 1970. L'évolution technologique que nous avons connu depuis ne pouvait être envisagée à ce point en 1973. Ce qui donne un aspect kitsch à cette caractéristique du film.

Charlton Heston découvrant les merveilles de son monde...
avant qu'il ne soit détruit par sa surexploitation




6. Un sujet moral: l'euthanasie
Dans ce film est enfin posé la question du rapport de l'homme à la mort.
En effet, comment doit-on ou peut-on mourir dans un monde surpeuplé? Et que faire des cadavres dans ce même monde pollué et où la nature semble se réduire à un point tel que seuls les océans pourraient encore nourrir les populations de la planète grâce aux entreprises agro-alimentaires?
Plus loin encore, la réflexion tourne finalement sur notre humanité. Serons -nous encore des hommes dans un monde à ce point vidé de tout lien avec la nature, jusqu'aux besoins les plus essentiels, à savoir se nourrir sans recours à des produits industriels.
Ainsi, Fleischer nous amène à réfléchir sur la condition même de l'homme et sur la question de la fin de l'humanité. L'organisation et encadrement par l'État de la mort des individus, qui viendraient donc volontairement mettre fin à leur vie, est manifestement dénoncé comme une régression et un aveu d'impuissance par les autorités elles-mêmes. Le film pose donc des questions sur le bien fondé à autorisé ce suicide assisté, non en jugeant moralement pourquoi ceux qui souhaite avoir recours à cela, mais en se positionnant par rapport aux autorités politiques qui l'accepteraient.


Comme vous l'aurez compris, ce film est d'une grande richesse par les thèmes qu'il brasse et par l'actualité étrange qu'il a encore. Il faut sans cesse se rappeler que le film est de 1973 et que les questions d'écologie et de développement durable ne sont pas nées avec Nicolas Hulot ou Al Gore. Bien sûr, le film est marqué par une esthétique très seventies. Pourtant, tous les enjeux d'une société modernes sont là. Peut-on continuer à croître sans cesse au risque non seulement de détruire la planète mais même l'humanité dans tous ses aspects.
Construit comme un polar, le film est en fait un vrai plaidoyer pour la sauvegarde non pas d'une "nature musée", mais d'une humanité qui continuerait à croître en harmonie avec la nature. L'aspect suranné du film est donc largement dépassé par le message qu'il porte et que, dans un dernier plan sublime, Charlton Heston transmet à son tour à tous les spectateurs qui ne peuvent accepter de voir leur monde se transformer comme dans Soleil vert.

Un film à revoir de toute urgence et à montrer à tous ceux qui ne l'auraient pas encore vu.

À bientôt

Lionel Lacour

Cet article vous a plu? Allez voir celui-ci:
Anticipation ou science-fiction?



jeudi 23 juin 2011

Festival Lumière 2011: la (très) bonne surprise Depardieu

Bonjour à tous,


Ce matin, à l'Institut Lumière, son Directeur, Thierry Frémaux, a révélé la programmation du festival Lumière qui aura lieu à Lyon du 3 au 9 octobre 2011. Des rétrospectives permettront de revoir les oeuvres de Jacques Becker, comme Touchez pas au Grisbi ou encore Goupi Main rouge et Casque d'or, de retrouver quelques films de William Wellman dont le génial Convoi de femmes, western filmé comme une véritable chronique sociale avec Robert Taylor. Bien des événements parmi lesquels une nuit de la science fiction avec la version couleur retrouvée du film de Méliés Voyage dans la Lune, Blade Runner ou encore une version restaurée de Soleil vert. Il ne faudra pas manquer pour les jeunes et moins jeunes la projection de La guerre des boutons d'Yves Robert, la version originale donc, et un bon moyen pour acclimaté les enfants au cinéma noir et blanc! Je passe sur le reste de la programmation qui sera complète sur le site du Festival Lumière:

Patrick Dewaere et Gérard Depardieu
dans Les valseuses de Bertrand Blier, 1974

Mais le lpus important reste bien sûr le prix Lumière. Cette année, il sera attribué au monstre du cinéma français Gérard Depardieu. Certains peuvent s'étonner de voir ce personnage récompensé après Clint Eastwood (2009) et Milos Forman (2010) au regard de certaines dernières déclarations tonitruantes et excessives ou par rapport à sa filmographie récente. C'est oublier le géant de cinéma que représente Gérard Depardieu.

En effet, il aura marqué le cinéma français comme peu d'acteurs l'ont fait, rejoignant dans la légende les Jean Gabin et Michel Simon, comme le rappelait Thierry Frémaux ce matin. Sa présence, voire son omniprésence sur les écrans l'ont certes conduit à participer à des films médiocres, que certains qualifieraient d'alimentaires. Lui même le reconnaît volontiers.

Prix d'interprétation à Cannes
Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau, 1990
Mais ce serait oublier les autres, les chefs d'oeuvre absolus, une filmographie vertigineuse. Comment ne pas être ému en voyant son interprétation magistrale dans Cyrano de Bergerac. Quand beaucoup d'acteurs auraient surjoué ce rôle, lui a su l'incarner. Ce n'était pas Depardieu qui combattait, ce n'était pas Depardieu qui écrivait, ce n'était pas Depardieu qui mourrait, c'était Cyrano, c'était toujours Cyrano qui habitait l'écran.
Les plus grands acteurs sont souvent les plus généreux, souvent aussi ceux qui ont besoin plus que les autres d'être à la fois dirigés et laissés libres de leur interprétation. Rappeneau sut le faire comme Wajda le fit pour Danton, héros incroyablement incarné par Depardieu et qui, de monologues en monologues, donnait vie et chair à ce personnage si ambigu que ce révolutionnaire français.
Qui d'autres que Depardieu peut ainsi passer de ces rôles exigeants à ceux plus légers comme dans Mon père ce héros, comédie fraîche sans grande prétention mais où il sut jouer juste face à la jeune Marie Gillain.
Depardieu, c'est aussi une certaine idée de la fidélité au cinéma sans se prendre au sérieux. Les comédies qu'il a pu tourner avec Francis Weber continuent à faire rire, qu'ils soit la brute impassible comme dans La chèvre  ou l'abruti fini dans Tais toi.

Gérard Depardieu dans Uranus de Claude Berri, 1990
Car la force de Depardieu, c'est d'avoir tourné dans tous les types de films, certes avec des bonheurs différents mais en ne se limitant jamais à un seul type de rôle. Prêtre, bistrotier, flic, futurs retraités vadrouilleur, acteur, petite fripuille ou vrai truand, gaulois, patron, ennemi public numéro 1, mousquetaire, homme préhistorique, paysan, revenant, héros de Dumas ou de Hugo...
Il a tourné avec les plus grands, de Truffaut à Bertolucci en passant par Blier, Rappeneau, Corneau, Berri, Chabrol, Weir, Scott, Pialat...
Et partout dans le monde, il est l'acteur français le plus connu, ce "Girard Dipardiou" ami de De Niro depuis 1900.


Gérard Depardieu et Robert de Niro dans 1900 de Bernardo Bertolucci, 1976.
Depardieu, c'est donc une filmographie gargantuesque dont plus des deux tiers sont déjà oubliés. Mais que de films dont tout le monde se souvient et pour lesquels, chaque acteur français rêverait d'en avoir au moins un dans sa propre filmographie!
Nous pouvons donc remercier Thierry Frémaux, Bertrand Tavernier et l'Institut Lumière d'avoir pensé à rappeler par ce prix que Depardieu est surtout, et avant tout, un monstre sacré du cinéma français d'abord, du cinéma mondial aussi. Et remercions Gérard Depardieu d'accepter d'être ainsi honoré par ce prix Lumière.

Rendez-vous donc très bientôt à Lyon pour célébrer cet immense artiste et toutes les oeuvres du patrimoine mondial du cinéma qui seront mises en avant.

A bientôt

Lionel Lacour

mardi 21 juin 2011

Rocky et Rambo: deux héros américains

Bonjour à tous,

il y a quelques années, lors d'une formation pour des enseignants, l'un d'entre eux me demanda si pour moi, Rambo était une source historique. Cette interrogation provoqua de ma part une certaine consternation. En effet, qu'est-ce qu'une source historique? Est-elle liée à la qualité de l'oeuvre étudiée ou bien est-ce un témoignage de l'époque étudiée? Devrait-on éliminer certaines inscriptions latines ou grecques sous prétexte qu'il y aurait des fautes d'orthographe? Il en est donc de même pour les films dont la qualité cinématographique n'a rien à voir avec le témoignage historique qu'ils peuvent révéler de leur époque.
Au-delà de cet aspect sur la validité de "source" historique de Rambo, c'était bien le jugement esthétique qui m'ennuyait. En effet, Rambo est un film particulièrement intéressant cinématographiquement parlant comme nous allons le voir ci-dessous. Pourtant, il suffit de prononcer ce mot, RAMBO, pour provoquer sourires et moqueries sur le personnage. C'est que ce personnage n'est pas resté celui que nous découvrions dans le premier opus en 1982 réalisé par Ted Kotcheff. Il est devenu ce symbole du cinéma américain reaganien au fur et à mesure que les années 1980 avançaient jusqu'à la caricature. Il en fut de même pour Rocky, interprété par le même Sylvester Stallone qui devint à son tour une caricature après trois épisodes plutôt bien accueillis jusqu'en 1982 jusqu'à ce que le quatrième opus plonge Rocky en pleine guerre froide!

Stallone, Rocky et Rambo forment désormais une sorte d'unique personnage, à la fois réac, violent, manichéen, profondément américain sans aucune nuance. C'est oublier que ces personnages et les films qui les ont fait découvrir étaient autrement plus intéressants!

1. Rocky et Rambo: deux Américains des années 70
Quand Stallone présente son scénario, il s'impose également pour interpréter le rôle du personnage principal, Rocky Balboa. Réalisé par John G. Avildsen en 1976, Rocky n'est pas l'histoire d'un super héros ni d'un héros classique de western ou même des films de Peckinpah ou de Siegel. C'est un minable boxeur qui travaille à la solde d'une sorte de mafieux pour récupérer des créances. Les quartiers populaires de Philadelphie constituent le décor du film et c'est bien la misère sociale qui est présentée, avec ces Italiens qui vivent ensemble dans le même quartier, ces braseros autour desquels se réunissent les paumés le soir, ces jeunes désoeuvrés. Mais Rocky, c'est aussi un hymne à l'Amérique, celle qui rêve encore du Melting pot. C'est Rocky et Paulie qui, quoi qu'italiens, célèbrent Thanksgiving, c'est le champion du monde Apollo Creed, un noir, qui célèbre une bataille de la guerre d'indépendance américaine, Bunker Hill, quasiment constitutive de l'identité américaine, lui vraisemblablement l'ancien descendant d'esclave.
Quand Apollo propose à Rocky, par son agent, de combattre pour le titre, Rocky refuse non par peur, mais par honnêteté: il ne vaut pas Apollo et le combat serait mauvais. L'agent lui rappelle qu'aux USA, tout le monde peut avoir sa chance. C'est l'histoire du film. Saisir la chance qui est offerte. Peu importe la conclusion. Quand Rocky accepte le combat, il entraîne avec lui tout son monde, de son coach à son patron. Sa fiancée, la depuis fameuse Adrian, se métamorphose en accompagnant ce challenger. C'est comme si cette chance offerte a un individu profitait à toute une communauté et même au-delà. La séquence d'entraînement conduit Rocky a courir dans tout Philadelphie.

Et, suivi par les jeunes de la ville pour qui il devient une sorte d'espoir, Rocky grimpe les marches du Philadelphia Museum of Art, symbole de son ascension et de sa reconnaissance pour la chance qui lui a été offerte. Le combat importe alors très peu. Irréaliste, inspiré du combat entre Mohamed Ali et Chuck Wepner, il est resté célèbre pour sa conclusion, Rocky hurlant le prénom de sa fiancée tandis que le nom du vainqueur se fait presque de manière discrète. C'est que Rocky a justifié l'opportunité proposée. Il est allé au bout des 15 rounds du combat, malgré ses chutes au tapis, faisant tomber à son tour le champion. Sa défaite est anecdotique. La vraie victoire est celle gagnée sur lui même, lui qui n'était qu'un loser. Il a prouvé qu'il valait mieux que ses petits combats de clubs. Il est devenu quelqu'un malgré la défaite. Les deux suites sont globalement dans la même veine. Rocky II est le quasi remake du premier avec une victoire de Rocky à la fin. Rocky III, l'oeil du tigre est plus spectaculaire, offre davantage de combats aux spectateurs et continue à vanter les mérites du modèle américain. Si Clubber Lang veut défier Rocky qui annonce pourtant sa retraite, c'est pour les mêmes raisons qui ont permis à Rocky de devenir le champion: il veut sa chance. Vainqueur de Rocky, Clubber Lang a pourtant deux défauts majeurs pour être un bon américain: il est irrespectueux de tous ceux qui perdent, ce qui contredit donc le message du premier épisode, et il est, aussi étrange que cela puissa paraître, beaucoup trop individualiste. En effet, contrairement à l'image que nous pouvons nous faire de la société américaine, l'individualisme ne peut se concevoir que s'il y a une conséquence pour la communauté. Là encore, le message du film de 1976 était clair. Rocky devient quelqu'un parce que son combat individuel devient le combat de ses proches, de son quartier, de sa ville. La défaite de Clubber Lang est donc celle de l'individualisme égoïste.

En 1982, Stallone sortait un autre film qui allait le marquer définitivement. Rambo a cette caractéristique commune avec Rocky d'être de fait un loser. Vétéran du Vietnam, il est donc quelqu'un qui a perdu la guerre. Du point de vue cinématographique, le passé du personnage est donné par petites touches impressionnistes, par quelques flash backs le montrant torturé par un Vietnamien. Il faut néanmoins attendre la moitié du film, alors que la police de la ville croit l'avoir tué, pour que le fameux colonel Trautman révèle qui est Rambo, un militaire d'exception, ayant reçu les plus grandes décorations de l'armée américaine. Le film révèle plusieurs états d'esprit. Celle des Américains d'abord, que le traumatisme de la défaite au Vietnam conduit à rejeter tout ce qui peut y faire référence, à commencer par les vétérans. C'est ce qui conduit le shérif à chasser Rambo de sa ville alors même qu'il n'a commis aucun délit. C'est aussi l'état d'esprit des vétérans qui se sentent rejeter par leur pays et ses habitants qui n'ont pas conscience du traumatisme de la guerre menée en Asie du Sud Est et des horreurs qui y ont été perpétrées par les deux camps. Etat d'esprit enfin d'une armée qui a été incapable de s'occuper de ses vétérans qui étaient partis pour la plupart très jeunes dans ce conflit.
La séquence finale est de ce point de vue très intéressante. Barricadé dans le bureau du shérif après avoir détruit la moitié de la ville Rambo se trouve face au colonel. Il explique alors ses états d'âme: insulté par les civils, ne trouvant pas de boulot, traité d'assassin et de bourreau, Rambo ne comprend pas ce mépris de la part de ces Américains car il n'a fait que ce que l'armée et donc son pays lui ont demandé de faire. Il témoigne de la manière dont un gamin vietnamien a fait sauter une bombe, se tuant et avec lui un soldat américain, montrant à quel point les Américains ne pouvaient pas lutter contre un peuple prêt à envoyer ses enfants mourir pour repousser les Américains. C'est enfin la désocialisation des vétérans que Rambo exprime à son colonel. De manière hallucinante, Rambo pleure alors et se réfugie dans les bras du colonel. Un enfant dans les bras de son père.
Le film est filmé comme la guerre du Vietnam s'est déroulée: un incident anodin sur un homme surpuissant qui va alors tout détruire, et comme la pente savonneuse sur laquelle avait glissé les USA au Vietnam, Rambo ne pourra plus faire machine arrière sinon à détruire tout sur son passage tout en sachant qu'il finira par perdre. Rambo est l'allégorie des USA: surpuissant, sa musculature ici n'est pas inutile pour le propos du film, mais un colosse finalement fragile. Le héros du film finit donc menotté. Fin étrange donc pour un film américain avec un happy end dans le sens où Rambo a détruit toute une ville, tué un homme et s'est rebellé contre la police. Mais la morale du film montre bien que Rambo est une victime et qu'il paie pour ceux qui l'ont abandonné: l'Etat, l'armée, les civils.

2. Rocky et Rambo: des héros reaganiens?
Qu'est-il donc arrivé à ces deux personnages pour qu'ils deviennent à ce point des porte-drapeaux des USA dans leur combat contre le bloc soviétique?
Celui qui tardera le plus à entrer dans ce conflit est Rocky. Dans le quatrième épisode, réalisé en 1985 par Sylvester Stallone (comme les deux précédents épisodes d'ailleurs), l'URSS est représentée sous deux formes. Une habituelle de l'apparail étatique, et l'autre, sous la forme de l'homo sovieticus en la personne d'un boxeur nommé Ivan Drago. C'est l'opposition entre le monde professionnel de la boxe des USA et celui amateur, mais bien sûr soutenu par l'Etat, de l'URSS.
Quand Apollo veut rencontrer Drago dans un combat alors qu'il est à la retraite depuis plusieurs années, c'est pour des raisons purement idéologiques que réfute Rocky. Mais Drago gagne ce combat exhibition et tue Apollo. Rocky accepte le combat contre Drago en mémoire de son ami. Le combat aura lieu en Russie. L'entraînement des deux boxeurs est une des parties les plus intéressantes du film, qui globalement est assez mauvais. Mais du point de vue de la représentation des deux modèles idéologiques, Stallone oppose bien deux conceptions. Celle américaine fait de Rocky un personnage qui s'entraîne en harmonie avec la nature, courant en montagne, aidant les personnes dans le besoin, le tout surveillé par les KGB. On a même droit à une ascension comme celle de Philadelphie, mais cette fois-ci au sommer d'une montagne vertigineuse. De son côté, Drago devient cet homme machine dont tous les progrès sont mesurés électroniquement. Aucune part pour la liberté, pour la fantaisie. Tout est encadré par le régime, sur fond de couleur rouge, bien entendu!
Quand le combat commence, tout est devenu prétexte à un combat USA vs URSS puisque chaque boxeur porte un short aux couleurs de son pays. Rocky, 30 cm au moins plus petit que son adversaire fait mieux que résister. Il est même soutenu par le public russe devant son courage. Un dignitaire soviétique vient alors sermoner Drago qui ferait honte à l'URSS. Celui-ci affrime alors à tous ceux qui veulent l'entendre qu'il combat pour son compte! En une phrase, le combat vient définitivement de trouver son vainqueur: c'est les USA! En effet, l'entraînement démontrait qu'en aucun cas il n'était préparé pour un combat "pour son compte" puisque ses performances étaient scrutées par un staff soviétique. En devenant un boxeur "indépendant", il s'approprie alors les valeurs américaines, celles de l'individu qui prime sur l'Etat.
Rocky triomphe cependant de Drago, soutneu lui par tout un peuple, de sa femme et son fils à tous les USA. Dans son discours d'après combat, Stallone fait alors dire à son personnage quelque chose d'assez stupéfiant pour 1985: deux hommes qui s'entretuent, "c'est quand même mieux que 20 millions". Et de rajouter après s'être rendu compte que le public avait changé d'attitude à son égard pendant le combat, que "si lui avait changé, et que [eux] avaient changé, tout lemonde peut arriver à changer!"
Cette réplique est alors salué par le dirigeant soviétique, sosie de Gorbatchev. Cette perception d'un changement à la tête de l'URSS est assez impressionnante pour un film de cette catégorie. En effet, Gorbatchev arrive au pouvoir en mars 1985 alors que le tournage du film commence en avril et se finit en juillet de cette même année. On peut imaginer que le scénario de Stallone a pu s'adapter à la personnalité de ce nouveau dirigeant. Cependant, Gorbatchev n'avait pas encore entamé ni la Perestroika ni la Glasnost. Ainsi, Rocky IV est bien sûr un film pro-américain mais il est aussi un film qui comprend que quelque chose bouge du point de vue politique en URSS pouvant avoir des conséquences dans les relations entre les deux blocs.

Cette approche plutôt positive du régime soviétique contraste avec Rambo II, la mission, sorti en mai 1985 aux USA, et donc réalisé à la fin du "règne" Tchernenko et avant l'arrivée au pouvoir du "jeune" Gorbatchev. En effet, alors que Rambo se voit confier une mission par le colonel Trautman pour aller récupérer des prisonniers américains encore captifs au Vietnam, le spectateur découvre, que ce pays asiatique est en fait largement sous influence de l'URSS qui envoie des officiers dans ce pays. Le combat mené par Rambo est donc autant contre les Vietnamiens que contre les Soviétiques et donc contre le communisme en général. Cette mission a aussi un vertu en pleine période reaganienne. Elle montre que la volonté américaine permet de faire triompher les valeurs des USA.

Quand Rambo est laché par les administratifs de la CIA, l'abandonnant lui et les prisonniers qu'il a libérés, c'est en quelques sorte toute l'administration américaine des années 1960 et 1970 qui est dénoncée, celle qui renonce devant l'ennemi, celle qui sous le gouvernement Carter avait laissé des Américains prisonniers dans leur ambassade à Téhéran sans réellement intervenir. Rambo réussit à ramener les soldats au camp américain puis s'en prend à celui qui l'a trahi, lui signifiant que désormais, il faudra libérer les autres prisonniers au risque de retrouver Rambo sur son chemin. Cette séquence spectaculaire et acclamée dans chaque salle de cinéma américaine trouve son écho dans la réponse de Rambo à son colonel: "je veux que mon pays nous aime autant que nous nous l'aimons." Ainsi le traumatisme post-Vietnam n'a pas encore tout à fait disparu, même en 1985. Si le film est très manichéen, dénonçant la barbarie communiste, Rambo II est un film surtout patriotique, ce qui explique son succès au Box office.

Il en est autrement pour le troisième volet Rambo. En 1988, Peter Mc Donald réalise Rambo III, plaçant l'action en Afghanistan. Or Rambo vit désormais en Thaïlande, loin des USA et du souvenir de la guerre. Pourtant, il sera impliqué dans une intervention en Afghanistan pour sauver le colonel Trautman, parti aider clandestinement des moudjahidins qui combattent contre l'occupant soviétique, présent dans le pays depuis 1979. Ouvertement anti-soviétique, le film montre le "Vietnam soviétique" dans lequel les Américains ont, cette fois-ci, le rôle du libérateur. Le colonel soviétique est montré comme un tortionnaire sanguinaire, usant de l'arme chimique pour combattre les rebelles afghans. A la sauvagerie du Soviétique répond l'invulnérabilité de Rambo, aguerri au combat depuis son passage au Vietnam. Trautman prisonnier a foi en Rambo ce qui donne un échange entre lui et son geôlier, le colonel Zaysen:
[en parlant de Rambo] "Pour qui le prenez-vous, Dieu?"
"Non, Dieu aurait pitié!"
Rambo est donc une machine de guerre prête à tout pour sauver "Son" colonel. Impitoyable avec les ennemis, il vient également aider les Afghans dans leur combat. Dans une scène surréaliste, les chefs de guerre moudjahidins lui expliquent leur combat et ce qu'ils veulent défendre. Parmi ces chefs se trouve un certain commandant Massoud! Le film date de 1988, soit 13 ans avant que ce personnage ne soit abattu par les talibans. Surtout, Massoud n'était vraiement connu que des spécialistes de la guerre en Afghanistan. Ce détail montre combien ces films, même manichéens, même particulièrement douteux tant du point de vue idéologique que cinématographique, sont particulièrement documentés pour renforcer la crédibilité de ce qui peut l'être. Que Rambo aille ensuite plus vite à cheval que les hélicoptères qui le poursuive relève pour les spectateurs des exagérations des films d'action de ce genre.
Ce qui est plus curieux est bien que le discours soit aussi virulent contre le soviétique alors même que, nous l'avons vu, Rocky IV montrait une inflexion favorable vis-à-vis de Gorbatchev. On peut alors voir que celui qui est dénoncé est un homme, le colonel Zaysen, plus que l'URSS. Une sorte de personnage qui aurait outrepassé ses prérogatives de militaires. L'URSS n'est donc pas épargnée au sens où c'est sa présence en Afghanistan qui a permis à Zaysen d'être le bourreau des Afghans. Mais l'URSS, et avec elle son dirigeant principal, est dépassé par ces chefs locaux. En ce sens, Rambo III annonce déjà la fin du contrôle de l'URSS sur ses armées et donc son affaiblissement.
Reagan pouvait alors dire en 1985 qu'il saurait quoi faire la procahine fois que des Américains seraient faits prisonniers après avoir vu Rambo II, il fit, lui et son administration, la même analyse que les scénaristes de Rocky IV et de Rambo III: l'URSS était plus vulnérable que jamais avec à sa tête un dirigeant prêt à un rapprochement avec le bloc de l'Ouest. Il fallait donc jouer sur cette situation pour déstabiliser davantage l'URSS et par là même, le bloc de l'Est tout entier.



Pour conclure, les séries des "Rocky" et "Rambo" s'est quasiment éteinte dans les années 1990. Bien sûr le personnage de Rocky n'était plus crédible en boxeur si bien que Rocky V transforma en 1990"l'étalon italien" Rocky en coach, proposant un film plus dans la lignée du premier opus,la fraîcheur en moins. Rocky VI autrement appelé Rocky Balboa ne fit pas que donner un nom à son héros sur l'affiche. Le film de 2006 semble boucler une boucle entamée trente ans auparavant. A la fois nostalgique avec une séquence de générique de fin montrant tous ceux gravissant les mêmes marches que Rocky à Philadelphie, le film semble vouloir sortir le personnage de Rocky de la caricature dans laquelle il était entré avec Rocky IV. John Rambo, sorti en 2008, relève de la même logique que Rocky Balboa. Nostalgie et plaisir de retrouver un personnage entré dans la culture mondiale mais volonté aussi d'en faire un héros moins manichéen dans un film plus personnel. Là n'est pas la question de la réussite de ces films. Ce qui est sûr, c'est que Stallone aura été un de ces rares acteurs à être confondu, associé et assimilé avec le nom d'un héros qu'il a interprété. Stallone aura été assimilé à deux héros américains collés à tout jamais aux années Reagan, sans pouvoir depuis vraiment s'en dissocier.


A bientôt

Lionel Lacour

lundi 13 juin 2011

Le cinéma et "les Trente glorieuses"

Bonjour à tous,

cette expression typiquement française renvoie comme chacun le sait à cette période de croissance extraordinaire allant de l'après guerre au premier choc pétrolier. Or les effets de cette période au cinéma vont se manifester surtout à la fin des années 1950, le temps que cette croissance économique soit perçue comme durable par tous.

1. Un changement de société
Le passage d'une société rurale à une société urbaine est presque liée au passage de témoin entre deux types de cinéma. En effet, le cinéma des "artisans" et des bons faiseurs était celui qui s'adressait finalement à des spectateurs d'avant guerre, un cinéma populaire s'appuyant sur des dialogues souvent savoureux, sans grande ambition cinématographique que celle de plaire aux familles. Ce "cinéma de papa" fut contesté par les critiques de cinéma des années 1950, que ce soit dans Les cahiers du cinéma ou dans Positif. Parmi eux se trouvaient les futurs cinéastes dits de la "Nouvelle vague", les Truffaut, Godard ou d'autres, tous admirateurs du cinéma américain et inventeurs d'un style nouveau, plus en phase avec la société moderne, plus urbain, renonçant aux studios pour des décors naturels moins chers, démocratisant de fait les possibilités de devenir cinéastes. Au "cinéma de papa" dont il faisait partie, Audiard répondit que "la nouvelle vague était plus vague que nouvelle". Le conflit de génération était bien à cette croisée des années 1950.

L'immeuble où habite Monsieur Hulot dans Mon oncle
C'est que le monde a en effet changé. Et ce ne sont pas les films d'Yves Robert comme Ni vu ni connu de en 1958 ou La guerre des boutons en 1962 qui pouvaient masquer cette évolution. Ces films montrant une France rurale, faisant s'affronter maréchaussée et braconnier ou bandes de gamins de villages voisins semblaient devenir des instantanés d'une France de plus en plus révolue tandis qu'une France urbaine ne cessait de s'imposer. Cette transformation est bien sûr présente à l'écran. Elle est montrée de manière bien diverse. Brutale chez Jacques Tati qui, dans Mon oncle en 1958 présentait deux France, deux sociétés opposées, une chaleureuse et généreuse dans laquelle les gens se connaissaient et discutaient de tout et de rien, faisaient leur marché sur la place. Peu importait que les immeubles soient mal conçus. L'autre France était plus moderne, plus "design" mais aussi beaucoup plus froide, sans aspérité. Ce qu'on appelait pas encore ergonomie est moqué chez Tati. Sa description de la société moderne est celle d'un monde froid. Il développera cette thématique à son paroxysme dans Play time en 1967, dans un pays où toute trace de campagne a disparu.

Quant à lui, Truffaut montre la même chose. Une société urbaine où les habitants qui vivent en centre ville occupent des appartements vétustes et peu adaptés aux aspiration de confort d'une population qui vit au gré de la croissance économique. Le logement du jeune Antoine est pour cela un exemple d'exiguïté et d'inadaptation à des familles dont le mode de vie a changé. Si Antoine a son lit dans le couloir, c'est bien qu'il n'y a pas de chambre pour lui. Mais c'est aussi qu'il ne dort pas dans la chambre de ses parents. Cette promiscuité est d'ailleurs un vrai problème et trouver un appartement plus grand relève quasiment de l'enquête policière. Le père est d'ailleurs "sur une piste" pour un appartement plus grand. Rares sont en effet les disponibilités immobilières car les familles s'agrandissent. L'effet du Baby boom est présent dans bien des films. La mère d'Antoine est dégoûtée qu'une de ses connaissances ait encore un enfant: "quatre enfant en trois ans, c'est du lapinisme!" (sic) Cette réplique montre d'ailleurs deux phénomènes qui s'opposent en France à cette période. Antoine est fils unique, selon une tradition malthusienne qu'incarne parfaitement sa mère. Tandis que d'autres ont plusieurs enfants, suite à la croissance démographique de l'après guerre.
Même les cinéastes d'avant guerre témoignent de cette mutation de société. Marcel Carné, dans Terrain vague en 1960 montre justement cette nécessité de construire des logements nouveaux et nombreux. Son "terrain vague" correspond justement à ces espaces périphériques de Paris sur lesquels sont construits les premiers grands ensembles d'immeubles pouvant accueillir des familles nombreuses selon des critères de confort plus modernes.

Jean Gabin et sa fille Marie Josée Nat dans Rue des prairies
C'est que la jeunesse aspire justement à faire sa toilette autrement! Dans Rue des prairies de Denys de la Patellière en 1959, la fille de Jean Gabin interprétée par Marie José Nat en a "marre de faire sa toilette devant l'évier". Devant la surprise de son père, Jean Gabin donc, contre-maître de chantier, qui dit qu'il la fait bien ainsi se voit répondre: "toi et le progrès!"
Cette quête de progrès de la jeunesse française est accompagnée par une fulgurante transformation du paysage urbain. Ce ne sont pas seulement les immeubles qui se construisent autour des villes, ce sont aussi les infrastructures. Gilles Grangier illustre en 1961 dans Le cave se rebiffe comment la France s'est dotée d'autoroutes modernes et d'aéroports internationaux en quinze ans, provoquant l'admiration d'un expatrié de retour en France, l'escroc Le Dabe, alias Jean Gabin encore. Cette transformation des infrastructures s'est aussi accompagnée de transformation de la "gestion internationale des monnaies" au lendemain de la guerre, comme le rappelle Le Dabe évoquant ses malheurs de faux monnayeurs.


Bernard Blier et Jean Gabin dans Le cave se rebiffe
2. Une société qui consomme
Avec la croissance économique, les Français vont accéder à des produits de plus en plus modernes. Quand Jean Gabin préserve son beurre dans une petite cavité de son mur dans Rue des prairies, il est obligé de consommer ses produits frais rapidement et de faire ses courses tous les jours. Quant à elle, la famille bourgeoise de Jacques Tati possède déjà tout le confort moderne, à commencer par le réfrigérateur.
Ce désir de consommation s'accompagne de fait d'une production de masse, avec des matières premières parfois de qualité médiocre mais qui permettent d'être à la mode. Ainsi Blier se moque-t-il d'un de ses associés dans Le cave se rebiffe en évoquant entre autres ses chaussures italiennes en simili fabriquées à Grenoble ou ses costumes en fil d'écosse fabriqués à Roubaix. Par cette description certes peu flatteuse, Audiard décrit finalement comment les produits de mode se sont démocratisés pour les Français: délocalisation des production de luxe et utilisation d'ersatz de matières premières nobles. Cette mode est notamment propagée par la Radio mais surtout par la télévision. Dans Les tontons flingueurs de Georges Lautner en 1963, une maquerelle rappelle à son patron que si les clients boudent les maisons closes clandestines, c'est parce qu'ils regardent la télévision pour voir s'ils sont bien comme ceux qu'on leur montre. Dans cette même explication, elle "stigmatise" l'automobile comme une cause de désertification de sa maison le dimanche.

La 404 peugeot de François Pignon dans L'emmerdeur

La multiplication des automobiles dans la France des années 1950 et 1960 s'observe dans bien des films, de Bourvil roulant en 2 CV dans Le corniaud de Gérard Oury en 1965 à Jacques Brel roulant en 404 Peugeot dans L'emmerdeur d'Edouard Molinaro en 1973 à la veille du choc pétrolier. Dans ce même film, une séquence dans toutes les mémoires de ceux ayant vu le film montre Jacques Brel - le fameux François Pignon - se rendre compte être en panne sèche sans pour autant s'arrêter aux stations essences qui se présentent à lui sous prétexte qu'il "ne prend que de la Fina" car ils offrent des santons en plastiques que son neveu collectionne. En une séquence, Molinaro joue bien sûr sur le ridicule du client qui préfère se retrouver en panne d'essence plutôt que de consommer une autre marque. Le rire provoqué est dû aussi par le fait que tous les spectateurs se reconnaissent, sans être aussi ridicules que Pignon, dans cette fidélisation de la clientèle des différentes enseignes, qu'elles soient d'essence ou d'autres produits. Cette pratique commerciale montre que le marché est juteux et qu'il correspond à une clientèle populaire puisque le cadeau est en plastique. On a donc bien une démocratisation du produit automobile qui s'accompagne de la consommation de produits induits comme le carburant. Celui-ci est fourni par différentes marques montrant bien que la France est dans une économie libérale et concurrentielle.
Cette société de consommation se retrouve aussi dans la consommation des produits alimentaires. Si Ni vu ni connu présentait une France rurale, cette même France n'est plus à la veille du premier choc pétrolier. Dans Quelques messieurs trop tranquilles en 1973, Georges Lautner commence son film par une présentation de la désertification des campagnes qui est montrée dans les programmes télévisés vus forcément par les urbains. Ce qui frappe dans cette présentation, c'est l'omniprésence des produits de marque. Même les produits agro-alimentaires consommés par les ruraux sont des produits industriels et non des produits du terroir, que ce soit la moutarde, l'alcool ou d'autres encore. La production intensive a ruiné les petits paysans qui ne peuvent pas concurrencer les grands céréaliers. Pourtant, des productions agricoles à valeur ajoutée existent dans le village du film: la prune notamment. Celle-ci est "la meilleure de la région". Mais c'est un fruit délicat difficile à transporter. Il manque donc le consommateur. La solution est alors de les faire venir par la construction d'autoroutes. Le film de 1973 évoque déjà une autre mutation à venir pour les campagnes, celle du tourisme vert. Et cet appel aux touristes est possible justement parce que l'une des caractéristiques de ces populations des Trente glorieuses est de prendre des vacances et de faire du tourisme.


Monsieur Hulot en vacances
3. La révolution des loisirs
Les vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati en 1953 montraient déjà combien la France se tournait vers des activités nouvelles lors de la période estivale, pratiquant des sports ou exercices physiques, achetant des tenues et accessoires liés à ces pratiques, consommant aussi des produits souvenirs, en commençant par les photographies témoin de ce temps de repos des Français.

L'accident entre Bourvil et De Funès dans Le corniaud
Ces loisirs ont donc généré des comportements nouveaux, dus à ce qui a été vu précédemment: la construction d'infrastructures permettant d'aller loin de la ville ainsi que des moyens de transports démocratisés. La 2 CV de Bourvil dans Le Corniaud est de ce point de vue un exemple parfait de démocratisation du tourisme. En effet, avec cette voiture, il doit se rendre en Italie. Or, dans une séquence mythique, sa 2 CV est percutée par une Bentley et se disloque entièrement tandis que la limousine anglaise n'a aucun dommage. La démocratisation des loisirs a donc un prix, celui de la qualité des moyens de transports. Mais il y a aussi celui de la qualité de l'hébergement. Le recours au camping a permis à de nombreuses familles mais aussi à des jeunes gens de profiter des lieux de villégiature traditionnels à des prix modiques. Si l'aspect sympathique du camping a été montré depuis dans un film du nom de Camping, Le corniaud illustre surtout les inconvénients de ce mode d'hébergement bon marché: promiscuité dans la tente, présence amplifiée d'insectes, manque d'intimité entre les tentes, bruit. Dans une séquence hilarante, Louis de Funès est obligé de se rafraîchir dans une douche collective. L'intimité est là encore bien éloignée des premiers campings!
Les loisirs ne se sont pas contentés d'être des loisirs balnéaires. Après la démocratisation de la mer, ce fut au tour de la démocratisation de la montagne. Or le coût du séjour ne pouvait diminuer en ayant recours au camping en hiver. Ainsi, comme en témoigne Les bronzés font du ski de Patrice Leconte en 1979, le recours au Time-share est une pratique permettant de se loger à moindre coût en achetant non pas un appartement mais une période d'utilisation d'une à plusieurs semaines. Cette économie, puisque l'appartement n'est pas acheté en pleine jouissance, permet aux propriétaires de cette période de consommer du matériel associé à la pratique du ski.


Mais les loisirs ne sont pas seulement du tourisme de plusieurs jours loin de chez soi. Les pratiques sportives, l'appartenance à des associations, la danse sont autant de moments de loisirs qui témoignent de  cette société qui cherche à occuper ses temps libres. Georges Lautner et Michel Audiard ont régulièrement représenté cela. Ainsi dans Les tontons flingueurs, la nièce Patricia organise-t-elle une surprise partie chez elle, tandis que les "tontons" sont en charge de "beurrer les tartines". Dans Ne nous fâchons pas (1966), Lautner montre à la fois les fêtes traditionnelles et collectives autour du vin, fêtes intégrant toutes les générations, que celles organisées dans des lieux spécifiques comme les boîtes de nuit. Quand les repas étaient familiaux dans les films des années 1930, ils sont de plus en plus souvent montrés au restaurant. Ce développement du restaurant dans la société française entraîne également de nombreux films montrant justement l'impact social de ce "loisir" autrefois réservé aux classes sociales bourgeoises, les classes ouvrières se rendant plutôt au bistrot ou aux guinguettes. Ainsi, Louis de Funès devient grand chef étoilé dans Le grand restaurant de Jacques Besnard en 1966 puis critique gastronomique dans le film de Claude Zidi L'aile ou la cuisse en 1976.
En ce qui concerne le sport, ce loisir se pratique autant qu'il se regarde. Ainsi dans Allez France de Robert Dhéry en 1964, des Français traversent la Manche pour supporter l'équipe nationale de Rugby. Dans Chaud lapin de Pascal Thomas en 1974, Bernard Ménez et d'autres touristes se ruent pour voir une étape du tour de France passant par des lacets montagneux. Mais le sport est aussi pratiqué et devient même un élément intégrateur entre les générations. Dans La gifle de Claude Pinoteau en 1974, Lino Ventura joue le rôle d'un professeur jouant un match de football avec les élèves de son lycée contre une autre équipe.
Les loisirs sont donc bien un des éléments forts qui caractérise cette société française des Trente glorieuses.
Mais ces loisirs marquent aussi une rupture entre les générations.

4. Une fracture générationnelle en marche
Avec la démocratisation des produits autrefois réservés aux plus riches, avec la croissance démographique renforçant la proportion de la jeunesse dans la population française, avec l'ouverture vers de nouveaux horizons, notamment vers les USA grâce à la télévision et au cinéma, la population française connaît fatalement une partition brutale de sa société: une qui savoure cette paix et cette prospérité enfin trouvée, et une autre qui n'a jamais connu autre chose que la croissance économique et le développement de la consommation sous toutes ses formes.
En premier lieu, les films évoquent à partir du milieu des années 1950 une évolution des rapports hommes - femmes, avec comme film clé Et dieu créa la femme de Roger Vadim en 1956. Tout au long du film, Brigitte Bardot impose à son mari sa conception de la vie et notamment de la vie maritale, réclamant davantage de libertés. Vue comme un jouet par les hommes, Vadim la montre davantage comme maîtresse femme, désobéissant à son époux et jouant avec celui qui souhaiterait être son amant. Si la morale finale est assez conventionnelle et retourne vers la tradition, le personnage déluré que représente Bardot devient une sorte d'archétype de la femme libérée qu'incarneront d'autres comme Jeanne Moreau ou Jean Seberg. Cette émancipation des femmes contraste avec la manière que les films montraient les rapports entre les deux sexes. Dans Rue des prairies, si Marie Josée Nat veut quitter la demeure familiale au prix d'une gifle monumentale de son père, c'est pour rejoindre un homme encore marié et de l'âge de son père. Il n'y a donc pas d'émancipation mais bien un passage d'une autorité - paternelle - à une autre - maritale. Le film est de 1959!

Ventura "gifle" sa fille Adjani
Mais en 1974, quand la jeune Isabelle Adjani veut vivre avec un garçon à la veille de ses examens, elle veut vivre comme elle le dit à son père Lino Ventura "pas autrement mais autre choses". L'émancipation des femmes s'était accompagné aussi d'une rupture avec le modèle familial traditionnel. Le film montrait d'ailleurs une rupture avec tous les codes habituels puisque la femme de Lino Ventura interprétée par Annie Girardot était partie sans même demander le divorce pour vivre avec un autre homme en Australie.

C'est qu'entre Rue des prairies et La gifle, près de quinze années s'étaient passées, avec bien des évolutions symbolisées par les événements de mai 1968. Au cinéma, Cléo de 5 à 7 d'Agnes Varda proposait en 1962 une héroïne déjà éloignée du personnage de Marie Josée Nat, frivole, parlant d'avortement et d'amour libre avec ses amies. Ce film d'une réalisatrice de la Nouvelle Vague ne pouvait ensuite que générer des avatars de Cléo dont le personnage d'Adjani n'était qu'un exemple au cinéma.

Ces nouvelles relations hommes femmes reposent également sur un recul des valeurs judéo-chrétiennes traditionnelles. Dans Le gendarme de Saint Tropez, Jean Girault en 1964 fait s'opposer la gendarmerie à des nudistes. Le lieu n'est pas innocent puisqu'il s'agit de la station balnéaire mise à la mode par Brigitte Bardot. Mais le film prend surtout partie pour ces nudistes, ridiculisant les forces de l'ordre et leurs méthodes.
Louis de Funès est Le gendarme de Saint Tropez
Cette nouvelle manière d'aborder les rapports sociaux est particulièrement reperésentative de la mutation que vit la société française, partagée entre deux conceptions du vivre ensemble, l'une marquée par l'autorité et l'austérité, l'autre par l'hédonisme et l'absence de hiérarchie. Cette confrontation est d'ailleurs assez récurrente dans le cinéma populaire français que Lautner représente si bien. Dans Quelques messieurs trop tranquilles, c'est l'arrivée de hippie à la campagne qui crée l'agitation. S'ils vivent dans des tentes, ce n'est pas par loisir mais par mode de vie. La séquence présentant leur arrivée au bord d'un cours d'eau montre des femmes libres de montrer leur corps nu faisant des tâches d'hommes tandis que les hommes ont les cheveux longs comme les filles et s'affairent comme les femmes le feraient dans la société traditionnelle. Voir évoluer une telle communauté devient un vrai spectacle mais aussi une menace pour une société traditionnelle. Le refus de ces hippies de la société de consommation urbaine aurait pu satisfaire une population rurale qui cherchait à faire venir des habitants et des clients. Mais ces hippies sont montrés de fait commes des urbains avec des idées venant de bien au-delà, important des valeurs morales bien éloignées de celles des campagnes françaises!


Conclusion
Le cinéma français a accompagné la société de la croissance témoignant à la fois de l'amélioration des conditions de vie de la population mais aussi des aspirations d'une France jeune qui ne pouvait plus se retrouver dans la société traditionnelle qu'elle jugeait archaïque, à l'image de son cinéma.
Un cinéma plus personnel, plus jeune allait naître et se développer avec les réalisateurs de la Nouvelle Vague qui allaient eux-mêmes influencer pour longtemps les futurs cinéastes français et étrangers.
Jusqu'au premier choc pétrolier, le cinéma français allait continuer à présenter la France prospère mais en mutation. Les mœurs sont montrés comme de plus en plus libres et les comédies populaires jouent encore sur la France riche et influente. L'affirmation de la crise et de ses conséquences sociales allaient néanmoins changer le ton du cinéma français, y compris dans le cinéma populaire.


A bientôt

Lionel Lacour